Aurora Floyd/03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 26-41).
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CHAPITRE III

Ce qu’il advint d’un bracelet de diamants.

Les tantes, les oncles, les cousins et les cousines d’Aurora ne manquèrent pas de pousser des exclamations en observant le triste changement qu’un séjour d’un an à Paris avait opéré chez leur jeune parente. Je crains fort que l’altération de la bonne mine de Mlle Floyd n’ait porté une rude atteinte à la réputation des demoiselles Lespard auprès de la société qui environnait Felden. Aurora était abattue, elle n’avait pas d’appétit, elle dormait mal, elle avait les nerfs agacés, elle était irritable, elle ne prenait plus aucun intérêt à ses chiens ni à ses chevaux ; en un mot, c’était un être complètement changé. Mme Alexandre Floyd déclara qu’il était parfaitement clair que ces cruelles Françaises avaient réduit la pauvre Aurora à l’état d’ombre.

— La pauvre enfant n’avait pas l’habitude d’étudier, — dit-elle ; — elle était accoutumée à l’exercice, au grand air, et sans aucun doute elle a tristement dépéri dans l’atmosphère renfermée d’une salle d’étude.

Mais Aurora était une de ces natures impressionnables qui surmontent promptement toute mauvaise influence. Lucy Floyd vint à Felden dans les premiers jours du mois de septembre, et trouva sa belle cousine presque entièrement remise du régime fatigant de la pension parisienne, mais ayant toujours assez de répugnance à s’entretenir longuement de cette maison d’éducation. Elle répondait très-brièvement aux questions de Lucy ; elle disait qu’elle haïssait les demoiselles Lespard et la rue Saint-Dominique, et que le souvenir même de Paris lui était désagréable. Comme la plupart des jeunes femmes qui ont des yeux noirs et des cheveux noir de corbeau, Mlle Floyd savait couper court à un entretien ; aussi Lucy renonça-t-elle à lui demander de plus amples renseignements sur un sujet qui paraissait si évidemment déplaire à sa cousine. La pauvre Lucy avait été bien élevée, sans pitié ni merci ; elle parlait une demi-douzaine de langues, connaissait tout ce qui concerne les sciences naturelles, avait lu Gibbon, Niebuhr et Arnold, depuis la première jusqu’à la dernière page, et regardait l’héritière comme une grossière ignorante n’ayant que de l’éclat ; c’est pourquoi elle attribua tout tranquillement l’aversion d’Aurora pour Paris au peu de goût que la jeune fille avait pour l’instruction, et ne s’en inquiéta guère davantage. Toute autre raison qu’eût pu avoir Mlle Floyd pour frémir presque d’horreur lorsqu’on lui parlait de Paris dépassait la pénétration bornée de Lucy.

Le 15 septembre était le jour de naissance d’Aurora, et Archibald résolut, pour célébrer ce dix-neuvième anniversaire de la première apparition de sa fille sur la scène du monde, de donner une fête, où ses voisins de campagne et ses connaissances de la ville auraient également l’occasion de voir et d’admirer sa charmante héritière.

Mme Alexandre vint à Felden pour surveiller les préparatifs du bal. Elle emmena Aurora et Lucy pour commander le souper et la musique, et pour choisir des robes et des parures de fleurs. L’héritière du banquier était très-déplacée dans une boutique de modiste ; mais elle savait apprécier et choisir les couleurs et les formes avec cette rapidité de jugement et cette délicatesse de goût qui indiquent l’âme d’un artiste ; et tandis que la pauvre et débonnaire Lucy occasionnait un tracas infini et bouleversait une quantité innombrable de boîtes de fleurs, avant de pouvoir trouver une coiffure en harmonie avec ses joues vermeilles et ses cheveux blonds, Aurora, après avoir jeté un seul coup d’œil sur les brillants parterres de gaze peinte, se décida sans plus tarder pour une guirlande en forme de couronne, composée de graines écarlates et de feuilles emmêlées et retombantes d’un vert foncé et luisant, qu’on eût dites fraîchement cueillies sur le bord d’une eau courante. Elle observait l’embarras de Lucy avec un sourire moitié de pitié et moitié de mépris.

