Actes du Congrès international de philosophie scientifique/I. — X. Philosophie scientifique

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Congrès international de philosophie scientifique ( et al.)
Hermann & Cie (Ip. 23-27).
II
RATIONALISME EMPIRIQUE
ET
EMPIRISME LOGIQUE



X
Philosophie scientifique.
F. ENRIQUES


La position de la philosophie scientifique dans la culture contemporaine est déterminée par le divorce entre science et philosophie qui se produisit au début du xixe siècle. Au moment où l’esprit romantique — exprimant une réaction contre les progrès réalisés par la science — bâtissait la théorie idéaliste de la connaissance et la philosophie de la nature, l’esprit classique, mûri par la discipline intellectuelle de la méthode mathématique et expérimentale, prenait conscience de l’exigence fondamentale qui est inhérente au succès historique de la pensée scientifique.

Cette exigence reçut une première expression par le positivisme français et anglais, d’Auguste Comte à Stuart Mill et à Herbert Spencer. Pendant trente ans au moins, on crut que la métaphysique aventureuse et avec elle les non-sens de la spéculation romantique étaient vaincus à jamais. J’appartiens — moi — à la génération de ceux qui, élevés dans le milieu de la philosophie positive, ont vu, dans leur jeunesse même, se relever l’étendard de l’idéalisme métaphysique et engager une lutte violente contre l’esprit positif. Après trente années, dominées par ces courants de la pensée, j’assiste aujourd’hui au renouveau de la philosophie scientifique, qui — à la vérité — n’a jamais cessé d’exister et d’être affirmée, pendant cette période, par des penseurs sortis du domaine des sciences particulières, mais qui, — depuis quelque temps — semble reprendre force, tendant à une domination nouvelle sur la culture.

C’est là un événement que je salue de tout mon cœur. Etant resté fidèle aux idéaux de ma jeunesse, contre le fléau des adversaires, ayant travaillé pour ma part à soutenir la cause de la raison scientifique et à dénoncer les conséquences malheureuses de l’esprit romantique, je n’ai pas besoin de vous expliquer mes sentiments.

Mais il ne s’agit pas de chanter victoire ; mieux vaut la préparer et assurer, autant que possible, le succès durable de l’entreprise qui se renouvelle aujourd’hui. Pour ce but il y a lieu de chercher d’abord à nous expliquer les motifs qui ont favorisé, à son époque, la déchéance de la philosophie positive, à fin d’éviter les restrictions ou les fautes qui peuvent menacer notre mouvement.

Je suis convaincu que la philosophie positive n’aurait pas succombé à la force des adversaires, que la violence par laquelle on l’a combattue au commencement de notre siècle se serait brisée contre une force supérieure, si au positivisme n’était venu manquer à ce moment le consentement des cercles scientifiques. Je vois une preuve de mon affirmation dans ce fait que la polémique des philosophes idéalistes s’est tournée le plus souvent du côté des plus faibles partisans de l’école positiviste, évitant de discuter les thèses des penseurs plus profonds qui se profilaient déjà sur l’horizon. Il me semble évident qu’une philosophie scientifique ne saurait prétendre à exercer une influence durable sur la culture, si elle n’est pas acceptée et soutenue d’abord par les hommes qui travaillent au progrès des sciences particulières ; certes, ceux-ci n’ont pas à chercher dans les vues des philosophes des résultats précis, semblables aux résultats de leur expérience, mais il faut qu’ils y reconnaissent l’esprit général de leur recherche, ou le reflet de leurs idéaux de connaissance, affranchis des limites que les exigences techniques imposent à leur liberté constructive.

C’est dire que la philosophie scientifique, en tant qu’elle aspire à établir une discipline supérieure de la pensée rationnelle, ne saurait se réduire à un système philosophique particulier, résolvant en un sens déterminé les oppositions traditionnelles des écoles. Une science bornée et unilatérale, une tendance spéciale visant à donner satisfaction à quelques exigences scientifiques, ne saurait prétendre à donner la mesure de la raison ou de la science, conçue dans son acception universelle, sans danger pour l’idéal que nous voulons affirmer.

Parmi les reproches les plus frappants qu’on pouvait faire à la philosophie positive il y a d’abord celui-ci : qu’elle avait perdu le sens de l’unité du savoir, qui est le sens de la philosophie, et tendait à réduire celle-ci à un petit nombre de sciences parmi les plus spéciales : telles que la psychologie physiologique ou la sociologie, etc.

Mais surtout elle en était venue à dogmatiser : il n’était pas rare de voir des philosophes positivistes citer des manuels de science avec l’assurance de théologiens qui se réclament de la Bible : « la science a établi, etc. » Le savant chercheur et critique — pour qui la science est avant tout problème — ne trouvait pas dans les considérations de ces philosophes l’atmosphère de doute qui est nécessaire à la vie de la raison.

