Aurora Floyd/02

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 17-25).

CHAPITRE II

Aurora.

L’enfant qu’Éliza laissa après elle, lorsqu’elle fut enlevée si subitement à tous les bonheurs et à toutes les joies de ce monde, fut baptisée sous le nom d’Aurora. Ce nom romanesque avait été une fantaisie de cette pauvre Éliza ; et il n’y avait pas un seul de ses caprices, quelque insignifiant qu’il fût, qui n’eût toujours été sacré pour son mari et qui ne lui fût désormais doublement sacré. Personne ici-bas ne connut l’amertume réelle du chagrin qu’éprouva le pauvre Archibald. Ses neveux et leurs femmes lui faisaient constamment des visites de condoléance ; et l’une de ses nièces par alliance, créature douée d une bonté tout à fait maternelle, et femme dévouée à son mari, insista même pour voir et consoler le pauvre affligé. Dieu sait si sa tendresse apporta quelque soulagement à cette âme brisée ! Elle trouva en lui un homme qui semblait frappé de paralysie, engourdi, presque hébété. Peut-être adopta-t-elle le meilleur plan de conduite qu’on eût pu suivre. Elle lui parla peu de l’objet de son affliction ; mais elle alla le voir fréquemment, elle eut la patience de s’asseoir en face de lui durant des heures entières, et lui tint des conversations sur toute sorte de banalités ou de lieux communs : l’état du pays, le temps, le changement de ministère et autres sujets analogues si éloignés de celui qui faisait le chagrin de son existence, qu’une main moins prudente que celle de Mme Alexandre Floyd aurait à peine touché les cordes brisées du cœur du malheureux veuf.

Ce ne fut que six mois après la mort d’Éliza que Mme Alexandre osa prononcer son nom ; mais quand elle vint à en parler, ce ne fut pas en manifestant une hésitation sérieuse, mais d’un ton familier et avec des termes de tendresse, comme si elle eût été habituée à parler de la défunte. Elle comprit tout de suite qu’elle avait eu raison. Le temps était venu où le veuf éprouvait du soulagement à parler de la femme qu’il avait perdue ; et, à partir de ce moment, Mme Alexandre conquit les bonnes grâces de son oncle. Plusieurs années après, il lui dit que, même dans la sombre torpeur de son chagrin, il avait eu la vague intuition qu’elle avait pitié de lui, et qu’elle était une « bonne femme. » Le même soir, cette bonne femme entra, avec une petite fille dans les bras, dans la grande chambre où le banquier se tenait isolé au coin de son feu ; cette petite fille était une enfant au visage pâle, ayant de grands et beaux yeux noirs, qui regardaient fixement Floyd avec un sombre étonnement. Ce baby à l’air grave, à la physionomie déplaisante, devait, en grandissant, se métamorphoser en Aurora Floyd, l’héroïne de mon récit.

L’enfant pâle, aux yeux noirs, devint l’idole d’Archibald-Martin Floyd, le seul objet pour lequel, dans le monde entier, la vie lui parût valoir la peine d’être supportée. À partir du jour de la mort de sa femme, il avait abandonné toute participation active aux affaires de sa maison de Lombard Street, et il n’avait plus d’autre occupation, d’autre plaisir que d’écouter le babil et de flatter les caprices de cette petite fille. Son amour pour elle était une faiblesse, tournant presque à la folie. Si ses neveux eussent été le moins du monde méchants, ils auraient pu concevoir quelques idées vagues de ce conseil de famille, auquel les voisins tenaient tant. Floyd enviait aux bonnes les soins qu’elles étaient payées pour donner à l’enfant. Il les surveillait furtivement, craignant qu’elles ne fussent dures avec elle. Toutes les épaisses portes du grand château de Felden Woods ne pouvaient empêcher le plus faible murmure de cette petite voix enfantine de parvenir à ses oreilles, toujours sur le qui-vive et toujours empressées.