— Regardez cette pauvre enfant, — dit-elle ; — je savais bien qu’elle voudrait mettre du rose et du jaune sur ses cheveux blonds. Mais, niaise de Lucy, ne savez-vous pas que votre beauté est de celles qui n’ont vraiment pas besoin de parure ? Quelques perles ou quelques myosotis en fleur, ou une couronne de nymphéas blancs et un nuage de tarlatane blanche vous donneraient l’air d’une sylphide ; mais je parie que vous voudriez porter du satin de couleur d’ambre et des roses pompons.

De chez la modiste elles allèrent chez Gunter, dans Berkeley Square, et dans cet établissement renommé dans le monde entier, Mme Alexandre commanda des dindes conservées dans leur gelée, des jambons habilement glacés dans leur jus, des vins généreux et toute sorte d’autres chefs-d’œuvre de cet art sublime de la confiserie qui tient le milieu entre l’adresse et la cuisine et dans lequel le dieu de Berkeley Square est sans rival. Si jamais un habitant de la Nouvelle-Zélande vient méditer sur les ruines de Saint-Paul, peut-être visitera-t-il les débris de ce temple d’un rang plus humble, situé dans Berkeley Square, et sera-t-il frappé d’étonnement en voyant les sabotières, les moules à gelées, les ustensiles à réfrigération, les casseroles, les réchauds, négligés depuis longtemps, et tous les mystérieux accessoires d’un art abandonné.

Du West End, Mme Alexandre se fit conduire dans Charing Cross ; elle, avait à s’acquitter d’une commission chez Dent : acheter une montre pour un de ses fils, qui venait de partir pour Eton.

Aurora se jeta, d’un air fatigué, dans le fond de la voiture, pendant que sa tante et Lucy s’arrêtèrent dans la boutique de l’horloger. Une chose à faire observer, c’est que, quoique Mlle Floyd eût en grande partie repris son ancien éclat et son ancienne gaieté, un sombre nuage se répandait sur ses traits, lorsqu’elle était abandonnée à elle-même durant quelques minutes. Ce nuage s’appesantit sur son beau visage, tandis que par la portière ouverte elle regardait les passants d’un air pensif. Mme Alexandre fut longtemps à faire son achat, et il y avait près d’un quart d’heure qu’Aurora observait insoucieusement les personnages mouvants de la foule, quand un homme, marchant d’un pas empressé, fut attiré par son visage penché à la portière de la voiture, et tressaillit, comme s’il eût été frappé d’une grande surprise. Il poursuivit cependant son ⠀ chemin et s’avança rapidement dans la direction des Horse Guards ; mais avant de tourner le coin de la rue, il s’arrêta tout à coup, resta immobile deux à trois minutes en se grattant le derrière de la tête avec sa grosse main nue, puis il revint lentement vers la boutique de Dent. C’était un homme ayant de larges épaules, un gros cou, des favoris roux, portant un habit écourté et une cravate d’une couleur éclatante ; il fumait un cigare énorme, dont la fumée infecte se mêlait à une très-forte odeur de grog au rhum qu’il avait ingurgité il n’y avait pas longtemps. La position que cet individu occupait dans la société se trahissait par la tête lisse et unie d’un bouledogue, dont les yeux ronds sortaient de la poche de sa veste, et par un épagneul de Blenheim qu’il portait sous le bras. C’était bien la dernière personne, parmi toutes celles qui circulaient entre Cokspur Street et la statue du roi Charles, qu’on eût présumé avoir quelque chose à dire à Mlle Aurora ; néanmoins il s’avança résolument jusqu’à la voiture, et, appuyant ses coudes sur la portière, il lui fit un signe de tête d’une familiarité amicale.

— Eh bien ! — dit-il, sans se donner la peine de quitter son infect cigare, — comment vous portez-vous ?

Après cette courte salutation, il ne dit mot et se mit à rouler lentement ses grands yeux bruns de côté et d’autre, examinant d’un air pensif Mlle Floyd, et la voiture dans laquelle elle était assise ; il poussa même la clairvoyance au point de faire attention à un gros sac de maroquin déposé sur la banquette de derrière, et de s’enquérir accidentellement « s’il n’y avait rien qui en valût la peine dans le sac de la vieille ? »

Mais Aurora ne le laissa pas longtemps employer ainsi ses loisirs ; car, le regardant avec ses yeux étincelants, elle lui lança un éclair de fureur toute féminine, et, le visage pourpre d’indignation, elle lui demanda d’un ton sévère s’il avait quelque chose à lui dire.