Enfin la philosophie positive, tout en étant partie de l’histoire, s’engageait de plus en plus dans une considération statique des « faits acquis », négligeant de comprendre plus profondément le processus d’acquisition de la connaissance. Ainsi prenait-elle parti pour des tendances qui sont bien représentées dans l’évolution de la science moderne, mais qui sont loin de s’être affirmées d’une manière exclusive, ni même prépondérante.

Je prends comme exemple un philosophe, qui est le plus près de nous et que tous nous aimons — au sens large — à proclamer notre maître.. Ernst Mach, s’attachant, après Comte, au contenu positif des théories — c’est-à-dire aux faits qu’elles renferment — niait toute valeur aux hypothèses représentatives ou aux images, qui forment cependant l’étoffe de la plupart des théories ; et il en venait jusqu’à combattre l’atomisme où il dénonçait une fautive « mythologie mécanique ».

Ai-je besoin de rappeler que sa conception de la science a été combattue sur le terrain scientifique par Plank et que ces « hypothèses » qu’il voulait rayer de la science, nous ont amené aux merveilleux progrès de la physique contemporaine ?

Je préfère indiquer, sur un exemple particulier, comment les préjugés empiristes ont induit en erreur notre penseur et historien éminent, dans le domaine même de l’histoire de la pensée. En retraçant l’histoire de la mécanique, il cherche à établir par quelles expériences les savants en sont venus à distinguer la « masse » du « poids » alors, que tout autre historien non prévenu aurait perçu, d’après les textes mêmes de Newton et de ses devanciers, que le concept de la masse se présentait à l’esprit par la considération a priori de la « quantité de matière », qui est bien définie suivant l’hypothèse atomique.

Je touche ainsi à un point fondamental de la théorie de la connaissance que les empiristes croient résoudre par une simple négation : le problème de l’a priori.

Il ne suffit pas de reconnaître ce qu’il y a de faux dans la conception Kantienne de quelque chose d’universel et d’absolu qui soit présupposé nécessairement par la possibilité de l’expérience. Cette théorie est certes dépassée par maints développements de la pensée scientifique contemporaine. Mais il y a lieu de chercher à comprendre le sens exact de cette leçon de l’histoire. Pour ma part je suis convaincu qu’il convient encore de reconnaître un rôle à l’activité de l’esprit qui construit la synthèse scientifique, en tâchant de satisfaire autant que possible à certaines exigences subjectives de compréhensibilité : principe de raison suffisante, contiguïté de l’action causale suivant l’espace et le temps, sont parmi ces exigences, qui à la vérité n’imposent pas un cadre rigide aux théories du savant, mais qui, se pliant elles-mêmes aux buts poursuivis et se soumettant aux résultats des expériences antérieures, tendent tout de même à être satisfaites par la construction de celui-ci.


Les remarques qui précèdent, sous la forme d’une critique à une philosophie du passé, visent aussi les courants renouvelés de la pensée que le programme de notre Congrès semble confondre un peu avec la « philosophie scientifique » tout court ; j’entends le « logicisme empirique ».

Je prends beaucoup d’intérêt aux idées et aux critiques des philosophes éminents qui représentent cette école ; mais je serais moins disposé à admettre que leur système constitue la seule philosophie vraiment scientifique.

J’ai indiqué tout à l’heure les doutes que soulève l’empirisme ou tout au moins les restrictions sans lesquelles je ne saurais l’accepter ; je me défie davantage du logicisme. La raison qui construit la science, et qui se révèle par. l’évolution historique de la pensée, ne saurait s’expliquer par une analyse purement logique. En tous cas, la logique elle-même pose un problème qui intéresse de près la théorie de la connaissance : qu’est-ce que signifie la logique ; est-elle une analyse des opérations de la pensée exacte, ou au contraire vise-t-elle des relations qui sont — de quelque manière — en dehors de notre esprit ? Si on tient pour vraie la seconde réponse, craignant le psychologisme décrié de la première, on se retrouve tout près de la position du moyen âge, oscillant entre le réalisme métaphysique et le nominalisme. Ce n’est pas sans signification qu’un vaste mouvement réaliste soit sorti de la logistique de Bertrand Russell, lors même que l’auteur lui-même devait retourner plus tard au nominalisme.

En effet, si l’on se refuse à chercher l’objet de la logique dans les opérations de la pensée, on ouvre la porte à cette « ontologie » que la philosophie scientifique doit combattre comme le plus grand des non-sens auxquels nous expose l’abus du langage ordinaire. C’est en vain qu’on prétend corriger ces abus par la construction d’un système artificiel de signes : le penchant naturel à supposer un objet ou un être au delà de chaque mot n’en persistera pas moins. D’ailleurs si on se garde du Scylla de l’ontologisme, on tombe dans le Charybde du nominalisme : un système de signes vide et tautologique pourrait-il satisfaire notre raison scientifique ?

Des deux côtés je vois surgir devant nous le spectre d’une nouvelle scolastique.