Actes du Congrès international de philosophie scientifique/I. — XI. L’Empirisme logistique et la Désagrégation de l’a priori

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Congrès international de philosophie scientifique ( et al.)
Hermann & Cie (Ip. 28-35).



XI
L’empirisme logistique et la désagrégation de l’a priori.
Hans REICHENBACH (Istanbul).




Au commencement de notre Congrès de Philosophie scientifique, permettez-moi de donner, en quelques grandes lignes, une esquisse du développement historique qui a abouti au mouvement que nous appelons aujourd’hui l’empirisme logistique. Nos discussions des jours suivants seront remplies par quantité de questions précises, questions de principe et questions de détail, et nous n’aurons plus le temps de les envisager sous un point de vue historique, de les situer comme une étape atteinte de nos jours sur la ligne continue du développement de la pensée humaine. Et ce sera en effet inutile, même dangereux d’essayer un classement historique au milieu d’une discussion de fait ; car les solutions des problèmes ne sont jamais fournies par des considérations historiques — ce sont les choses qu’il faut faire parler, les objets de la réflexion, pour en trouver l’ordonnance logique si ardemment cherchée par nous tous. Mais avant d’entrer en plein dans nos discussions, il ne sera pas inutile, en guise d’introduction, comme ouverture de notre Congrès, de tourner nos pensées vers le courant historique d’idées qui nous emporte, qui nous a portés jusqu’ici et qui détermine notre place dans l’histoire de la pensée humaine.

Ce courant historique a commencé avec l’élan de la science moderne, inauguré au temps prodigieux de la Renaissance et marqué par les grands noms d’un Copernic, d’un Galilée, d’un Képler, d’un Newton et de tant d’autres. La création de ce que nous appelons science date de ce temps-là ; ainsi que la méthode de questionner empiriquement la nature, au moyen d’expériences consciemment et systématiquement arrangées, et en même temps la méthode mathématique, qui exprime les données obtenues en formules mathématiques et donne aux résultats de l’expérience la forme rigoureuse de lois de la nature. On sait bien que les grands triomphes de la science moderne sont dus à cette méthode ; la création de la mécanique classique en marque la première étape, suivie plus tard de l’optique, de la thermodynamique et de l’électrodynamique.

Mais ce développement a été accompagné, dès le commencement, d’un développement parallèle de la philosophie. Le succès de la science a provoqué les philosophes, les a excités à étudier les méthodes scientifiques, et à rendre compte de leur applicabilité et de leur signification. Les hommes de science avaient poussé jusqu’au plus haut degré la méthode empirique, avaient bouleversé les conceptions fondamentales du monde et les avaient remplacées par un ordre abstrait et mathématique ; les philosophes se trouvaient donc devant la tâche de comprendre tout cela, d’en donner une interprétation. Ce n’est pas toujours la même chose de lancer une idée et de la comprendre ; l’esprit humain possède le don heureux de pouvoir utiliser des idées avant de se rendre compte de toute leur signification, de leur portée, de leur position épistémologique. Il faut envisager cela pour comprendre la fonction historique de la philosophie du temps nouveau. C’était toujours la méthode de la science qui était au centre des investigations des philosophes, à partir de Bacon et Descartes jusqu’à Kant ; et si, aujourd’hui, une grande partie des philosophes universitaires croit avoir le droit de séparer la philosophie et la science, il faut leur répondre que c’était justement la jonction des deux disciplines qui avait élevé la philosophie de ces temps à un niveau auquel on a conféré le nom de classique.

Mais dès son commencement, ce mouvement philosophique s’est divisé en deux branches qui correspondent exactement à une division analogue dans la méthode de la science. J’avais parlé du caractère empirique et mathématique de la science ; ce sont ces deux qualités divergentes qui produisent parmi les philosophes des courants également divergents. La méthode empirique enlève à l’homme le prétendu pouvoir, imaginé dans l’Antiquité et dans la Scolastique, de trouver les lois de la nature dans la raison humaine, de les tirer des considérations concernant la soi-disant essence des choses ; cette méthode empirique, dans toutes les questions scientifiques, laisse la décision aux faits de la nature. La méthode mathématique, de l’autre côté, introduit un pouvoir nouveau de la raison, pouvoir plus puissant encore que tout ce dont la Scolastique a jamais rêvé ; car les déductions mathématiques s’opèrent par la raison pure, et si la science les accepte comme méthode, cela signifie le triomphe absolu d’une méthode qui cherche les lois de la nature dans la raison humaine. C’est cette divergence dans les méthodes scientifiques que nous retrouvons dans les théories des philosophes. D’un côté les empiristes maintiennent la prééminence absolue de l’expérience ; de Bacon, jusqu’aux matérialistes français, en passant par Locke et Hume, on a soutenu l’opinion que toutes nos idées dérivent de l’expérience et y trouvent seulement la confirmation de leur vérité ou de leur fausseté. De l’autre côté, le rationalisme repose sur le fait que la méthode mathématique tire de la raison des résultats valables pour l’expérience ; et de Descartes jusqu’à Kant, en passant par Leibniz il a cherché à justifier ce rendement si étrange et si abondant de la raison.