Il avait beaucoup de choses à lui dire ; mais, comme il avança la tête à la portière et parla à voix basse, en lançant des bouffées d’odeur de rhum, ce qu’il dit, de quelque nature que ce fût, ne parvint qu’aux oreilles d’Aurora seule. Quand il eut fini son chuchotement, il tira de la poche de son gilet un portefeuille de cuir tout graisseux et un petit bout de crayon de mine de plomb ; puis il écrivit deux ou trois lignes sur une feuille de papier qu’il détacha et remit à Aurora.

— Voici l’adresse, — dit-il, — vous n’oublierez pas d’envoyer ?

Elle secoua là tête et se détourna de lui avec un geste de dégoût et de répugnance qu’elle ne put contenir.

— Vous ne voudriez pas acheter un épagneul, — dit l’homme, tenant à la hauteur de la portière l’animal au poil noir et brun, luisant et frisé, — ou un caniche français, qui sait tenir un morceau de pain en équilibre sur le bout du nez pendant que l’on compte jusqu’à dix ? Voulez-vous ?… Je vous les donnerais à bon marché… quinze livres les deux.

— Non.

À ce moment, Mme Alexandre sortit de chez l’horloger, tout juste à temps pour apercevoir les larges épaules de l’individu qui se retirait d’un air maussade de la voiture.

— Cet individu vous a-t-il demandé l’aumône, Aurora ? — lui dit-elle lorsqu’elles quittèrent la place.

— Non. Je lui ai acheté une fois un chien, et il m’a reconnue.

— Et il voulait que vous lui en achetassiez un aujourd’hui ?

— Oui…

Mlle Floyd garda le silence et eut un air sombre pendant tout le temps du retour au château, regardant par la portière de la voiture, et ne daignant faire aucune attention ni à sa tante ni à sa cousine.

Je ne sais si c’est par soumission à cette supériorité palpable de force et de vitalité dont était douée la nature d’Aurora et qui semblait l’élever au-dessus de ses compagnes, ou simplement par cet esprit de flatterie commun aux meilleurs d’entre nous, mais Mme Alexandre et sa blonde fille avaient toujours un muet respect pour l’héritière du banquier ; elles se taisaient quand cela lui plaisait, ou causaient, selon son royal caprice. Je crois vraiment que c’étaient les yeux d’Aurora plutôt que les millions de Floyd qui en imposaient à ses parentes, et que, si elle eût été une balayeuse des rues, vêtue de haillons et mendiant un sou, on l’eût crainte, on lui eût fait place, et l’on n’eût soufflé mot lorsqu’elle eût été en colère.

Aux arbres de la grande avenue de Felden étaient suspendues des lanternes de couleur étincelantes, pour éclairer les invités à la fête donnée en l’honneur de l’anniversaire de la naissance d’Aurora. La grande rangée de fenêtres du rez-de-chaussée flamboyait ; les accords de la musique dominaient par intervalles le roulement perpétuel des roues de voitures et l’annonce répétée à haute voix des noms des arrivants, et ils éveillaient les échos des bois plongés dans le silence. À l’extrémité d’une enfilade d’une demi-douzaine de salons donnant les uns dans les autres, les eaux d’une fontaine, auxquelles la lumière prêtait mille reflets brillants, jaillissaient au milieu des richesses florales d’une serre remplie d’arbustes exotiques. De grosses touffes de plantes tropicales étaient groupées dans l’immense vestibule, et des guirlandes de fleurs étaient suspendues aux rideaux des portes et des fenêtres cintrées. Tout n’était que lumière et splendeur, et, au milieu de toute cette magnificence qu’elle surpassait, dans la sombre majesté de sa beauté, Aurora couronnée d’écarlate et vêtue de blanc, se tenait à côté de son père.

Au nombre des invités qui arrivèrent fort tard au bal de Floyd, se trouvaient deux officiers, en garnison à Windsor, qui avaient traversé la campagne dans un phaéton. Le plus âgé, c’était celui qui avait conduit la voiture, avait été d’une humeur fort maussade et fort désagréable durant tout le trajet.

— Maldon, — dit-il, — si j’avais eu la moindre idée de la distance, il aurait fallu que je vous visse, vous et votre banquier du Kent, considérablement dans l’embarras, avant de consentir à tuer mes chevaux pour venir à cette ridicule fête.