Il la regardait grandir comme un enfant regarde croître un gland qu’il espère voir devenir chêne. Il répétait les syllabes qu’elle balbutiait, au point que l’on était fatigué de son bavardage incessant à propos de cette enfant. De tout cela il résulta naturellement qu’Aurora fut gâtée, dans toute l’acception du mot. Nous ne disons pas qu’une fleur est gâtée, parce qu’elle est cultivée dans une serre où aucun souffle de l’air ne peut l’affecter trop rudement ; mais dans ce cas, la brillante plante exotique est certainement taillée et émondée par la main impitoyable du jardinier, tandis qu’Aurora se développait sans entrave, et il n’y avait personne pour élaguer les branches vagabondes de cette luxuriante nature. Elle disait ce qui lui plaisait ; elle pensait, parlait, agissait comme elle le voulait ; elle apprenait ce qui lui faisait plaisir, et, en grandissant, elle devint une jeune femme brillante, impétueuse, aussi affectueuse, aussi généreuse que sa mère ; mais son caractère était animé d’un feu natif qui lui donnait une certaine originalité. Assez généralement, les petites filles laides dans leur enfance deviennent belles en devenant femmes, et c’est ce qui arriva à Aurora. À dix-sept ans, elle était deux fois aussi belle que sa mère l’avait été à vingt-neuf ; mais elle avait la même irrégularité de traits, compensée par une paire d’yeux semblables aux étoiles de ciel, et par deux rangées de dents blanches d’une perfection sans égale. Quand on la regardait en face, on ne pouvait guère remarquer que ses yeux et ses dents ; car ils vous éblouissaient, vous aveuglaient au point de vous empêcher de critiquer son petit nez douteux ou la grandeur de sa bouche souriante. Quand elle relevait les touffes de sa riche chevelure noir de corbeau, elle laissait voir un front trop bas pour être conforme au type ordinaire de la beauté. Un phrénologue aurait dit que sa tête avait de la noblesse ; un sculpteur aurait ajouté qu’elle était posée sur le cou d’une Cléopâtre.

Mlle Floyd connaissait très-peu l’histoire de sa pauvre mère. Dans le cabinet particulier, du banquier il y avait appendu à la muraille un pastel représentant Éliza dans tout l’éclat de sa beauté et de sa prospérité ; mais ce portrait ne disait rien de l’histoire de son original, et Aurora n’avait jamais entendu parler ni du Capitaine de navire marchand, ni du pauvre logement de Liverpool, ni de la tante à la mine renfrognée qui tenait une boutique d’épicerie, ni des fleurs artificielles, ni du théâtre de province. On ne lui avait jamais dit que le nom de son grand-père maternel était Prodder, et que sa mère avait joué le rôle de Juliette devant un auditoire composé d’ouvriers, pour le modique salaire, incertain quelquefois, de quatre shillings et deux pence par représentation. Les familles du comté acceptèrent l’héritière du riche banquier, et en firent même grand cas ; mais elles ne furent pas longues à dire qu’Aurora était bien la fille de sa mère, que son caractère trahissait fortement l’actrice et l’écuyère, et qu’elle sentait passablement les paillettes et la sciure de bois. La vérité est que Mlle Floyd, ayant à peine quitté les langes, montra une disposition très-marquée à devenir ce qu’on appelle « une femme forte. » À l’âge de six ans elle dédaigna sa poupée et demanda un cheval de bois. À dix ans elle pouvait soutenir une conversation à propos de chiens d’arrêt, de chiens couchants, de chiens pour chasser le renard, de lévriers, etc. ; mais, par contre, elle poussait sa gouvernante au désespoir en oubliant obstinément sous quel empereur romain Jérusalem a été détruite, et quel était le légat du pape à l’époque du divorce de Catherine d’Aragon. À onze ans elle ne se gênait pas pour qualifier les chevaux des écuries des Lenfield de tas de rossinantes. À douze ans elle risqua sa demi-couronne à une poule organisée par les domestiques de son père, et soutint triomphalement le cheval qui remporta la victoire ; à treize ans enfin elle galopait à travers la campagne avec son oncle André, qui était membre de la société des chasses de Croydon. Ce n’était pas sans chagrin que le banquier voyait les progrès de sa fille dans ces talents d’un goût douteux ; mais elle était si belle, si franche, si intrépide, si généreuse, si affectueuse et si sincère, qu’il ne pouvait se décider à lui dire qu’elle n’était pas tout à fait ce qu’il pouvait désirer qu’elle fût. S’il eût pu gouverner ou diriger cette nature fougueuse, il aurait fait d’elle la personne la plus douce, la plus élégante, la plus parfaite et la plus accomplie de son sexe, mais il n’y pouvait réussir, et force lui était de remercier Dieu de la lui conserver telle, qu’elle était, et de satisfaire à tous ses caprices.

Lucy, la fille aînée d’Alexandre Floyd, cousine germaine d’Aurora, autrefois éloignée d’elle, était l’amie et la confidente de cette jeune fille, et venait de temps en temps de la maison de campagne de son père, située à Fulham, passer un mois à Felden. Mais Lucy avait une demi-douzaine de frères et de sœurs, et recevait une éducation bien différente de celle que recevait l’héritière. C’était une jeune fille de petite taille, au visage blond, aux yeux bleus, aux lèvres vermeilles, aux cheveux dorés, qui regardait Felden comme le paradis sur la terre, et Aurora comme plus fortunée que la princesse royale d’Angleterre, ou que Titania, la reine des fées. Elle avait une peur atroce des poneys de sa cousine et de ses chiens de Terre-Neuve, et elle avait la ferme conviction qu’il y avait de grands risques de mort subite à s’approcher d’un cheval ; mais elle aimait et admirait Aurora comme font habituellement les caractères faibles, et elle acceptait le patronage et la protection de Mlle Floyd comme une chose toute naturelle.