Il faut envisager cette bifurcation nécessaire des systèmes philosophiques, issue de la critique des sciences, pour comprendre le concept qui joue le plus grand rôle dans toutes ces discussions et qui englobe lui-même toutes les difficultés d’une théorie de la science empirique et mathématique : c’est le concept de l’a priori. C’est ce mot qui exprime les prétentions de la raison de prescrire des règles à l’expérience, et c’est ce mot qui a été le plus attaqué de la part des empiristes. Ce combat, embrouillé au commencement par des questions secondaires, s’est éclairci beaucoup lorsqu’on a introduit une distinction importante celle de l’a priori analytique et synthétique. Cette distinction, formulée dans toute sa portée chez Kant, mais pratiquée déjà avant lui, surtout chez Hume, ramène la différence des deux partis à un problème clair et accessible, car elle sépare la partie non-problématique de l’a priori de cette partie énigmatique qui renferme les problèmes épistémologiques, l’a priori analytique n’ajoute pas de contenu nouveau, et si par exemple, l’inférence du syllogisme peut être appelé a priori, c’est parce que la conclusion ne fait que répéter ce qui avait été déjà exprimé dans les prémisses. En nous servant des termes de Russell et Wittgenstein, nous disons qu’il s’agit ici de tautologies ; et la tautologie est une relation qui reste vraie si les valeurs de vérité des propositions élémentaires changent arbitrairement, c’est-à-dire qu’elle est indépendante de la vérité des prémisses. La valabilité de l’a priori analytique est donc acquise au prix de la renonciation à l’acquisition de connaissances nouvelles.

Mais c’est justement ce caractère qui a déterminé les philosophes rationalistes à ne pas se contenter de l’a priori analytique pour l’usage des sciences. Car la science, en partant des faits donnés, veut acquérir des connaissances nouvelles, non encore enfermées dans les observations ; et c’est ce procédé non analytique auquel la science doit son succès, au point de vue de l’exploration aussi bien qu’au point de vue de ses applications techniques. C’est en voyant cette structure non analytique que Bacon écrit son Novum Organon, qui voulut dépasser le syllogisme de l’Organon d’Aristote, par la méthode inductive qui nous mène à des connaissances nouvelles. Depuis ce temps, l’idée d’une connexion inductive reste au centre des réflexions épistémologiques ; mais tandis que l’application de cette méthode fait les plus grands progrès dans toutes les sciences, la théorie, l’interprétation de la méthode inductive devient de plus en plus obscure. C’est enfin Hume qui montre qu’il y a ici une énigme épistémologique de premier ordre, qu’il s’agit ici d’une méthode que nous appliquons chaque jour, mille fois, sans les moindres scrupules, tandis que nous sommes incapables de justifier notre confiance en elle.

La réponse sceptique de Hume n’a pas pu ébranler la position des rationalistes. Au contraire, ils se croyaient fortifiés dans leurs positions en voyant qu’il y a des relations non-analytiques auxquelles nous ne pouvons pas renoncer ; et c’est Kant qui fît usage de la découverte de Hume pour construire une nouvelle théorie de l’apriori synthétique — théorie qui donnait à la raison pure un pouvoir plus puissant que ne l’avaient jamais rêvé les rationalistes. Selon Kant, cet a priori synthétique n’est pas borné seulement au principe de l’induction ; toute la mathématique contient des transformations non-analytiques, et nous trouvons donc les vestiges de la raison humaine dans presque chaque idée générale de la science. Dans sa théorie des concepts de l’intuition, des catégories, etc. Kant a érigé un schéma logique pour sa théorie ; et cette théorie de la raison pure a été, depuis ce temps, le noyau de presque tous les systèmes philosophiques, pour autant qu’ils ont été construits par des philosophes purs. Ce furent seulement les hommes de science à cœur philosophique, les philosophes impurs, si l’on peut dire qui refusèrent d’y croire ; mais leur réponse ne s’est produite qu’à des étapes très espacées, au cours d’un développement de plus d’un siècle.