— Mais ce ne sera pas une fête ridicule, — répondit le jeune homme vivement. — Archibald Floyd est le meilleur homme de la chrétienté, et quant à sa fille,…

— Oh ! cela va sans dire, c’est une divinité, avec cinquante mille livres de fortune, qui sans doute seront scrupuleusement placées sur sa tête si jamais on lui laisse épouser un mauvais garnement, sans sou ni maille, comme Francis-Lewis Maldon, du 11e hussards de Sa Majesté. Quoi qu’il en soit, je ne veux pas aller sur vos brisées, mon cher ami. Entrez dans la lice et gagnez le prix ; ma bénédiction est acquise à vos vertueux efforts. Je me figure la jeune Écossaise avec des cheveux rouges (naturellement vous les qualifiez de blonds), de grands pieds et des taches de rousseur !…

— Aurora Floyd !… des cheveux rouges et des taches de rousseur !

Le jeune officier se mit à rire aux éclats en entendant cette stupéfiante plaisanterie.

— Vous la verrez dans un quart d’heure, Bulstrode, — dit-il.

Talbot Bulstode, Capitaine au 11e hussards de Sa Majesté, avait consenti à amener son camarade dans sa voiture, de Windsor à Beckenham, et à s’affubler de son uniforme, afin d’en orner la fête de Felden, principalement parce que ayant, à l’âge de trente-deux ans, parcouru toute la série des émotions et des distractions de la vie, et se trouvant réduit à l’état de prodigue épuisé sous le rapport de ce genre de monnaie, quoique assez bien pourvu sous celui des simples et viles richesses, il était trop las du monde et de lui-même pour s’inquiéter beaucoup de savoir où ses amis et ses camarades l’emmenaient. C’était le fils aîné d’un riche baronnet de Cornouailles, dont un ancêtre avait reçu son titre directement des mains du roi Jacques d’Écosse, à l’époque où les baronnies avaient commencé à devenir à la mode ; ce même ancêtre était propre parent d’un certain gentilhomme sans feu ni lieu, malheureux et persécuté, nommé Walter Raleigh, et qui n’avait pas été trop bien traité par ce même roi Jacques d’Écosse. Or, de tous les orgueils qui aient jamais gonflé poitrine humaine, l’orgueil des habitants du pays de Cornouailles est peut-être le plus fort ; et la famille de Bulstrode était une des plus fières. Talbot n’était pas un fils dégénéré de cette altière maison ; dès sa plus tendre enfance, il avait été le plus orgueilleux des hommes. Cette fierté avait été la faculté salutaire qui avait présidé à son heureuse carrière. D’autres hommes auraient pu descendre commodément ce sentier uni que la richesse et la grandeur rendaient si agréable ; mais ce n’est pas ce que fit Bulstrode. Les vices et les folies du reste de l’humanité peuvent être réparables ; mais le vice ou la folie chez un Bulstrode auraient laissé sur un écusson, que rien n’avait encore terni, une tache que ni le temps ni les larmes n’auraient jamais lavée. Cet orgueil de naissance, auquel ne se mêlait absolument aucun orgueil de richesse et de position, avait un certain côté noble et chevaleresque, et Talbot était aimé de plus d’un parvenu que des hommes de plus basse extraction aurait méprisé. Dans les affaires ordinaires de la vie, il était aussi humble qu’une femme ou un enfant ; ce n’était que quand l’honneur était en jeu que le dragon endormi de l’orgueil qui avait gardé les pommes d’or de sa jeunesse, de sa pureté, de sa probité et de sa loyauté, s’éveillait et défiait l’ennemi. À trente-deux ans, il était encore célibataire, non pas qu’il n’eût jamais aimé, mais parce qu’il n’avait jamais rencontré une femme que la pureté de son âme rendît digne à ses yeux de devenir la mère d’une noble race et d’élever des fils appelés à faire honneur au nom de Bulstrode. Dans une femme de son choix, il cherchait plus que la vertu ordinaire qu’on rencontre tous les jours ; il demandait ces grandes et royales qualités qui sont très-rares chez nos sœurs. Une intégrité sans peur, un sentiment de l’honneur aussi vif que celui qui l’animait, des intentions loyales, du désintéressement, une âme au-dessus des mesquineries de la vie journalière, c’étaient là autant de mérites qu’il cherchait dans l’être qu’il aimait ; et au premier frémissement d’émotion que lui causaient deux beaux yeux, il devenait difficile et sévère sur le compte de la femme à qui ils appartenaient, et il commençait à tâcher de découvrir les taches les plus légères sur la robe brillante de sa virginité. Il aurait épousé la fille d’un mendiant, si elle avait répondu à son idéal presque introuvable ; il aurait repoussé la descendante d’une race de rois, si elle fût tombée du dixième d’un pouce au-dessous. Les femmes craignaient Bulstrode : les mères fuyaient toutes confuses la froide étincelle de ses yeux si perçants ; les filles à marier rougissaient, tremblaient, et sentaient leurs coquettes affectations, leur tactique de bal, les abandonner sous le calme regard de ce jeune officier ; au point qu’à force de le redouter, les aimables et volages créatures avaient fini par l’éviter et le prendre en aversion, et par faire du château et de la fortune de Bulstrode un partage et une proie à l’abri des coups de filet dans les grandes pêcheries matrimoniales. Aussi, à trente-deux ans, Talbot marchait-il avec sérénité et sans danger au milieu des pièges tendus dans Belgrave, fort de la croyance populaire que le Capitaine Bulstrode du 11e hussards n’était pas un homme à marier. Cette croyance était corroborée sans doute par le fait que l’habitant du pays de Cornouailles n’était nullement un de ces ignorants élégants dont tout le talent consiste à savoir faire la raie de leurs cheveux, à pommader leurs moustaches, et à fumer dans une pipe d’écume de mer culottée par leur domestique, et qui sont devenus le type reconnu du militaire, en temps de paix.