Enfin un nuage obscur, mais indéfini, vint assombrir l’intérieur de Felden. Il y eut de la froideur entre le banquier et son enfant bien-aimée. La jeune fille passait la moitié de son temps à cheval, parcourant les sentiers ombreux des alentours de Beckenham, accompagnée seulement de son groom, jeune et joli garçon, qu’à cause de sa bonne mine M. Floyd avait choisi pour le service particulier d’Aurora. Après ces longues courses solitaires, elle dînait dans sa chambre, laissant son père prendre son repas tout seul dans la grande salle à manger, qui paraissait remplie quand elle s’y asseyait, et vide et désolée quand elle n’y était pas.

Les gens de Felden se sont longtemps souvenus de certaine soirée du mois de juin, où la tempête éclata entre le père et la fille.

Aurora s’était absentée depuis deux heures de l’après-midi jusqu’au coucher du soleil, et le banquier arpentait la longue terrasse de pierre, sa montre à la main, le demi-jour lui permettant à peine de distinguer les chiffres sur le cadran ; il attendait que sa fille rentrât à la maison. Il avait renvoyé son dîner sans y avoir touché ; ses journaux étaient restés sur la table sans qu’il les eût coupés, et les espions intimes, nous voulons parler des serviteurs, se racontaient les uns aux autres que sa main avait tremblé si violemment, qu’il avait répandu la moitié d’une carafe de vin sur la table, en essayant d’emplir son verre. La femme de charge et ses satellites se glissaient dans le vestibule, et, au travers des portes vitrées, regardaient leur maître qui, dans son inquiétude, attendait sur la terrasse. Les palefreniers et les garçons d’écurie jasaient à propos du « tapage ; » c’est ainsi qu’ils appelaient la terrible rupture survenue entre le père et l’enfant ; et lorsqu’enfin on entendit les sabots des chevaux dans la longue avenue, et que Mlle Floyd arrêta son alezan pur sang au bas des marches de la terrasse, il y avait un groupe d’auditeurs curieux cachés aux environs, dans l’ombre du crépuscule, et brûlant d’entendre et de voir.

Mais ces yeux et ces oreilles avides furent très-peu satisfaits. Aurora sauta légèrement à terre avant que le groom eût eu le temps de descendre de cheval pour l’aider, et l’alezan, les flancs gonflés et couverts d’écume, fut conduit immédiatement à l’écurie.

Floyd observa le groom et les deux chevaux au moment où ils disparurent par les deux grandes portes qui menaient à la cour des écuries ; puis il dit très-tranquillement :

— Tu abuses de cet animal, Aurora. Une course de six heures ne fait de bien ni à lui ni à toi. Ton groom n’aurait pas dû le tolérer.

Il se dirigea vers son cabinet, après avoir dit à sa fille de le suivre ; et ils restèrent enfermés ensemble pendant plus d’une heure.

Le lendemain matin de bonne heure la gouvernante de Mlle Floyd quitta Felden, et entre le déjeuner et le luncheon le banquier alla visiter les écuries et examiner la jument favorite de sa fille, belle pouliche alezane, qui était tout muscles et tout os, et qui avait été élevée pour faire un cheval de course. L’animal s’était foulé un nerf et boitait en marchant. Floyd envoya chercher le groom de sa fille, lui paya ses gages, et le congédia sur-le-champ. Ce jeune homme ne fit aucune observation, mais il alla tranquillement à sa chambre, quitta sa livrée, fit son paquet dans un sac de nuit, et sortit de la maison sans dire adieu aux autres domestiques, qui se vengèrent de cet affront en déclarant que c’était une brute hargneuse dont l’absence n’était pas une perte pour le château.

Trois jours après celui-là, le 14 juin 1856, Floyd et sa fille partirent de Felden pour Paris, ou Aurora fut placée, pour y achever son éducation, qui était fort imparfaite, dans une pension très-dispendieuse et exclusivement protestante, tenue par les demoiselles Lespard, et dans un superbe hôtel, entre cour et jardins, situé rue Saint-Dominique-Saint-Germain.