Car le développement de la science, depuis Kant, peut être considéré comme une décomposition constante des fondements du rationalisme ; elle signifie, vraiment, la désagrégation de l’a priori. Cela a commencé avec la géométrie, qui fut enrichie, vingt années après la mort de Kant, de la découverte des géométries non-euclidiennes ; le domaine de l’intuition pure était ébranlé et des physiciens comme Helmholtz en tirèrent la conséquence que l’a priori intuitif n’est plus à retenir. Cette ligne de développement a été reprise, de nos jours, par Einstein, qui a montré une généralisation analogue pour le concept du temps, et qui a donné, de plus, une application de la géométrie non-euclidienne à la physique. Le concept de substance, a priori, lui aussi, chez Kant, a été lié à cet ébranlement et s’est changé en concept de champ qui manque, avant tout, de la qualité d’individualisation, si nécessaire pour l’ancien concept de substance. Le concept de causalité, le support favorisé de chaque apriorisme, a été remplacé par le concept de probabilité, et les lois de la nature, prises jusque-ici pour des modèles d’exactitude, se dévoilent pour nous comme des lois statistiques qui, selon la mécanique des quanta, ne se rangeront jamais, pour des raisons de principe, aux exigences d’une causalité exacte. L’arithmétique, que Kant considère comme une science synthétique et a priori à la fois se révèle dans les travaux de Russell et d’autres, comme purement analytique ; et avec cela disparaît un autre refuge de l’a priori synthétique, qui, à cause de l’application étendue de la mathématique, marquait une position très forte de l’apriorisme. La désagrégation de l’apriori n’est plus à arrêter.

Permettez-moi d’interrompre ici pour un moment mon récit historique, pour vous décrire la position acquise. Le conflit entre l’empirisme et le rationalisme, issu de la création de la science dans les temps modernes, n’a pas pu être résolu au temps de sa plus grande acuité ; la défense de l’empirisme par Locke et Hume a été balancée par la fortification du rationalisme entre les mains de Leibniz et de Kant, en faisant usage du concept de l’a priori synthétique. Mais le système de Kant ne se montre pas apte à résister au développement ultérieur ; ce système ne marque pas, comme le croient ses adhérents actuels, le commencement d’une ère nouvelle, mais seulement la dernière grande position d’un temps passé. Kant donne au rationalisme sa forme la plus achevée ; mais depuis son époque, le courant de la philosophie trouve un lit nouveau dans le développement de la science qui aboutit à la désagrégation de l’a priori synthétique. C’est cette position nouvelle qu’il nous faut voir, si nous voulons comprendre la situation des problèmes de nos jours.

La science de nos jours ne croit plus aux capacités législatives d’une raison pure. Tout ce que nous savons du monde est tiré de l’expérience, et les transformations des données empiriques sont purement tautologiques, analytiques. Ce qu’on avait pris pour des lois a priori synthétiques ne sont que des lois empiriques très générales : les lois de l’espace et du temps, la loi de la causalité, la loi de la conservation de la substance, et toutes les autres. Et les transformations mathématiques qu’on avait cru a priori synthétiques ne sont qu’analytiques ; le concept du nombre, avant tout, est révélé comme une construction logique qui ne fait qu’embrasser, dans une forme abrégée, des opérations tautologiques, analytiques. Pour démontrer cela, l’empirisme s’est uni à la logistique, et cet empirisme logistique est la forme contemporaine de ce courant historique de philosophie, issu de la critique des sciences. La division ancienne entre empiristes et rationalistes était, en même temps, une division entre empiristes et logiciens, car les anciens logiciens ne trouvaient que dans le rationalisme une expression conforme à l’état de leur savoir. Avec la critique logique des sciences, cependant, cette position a changé ; les logiciens des sciences ont découvert que l’a priori synthétique n’existe pas et ont pris parti pour l’empirisme. C’est cette union entre l’empirisme et la logistique qui constitue la base de ce mouvement philosophique qui nous réunit à ce Congrès et que nous appelons empirisme logistique.

Mais je ne veux pas dire qu’avec les résultats, que nous avons décrits, de ce nouvel empirisme, son programme soit déjà terminé. L’élimination de l’a priori synthétique a fait de grands progrès ; mais elle n’est pas achevée tant que n’est pas résolu un problème qui a résisté, plus que les autres, aux attaques des logiciens : c’est le problème de l’induction. Il est vrai que l’a priori synthétique est éliminé dans la géométrie, dans l’arithmétique, dans la causalité, et d’autres principes fondamentaux ; mais le principe de l’induction n’est pas atteint par ces résultats.