Bulstrode avait la passion des travaux scientifiques ; il ne fumait pas, ne buvait pas, ne jouait pas. Il n’était allé qu’une fois dans sa vie au Derby, et ce jour-là il avait quitté tranquillement le Pavillon au moment où la grande course avait lieu, où les visages pâles étaient tournés vers le coin fatal, où les spectateurs étaient malades d’effroi et d’inquiétude, et agités et affolés par l’incertitude et l’attente. Il n’allait jamais à la chasse, quoiqu’il montât à cheval comme le Colonel Assheton Smith. C’était une très-bonne lame, un des meilleurs élèves d’Angelo, un des visiteurs favoris de la salle d’armes de ce prévôt au cœur simple, à l’esprit honorable ; mais il n’avait jamais manié une queue de billard de sa vie, ni touché une carte depuis son enfance, si ce n’est lorsqu’il jouait le soir une partie de whist avec son père, sa mère et le curé de la paroisse, dans le salon, situé au midi, du château de Bulstrode. Il avait une aversion particulière pour tous les jeux de hasard et d’adresse, et prétendait qu’il était au-dessous d’un gentilhomme d’avoir recours, même pour s’amuser, aux pitoyables distractions des chevaliers d’industrie. Son appartement était tenu aussi proprement que celui d’une femme. Des boîtes d’instruments de mathématiques remplaçaient les caisses de cigares ; des épreuves de reproductions de Raphaël ornaient les murailles ordinairement couvertes de gravures françaises et d’aquarelles représentant des chasses. Il connaissait parfaitement tous les tours de phrase de Descartes et de Condillac, mais il eût été grandement embarrassé de traduire le noble style de M. Paul de Kock. Ceux qui parlaient de lui se résumaient en disant qu’il n’avait rien d’un officier ; mais il existait certain régiment d’infanterie, qu’il commandait lorsque les hauteurs d’Inkermann furent emportées d’assaut, et dans les rangs duquel on avait une autre opinion sur le compte du Capitaine Bulstrode. Il avait permuté pour entrer dans le 11e hussards à son retour de Crimée, d’où, entre autres distinctions, il avait apporté une raideur dans une jambe, qui, pendant un certain temps, le mit dans l’incapacité de danser. C’était donc par pure bienveillance ou par suite de cette indifférence pour tout que l’on prend aisément pour du désintéressement, que Bulstrode avait consenti à accepter une invitation au bal de Felden.