Il y a un an et deux mois que Mlle Floyd est partie pour aller s’installer dans cette pension parisienne ; nous sommes dans les derniers jours du mois d’août 1857, et le banquier se promène de nouveau de long en large sur la terrasse en pierre, en face des fenêtres étroites de son château ; il attend l’arrivée d’Aurora qui revient de Paris. Les domestiques n’ont pas manqué d’exprimer leur étonnement de ce qu’il n’avait pas traversé la Manche pour aller chercher sa fille, et, à leurs yeux, c’est une atteinte à la dignité de la maison que Mlle Floyd voyage ainsi sans être accompagnée.

— Une pauvre jeune créature, qui, pas plus qu’un enfant au berceau, ne connaît rien de notre monde pervers, — dit la femme de charge, — toute seule au milieu d’un tas de Français à moustaches !…

Il avait suffi d’un jour pour que Floyd devînt un vieillard : ç’avait été le jour terrible et inattendu de la mort de sa femme ; mais le chagrin même que lui avait causé cette perte n’avait pas paru l’affecter aussi vivement que la privation de la société de sa fille pendant les quatorze mois qu’elle avait été absente de Felden.

Peut-être à l’âge de soixante-cinq ans était-il moins en état de supporter un chagrin même moins fort ; mais ceux qui l’observaient de près déclaraient qu’il semblait aussi abattu par l’absence de sa fille qu’il eût pu l’être par sa mort. Et en ce moment même, où il se promène de long en large sur la vaste terrasse, d’où il peut embrasser le ravissant paysage qui s’étend devant lui et se fond vaguement à l’horizon dans les flots de lumière empourprée que le soleil répand de toutes parts en se couchant ; en ce moment, où il espère à chaque heure, à chaque instant, serrer sa fille unique dans ses bras, Archibald a plutôt l’air d’être en proie à une inquiétude nerveuse que dans les joyeux transports d’une douce attente.

Il ne cesse de regarder à sa montre, et s’arrête pour écouter l’horloge de l’église de Beckenham, qui sonne huit heures ; ses oreilles, d’une sensibilité surnaturelle, ne laissent échapper aucun son, et perçoivent le bruit d’une voiture qui roule au loin sur la grande route. Toute l’agitation, toute l’anxiété qu’il ressent depuis une semaine, n’ont rien été en comparaison de la fièvre concentrée qu’il endure en ce moment. Cette voiture dépassera-t-elle la loge du concierge ou s’y arrêtera-t-elle ? Assurément son cœur n’aurait pu battre si fort, s’il n’eût été sous l’empire d’une merveilleuse prescience magnétique, d’un pressentiment d’espérance et d’amour paternel. La voiture s’arrête. Il entend le grincement de la grille qui s’ouvre ; le paysage empourpré s’obscurcit à ses yeux ; il ne voit, il ne connaît rien jusqu’au moment où deux bras empressés se jettent autour de son cou, et où le visage d’Aurora se cache sur son épaule.

Mlle Floyd était arrivée dans une piètre voiture de louage, qui repartit aussitôt qu’elle eut mis pied à terre et que les domestiques en eurent enlevé le peu de bagage qu’elle apportait avec elle. Le banquier emmena sa fille dans le cabinet où ils avaient eu une longue conférence quatorze mois auparavant. Une lampe brûlait sur la table de la bibliothèque ; Archibald conduisit sa fille sous les rayons de cette lumière.

Une année avait fait une femme de la jeune fille : une femme avec de grands yeux noirs creux, avec des joues pâles et défaites. Le régime suivi à la pension de Paris avait évidemment été trop rude pour l’enfant gâté.

— Aurora !… Aurora !… — s’écria le vieillard d’un ton où perçait la pitié, — comme tu as mauvaise mine !… comme tu es changée !… comme…

Elle lui mit la main légèrement, mais impérieusement, sur les lèvres.

— Ne parle pas de moi, dit-elle, je me remettrai ; mais toi… toi… mon cher père… tu es bien changé aussi !…

Elle était aussi grande que son père, et, les mains appuyées sur son épaule, elle le regarda longtemps et d’un air sérieux. Des larmes vinrent mouiller ses yeux, qui étaient restés secs jusque-là, et inondèrent silencieusement ses joues décolorées.

— Mon père,… mon bon père,… — dit-elle d’une voix tremblante, — je crois que mon cœur, fût-il de roc, se briserait en voyant l’altération de tes traits chéris…

Le vieillard l’interrompit d’un geste nerveux, d’un geste où il y avait presque de la terreur.

— Pas un mot… pas un mot, Aurora, — dit-il brusquement ; si… un mot,… un seul… Cet homme est-il mort ?

— Oui…