L’idée de Bacon que le progrès de la science ne se fait pas par des transformations tautologiques persiste en toute sa rigueur ; et si on a montré que les opérations mathématiques ne contiennent que des relations analytiques, il faut chercher une autre place pour les considérations non-tautologiques au moyen desquelles avance la science. Il est bien clair que c’est le principe de l’induction qui inspire ces considérations ; mais contre ce principe s’élèvent encore de nos jours les objections de Hume qui ont montré qu’il n’y a aucune démonstration pour la valabilité de l’induction, ni a priori, ni a posteriori. C’est donc le principe de l’induction qui s’oppose à un empirisme conséquent, et la désagrégation continue de l’a priori semble être entravée par le problème même qui a inauguré, à l’avènement de l’ère nouvelle, le développement épistémologique marqué par le concept de l’a priori.

On a essayé d’éviter cette difficulté en déclarant qu’il s’agit ici d’un pseudo-problème ; et c’était même peut-être l’opinion de Hume lui-même, s’il est permis d’inférer cela de son attitude optimiste à l’égard des difficultés du principe découvert par lui. Mais je ne crois pas qu’on ait le droit de se tirer d’affaire ainsi. Il y a, c’est vrai, beaucoup de pseudo-problèmes dans la philosophie traditionnelle, et c’est un grand mérite de la méthode logistique d’en avoir éliminé un grand nombre. Mais le problème de l’induction n’est pas de ce genre. Car c’est un fait que la science fait usage de ce principe, que chacun de nous l’applique dans toutes ses actions, les plus importantes aussi bien que les plus insignifiantes ; et ce serait renoncer à l’entendement du savoir humain que de nier l’existence du problème de la justification de l’induction. Ce problème persiste dans toute sa rigueur, aussi bien pour l’empirisme logistique que pour l’empirisme de Bacon et de Hume.

Voici les raisons qui expliquent les efforts nombreux, de la part de notre groupe philosophique, pour trouver une solution du problème de l’induction. Notre Congrès vous en donnera des exemples, car nous avons prévu de consacrer une grande partie de nos discussions à ce problème. Je ne veux pas anticiper sur ces discussions ; j’aurai le temps de développer devant vous la théorie que j’ai élaborée au sujet de ce problème et qui, il me semble, donne une solution satisfaisante à toutes les exigences d’une solution scientifique. Je veux parler ici seulement des conséquences de cette solution pour le concept de l’a priori.

L’antinomie entre la nécessité d’une transformation non-tautologique et le rejet d’un a priori synthétique se résout par un changement profond de la conception des propositions scientifiques : la science n’a plus la tâche, selon cette conception nouvelle, de trouver des propositions vraies, mais seulement de chercher les propositions les plus favorables pour la prédiction de l’avenir. On peut montrer qu’avec cette conception, le principe de l’induction se réduit, lui aussi, à une tautologie.

L’image du savoir humain, tracée par l’empirisme logistique, est bien différente des conceptions antérieures. L’idée rationaliste d’une raison législative a échoué ; il n’y a que des transformations analytiques dans la science. La source de notre savoir du monde est l’expérience seule — le principe de l’empirisme est ainsi établi dans toute sa rigueur. Mais au delà de l’observation, il se pose le problème de construire un système de prédictions relatives à l’avenir ; et c’est le but de la science que de donner à ce système la forme la plus favorable. Ce but se réalise à l’aide de transformations purement tautologiques, et tout le travail des hommes de science ne signifie pas autre chose qu’une application constante de ce principe. Mais le pouvoir de la « ratio » n’est pas pour cela diminué ; et si les rationalistes n’avaient d’autre but qu’une glorification du pouvoir de l’esprit humain, ils peuvent être contents de ce résultat. Car le succès de l’homme de science ne devient que plus admirable si on le dépossède du support de principes synthétiques, tirés d’une prétendue raison pure.

Voilà l’état de l’empirisme, tel qu’il se pose aujourd’hui à nos yeux. Ce n’est plus l’empirisme naïf qui ne pouvait pas se défendre contre l’attaque logique du rationalisme. C’est, au lieu de cela, un empirisme mûri, dérivé des sciences mathématiques et muni de tous les moyens techniques de la logique moderne ; c’est pourquoi nous croyons que l’empirisme logistique signifie l’aboutissement historique d’un développement qui s’étend sur des siècles. C’est pour montrer l’aspect de cet empirisme, dans sa structure actuelle, que nous sommes réunis dans ce Congrès.