Les invités du banquier n’appartenaient pas au cercle d’élite familier au Capitaine de hussards ; aussi Talbot, après avoir adressé quelques compliments au maître de la maison, se retira au milieu de la foule réunie à l’une des portes, et se mit tranquillement à observer les danseurs. Il ne manquait pas cependant d’être lui-même l’objet de l’attention de ceux qui l’entouraient, car il était précisément un de ces hommes qui ne peuvent se confondre dans la foule. Grand, la poitrine large, le visage pâle et sans favoris, le nez aquilin, les yeux gris clair et froids, la moustache épaisse, et les cheveux noirs coupés aussi ras que s’il fût sorti récemment de Coldbath Fields ou de la prison de Millbank, il formait un contraste frappant avec le jeune cornette aux favoris jaunes qui l’avait accompagné. Cette raideur de jambe, qui, chez d’autres, aurait pu paraître un défaut, ajoutait à la distinction de sa démarche, et, rapprochée des brillantes décorations qui ornaient le plastron de son uniforme, révélaient des actions d’éclat récemment accomplies. Il prenait fort peu de plaisir dans la joyeuse assemblée qui passait et repassait devant lui en suivant le mouvement d’une valse de Jullien. Il avait déjà entendu la même musique, exécutée par les mêmes musiciens ; les visages, bien qu’ils ne lui fussent pas familiers, n’étaient pas nouveaux pour lui : c’étaient des beautés au teint brun vêtues de rose, et des beautés blondes vêtues de bleu ; des beautés grandes et superbes, couvertes de soieries, de dentelles, de bijoux, d’atours étincelants, et des beautés moins altières et plus modestes, enveloppées de crêpe blanc et de boutons de rose. Tous ces filets de gaze et de tarlatane avaient été tendus pour lui, et il avait échappé à tous ; le nom de Bulstrode pouvait disparaître des annales de la noblesse du pays de Cornouailles pour ne plus laisser de trace que sur des pierres tumulaires ; mais il ne serait jamais terni par une indigne descendance, ni traîné dans la fange d’une cour de divorce par une femme coupable. Pendant qu’il demeurait nonchalamment adossé dans l’embrasure d’une porte, appuyé sur sa canne et reposant sa jambe malade, se demandant s’il y avait quelque chose sur terre qui récompensât l’homme de la peine de vivre, le cornette Maldon s’approcha de lui, ayant une main gantée légèrement posée sur son bras et une divinité marchant à ses côtés. Une divinité ! une femme d’une beauté impérieuse, en costume blanc et cerise, éblouissante à voir, enivrante à contempler. Le Capitaine avait servi dans l’Inde, et avait une fois goûté d’une horrible liqueur spiritueuse appelée bang, qui rend à moitié fous les hommes qui en boivent ; et il ne put s’empêcher de se figurer que la beauté de cette femme avait la puissance de cette préparation alcoolique : qu’elle était féroce, enivrante, dangereuse, et qu’elle devait mener à la folie.

Son camarade le présenta à cette merveilleuse créature, et il apprit que sur terre elle se nommait Aurora Floyd, et qu’elle était l’héritière de Felden.

Bulstrode fut bientôt remis de sa première impression. Cette créature impérieuse, cette Cléopâtre en crinoline, avait un front bas, un nez qui déviait de la ligne normale de la beauté et une grande bouche. Ce n’était qu’un piège de plus, recouvert de mousseline blanche et dont l’appât consistait en fleurs artificielles, comme toutes les autres femmes. Elle devait avoir cinquante mille livres de dot, aussi n’avait-elle pas besoin d’un mari riche ; mais elle n’avait point un nom marquant dans la société, aussi avait-elle naturellement besoin d’une position, et sans doute elle avait lu l’histoire des Raleigh Bulstrode dans les sublimes pages de Burke. C’est pourquoi les yeux gris clair de Talbot prirent une expression aussi froide que jamais, au moment où il salua l’héritière. Maldon procura à sa compagne une chaise tout près du pilastre contre lequel s’était adossé Bulstrode, et Mme Alexandre Floyd s’étant emparée à l’instant même du cornette, dans la cruelle intention de l’emmener danser avec une dame qui exécutait une plus grande partie de ses pas sur les pieds de son cavalier que sur le parquet de la salle de danse, Aurora et Talbot restèrent seuls ensemble.

Le Capitaine abaissa les yeux sur la fille du banquier. Son regard s’arrêta sur cette tête gracieuse, parée de sa couronne d’éclatantes graines rouges qui entouraient les touffes lisses et unies de cheveux plus que noirs. Il s’attendait à lui voir baisser modestement les paupières, comme le font les jeunes filles qui ont de longs cils, mais il fut désappointé, car Aurora regardait droit devant elle, ni lui ni les lumières, ni les fleurs, ni les danseurs, mais bien loin dans le vide. Elle était si jeune, si heureuse, si admirée, si chérie, qu’il était difficile de s’expliquer le sombre nuage qui ternissait l’éclat de ses beaux yeux.

Pendant qu’il cherchait ce qu’il lui dirait, elle leva les yeux sur lui, et lui adressa la question la plus étrange qu’il eût jamais entendue sortir des lèvres d’une jeune fille.

— Savez-vous, — dit-elle, — si Thunderbolt a gagné le Saint-Léger ?

Il était trop confus pour répondre à la minute, et elle continua d’un ton assez impatient :

— On doit avoir appris cela ce soir à six heures à Londres ; mais je l’ai déjà demandé à une demi-douzaine des personnes qui sont ici, et aucune ne paraît en rien savoir.

Les cheveux ras de Talbot semblèrent se dresser sur sa tête, en entendant cette terrible question. Grand Dieu ! quelle horrible femme !… La vive imagination du hussard se représenta immédiatement l’héritier de tous les Raleigh Bulstrode recevant ses premières impressions enfantines d’une pareille mère. Elle lui apprendrait à déchiffrer l’Almanach des Courses, elle inventerait un alphabet royal du turf, et lui dirait que D se met pour Derby, grand champ de course de la vieille Angleterre ; et E pour Epsom, rendez-vous à la mode, etc. Il dit à Mlle Floyd qu’il n’était jamais allé à Doncastre de sa vie, qu’il n’avait jamais lu un journal de sport, et qu’il ne connaissait pas plus Thunderbolt que le roi Chéops.

Elle le regarda d’un air assez dédaigneux.

Chéops ne valait pas grand’chose, — dit-elle, mais il a gagné la coupe d’automne à Liverpool l’année de Blink Bonny.

Bulstrode tressaillit de plus belle ; mais un sentiment de pitié se mêlait à l’horreur qu’il éprouvait.

— Si j’avais une sœur, — se dit-il à lui-même, — je la ferais causer avec cette malheureuse jeune fille pour la convaincre de son indignité.

Aurora n’adressa plus la parole au Capitaine, mais elle se remit à regarder dans le vide d’un air distrait, faisant tourner et retourner un bracelet autour de son poignet si bien modelé. C’était un bracelet de diamants, valant deux ou trois centaines de livres, que son père lui avait donné dans la journée. Floyd aurait placé toute sa fortune en chefs-d’œuvre artistiques sortis des mains de Hunt et Roskell, les Froment-Meurice de Londres, si Aurora avait désiré après des bijoux et des colifichets. Les yeux de Mlle Floyd tombèrent sur le riche bijou, et elle le considéra longtemps et gravement, plutôt comme si elle eût calculé la valeur des pierres que si elle en eût admiré le travail.

Tandis que Talbot l’observait, frappé à la fois d’étonnement, de pitié et d’horreur, un jeune homme accourut à l’endroit où elle était assise et lui rappela la promesse qu’elle lui avait faite de danser avec lui au quadrille qui était en train de se former. Elle consulta son carnet d’ivoire, d’or et de turquoise, se leva avec un certain air d’ennui dédaigneux, et prit son bras. Talbot la suivit des yeux au moment où elle s’éloigna. Comme elle était d’une taille plus élevée que la plupart des personnes qui composaient l’assemblée, il fut longtemps avant de perdre de vue sa tête de reine.

— Une Cléopâtre avec un nez camus deux fois trop petit pour son visage, et le goût des chevaux ! — dit Bulstrode pensant à la divinité qui venait de disparaître. — Elle devrait porter un registre de Paris au lieu de ce carnet d’ivoire. Comme elle avait l’air distrait tout le temps qu’elle est restée assise là ! Je parierais qu’elle a fait un agenda pour le Saint-Léger, et qu’elle calculait combien elle s’attend à perdre. Qu’est-ce que ce pauvre banquier fera d’elle ? Il n’a qu’à la mettre dans une maison de fous ou à la faire élire membre du Jockey-Club. Avec ses yeux noirs et ses cinquante mille livres, elle pourrait dominer le monde du sport. Il y a eu une femme pape, pourquoi n’y aurait-il pas un Napoléon du turf du sexe féminin ?

Plus tard, alors que le frémissement des feuilles des arbres des bois de Beckenham annonçait cette heure froide et brumeuse qui précède la venue de l’aube, Bulstrode emmena son ami hors du château du banquier encore illuminé. Durant toute cette longue course à travers la campagne, il parla d’Aurora. Il fut sans pitié pour ses folies ; il ridiculisa, censura, railla, et condamna ses goûts douteux. Il dit à Maldon de l’épouser à ses risques et périls, et lui souhaita toute espèce de bonheur avec une semblable épouse. Il déclara que, s’il avait une pareille sœur, il la tuerait d’un coup de fusil, à moins qu’elle ne se corrigeât et ne jetât au feu son carnet de paris. Il tomba dans un accès d’humeur sauvage à propos des défauts de la jeune fille, et parla d’elle comme si elle lui eût fait une offense impardonnable en ayant du goût pour le turf. Le pauvre et humble jeune cornette s’arma enfin de courage, et interrompit son supérieur pour lui dire qu’Aurora était une jeune fille très-gaie, très-bonne enfant, une femme parfaite, et que, si elle voulait savoir qui avait gagné le Saint-Léger, ce n’était pas l’affaire du Capitaine Bulstrode ; et que lui, Bulstrode, n’avait pas besoin de tant faire de morale à ce propos.

Pendant que nos deux officiers s’animent à son sujet, Aurora est assise dans son cabinet de toilette et écoute le babillage de Lucy Floyd.

— Il n’y a jamais eu une fête si charmante, — dit cette jeune fille ; — Aurora, avez-vous vu ceci et cela, puis cela encore ? Et surtout avez-vous observé le Capitaine Bulstrode qui a fait toute la campagne de Crimée, qui boite en marchant, et qui est le fils de sir John Walter Raleigh Bulstrode, de Bulstrode Castle, près de Camelford ?

Aurora secoua la tête avec un geste d’ennui.

— Non, je n’ai fait attention à aucune de ces personnes-là.

Le bavardage enfantin de la pauvre Lucy s’arrêta court.

— Vous êtes fatiguée, chère Aurora, — dit-elle ; — que je suis cruelle de vous tourmenter !

Aurora jeta ses bras au cou de sa cousine, et cacha son visage sur la blanche épaule de Lucy.

— Je suis fatiguée, — dit-elle, — très-fatiguée.

Son ton trahissait une lassitude si désespérée, que sa douce cousine en fut alarmée.

— Vous n’êtes pas heureuse, ma chère Aurora ? — lui demanda-t-elle avec un empressement inquiet.

— Non, non… je ne suis que fatiguée. Tenez, allez-vous-en, Lucy. Bonne nuit… bonne nuit…

Elle poussa doucement sa cousine hors de la pièce et refusa les services de sa femme de chambre, qu’elle congédia aussi. Ensuite, toute fatiguée qu’elle était, elle porta la bougie de dessus la table de toilette sur un pupitre placé à l’autre extrémité de la chambre, et, s’asseyant devant ce pupitre, elle l’ouvrit, et, d’une de ses cases les plus cachées, elle tira le sale chiffon de papier crayonné que lui avait remis, une semaine auparavant, l’homme qui avait essayé de lui vendre un chien dans Cockspur Street.

Le bracelet de diamants, cadeau qu’Archibald avait fait à sa fille le jour de sa naissance, était serré dans son écrin de satin et de velours sur la table de toilette d’Aurora. Elle prit la boîte de maroquin dans sa main, regarda le bijou quelques instants, puis ferma le couvercle de la petite boîte qui fit entendre un son aigu et métallique.

— Il y avait des larmes dans les yeux de mon père quand il m’a attaché ce bracelet au bras, — dit-elle en se rasseyant devant son pupitre. — S’il pouvait me voir maintenant !…

Elle enveloppa la boîte de maroquin dans une feuille de grand papier à lettre, cacheta le paquet en plusieurs endroits avec de la cire rouge et un cachet simple, et écrivit dessus cette adresse :

J. C.
Aux soins de M. Joseph Green,
auberge de la Cloche,
Doncastre.

Le lendemain matin de bonne heure, Mlle Floyd emmena sa tante et sa cousine à Croydon, et, les ayant laissées dans une boutique de mercerie, elle alla seule à la poste où elle fit enregistrer le précieux paquet, dont elle paya le port.