Blanqui - Critique sociale, I/Economistes/Divers

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Félix Alcan (1p. 269-274).
VII. Sur divers ouvrages d’économie sociale

VII

SUR DIVERS
OUVRAGES D’ÉCONOMIE SOCIALE[1]


M. de Melun est un économiste de salon qui parle charité et aumône en gentilhomme, sans oublier le coup de pied au socialisme. En général, toutes les charités, toutes les bienfesances de ces messieurs sont des prétextes pour arriver à l’affaire capitale, l’excommunication du socialisme. « Le socialisme ne s’est pas arrêté au présent, il à découragé la bonne volonté future, et rendu plus difficile le progrès dans l’avenir. Par la réprobation qu’il soulève, il a préparé des prétextes à l’égoïsme, des arguments à la cupidité. Pendant longtemps, son ombre se dressera entre l’opinion publique et les idées de justice, d’égalité, d’amélioration sociale, vers lesquelles le mouvement était unanime. »

Ces derniers mots sont délicieux. Il y avait un mouvement unanime (dans les classes dominantes, veut dire évidemment l’auteur) vers les idées de justice, d’égalité, etc.

Qui s’en serait douté ? Ce n’est pas ce brave Moniteur qui dit vingt lignes plus haut : « Pendant les dernières années de la monarchie de Juillet, les préoccupations exclusivement politiques et parlementaires faisaient perdre de vue les questions sociales, On cherchait à s’en dissimuler l’importance. On ajournait, on éludait. La révolution de Février a montré l’erreur et fait cesser l’illusion. Les questions sociales ont repris leur rang. »

Voilà un démenti assez net au pieux mensonge du citoyen comte Armand de Melun. C’est fort mal. La révélation extraordinaire du noble représentant de la chouannerie méritait plus d’égards. Le Moniteur a tort. — L’assurance avec laquelle le gentilhomme parle de l’avenir est vraiment curieuse. Est-ce aveuglement ou tactique ? diplomatie ou béotisme ? À lire ces naïves prédictions, il est clair que l’auteur regarde ou feint de regarder son parti comme maître de la situation et arbitre suprême des destinées de la France, Le peuple est désormais à la merci de l’égoïsme et de la cupidité qui en feront à leur tête, sans crainte de la contradiction ni du châtiment. Les masses se débattront dans leur misère, tandis que les riches, sous prétexte et en haine du socialisme, se renfermeront dans leur insensibilité in sæcula sæculorum, sans le moindre danger de correction. Ah ! tu fais du socialisme ! Eh ! bien, tu n’auras pas un rouge liard. Tu crèveras de faim et je me draperai dans mon ressentiment. C’est ce qu’il faudra voir.

M. Jules Lebastier est moins grand seigneur et plus économiste. Suivant lui, la misère, à un certain degré d’extension, est le résultat d’un ordre social vicieux ou de la violation de-certaines lois économiques. Diable ! que M. Lebastier y prenne garde ! Sa proposition sent terriblement le fagot, c’est-à-dire le socialisme. La conséquence surtout est un axiome d’enfer. « Cette misère », dit-il, « ainsi considérée, se soustrait à la responsabilité de l’individu, et rentre sous la responsabilité de la société. »

Le socialisme n’a jamais dit plus ni autrement. L’auteur a beau distinguer ensuite entre les deux sources de la misère, la source personnelle et la source sociale, les vices de l’individu et les vices de l’organisation politique, il a beau rejeter sur le patient la responsabilité des malheurs nés de sa faute et n’inscrire au débet de la société que les infortunes créées par son imperfection, ce triage ne sauve rien. Que la société soit coupable entièrement ou à demi, que son bilan soit plus ou moins chargé, la part qui lui revient dans les souffrances du travailleur est une sentence de condamnation. L’argument embarrasse l’auteur en quête de moyens d’assistance. « On se trouve placé, dit-il, entre le danger d’une action insuffisante et les folies du droit au travail et des théories socialistes. »

Sur ce, il fait l’histoire critique de la loi des pauvres en Angleterre, et il arrive à cette conclusion d’une logique étrange, que le secours donné, sous forme de travail, à l’homme privé de moyens, n’est qu’un prêt, une avance constituant une dette envers la société, et restituable. Mais si c’est la société qui, par sa mauvaise organisation, a privé l’individu de moyens d’existence, elle ne fait elle-même que payer une dette, en rendant ce qu’elle avait ôté. La restitution n’est que l’acquittement d’une dette et ne peut pas devenir le titre d’une créance, à moins d’ériger en principe la spoliation et l’esclavage.

MM. Saint-Genest et Rollet tracent l’historique et l’exposé de toutes les institutions de secours. Ils font appel au dévouement sous peine de socialisme, Ils sont tous très drôles avec leurs dévouements et leurs charités. La misère des masses vient de la richesse des privilégiés. C’est le prélèvement de la rente sous toutes ses formes, la dîme énorme frappée sur les travailleurs au profit des oisifs, qui ruine et dévore le peuple. Tous les médecins, en quête de remèdes sociaux, posent le problème dans ces termes insolubles : « Guérir le travailleur ruiné par la rente, sans toucher à la rente. » Ils chercheront longtemps ce nouveau mouvement perpétuel. Aussi vont-ils tous culbuter dans l’absurde, l’impossible et le ridicule.

M. Béchard, le légitimiste, veut décentraliser les communes, créer des associations locales de crédit et organiser des corporations ouvrières pour remédier à l’individualisme. Mais le Moniteur avertit tout aussitôt M. Béchard qu’il fait fausse route, qu’il marche à l’abîme, et lui crie : « Gare le socialisme ! Casse-cou ! »

Vient ensuite la mention de l’Œuvre des familles et de l’Œuvre des faubourgs, œuvres jésuitiques, comme on peut le deviner sur la seule étiquette. L’Œuvre des familles est une association de dix individus pour en assister un seul, avec une faible mise. Un certain nombre de dizaines forme une famille qui a sa caisse et ses réunions présidées par le curé de à paroisse. C’est tout bonnement une affiliation congréganiste.

L’Œuvre des faubourgs est née de l’insurrection de Juin. « La faim y a eu grande part », dit le Moniteur. En vérité, ce Moniteur devient tout à fait factieux. N’est-ce pas un scandale que ce langage, une justification de la révolte ?… « Après la victoire de la loi, la charité a pénétré dans les asiles abandonnés par les hommes sur qui pesait la répression. Elle à été effrayée des affreux spectacles ouverts sous ses yeux. Plusieurs faubourgs lui ont révélé des souffrances inouïes. » Alors l’Œuvre des faubourgs s’est fondée et a imaginé… d’envoyer les enfants à l’école !! C’est une idée comme une autre, mais elle est singulièrement née. J’ai cru qu’ils allaient envoyer les enfants chez le boulanger. Va pour l’école.

1850.

FIN DU TOME PREMIER
  1. Moniteur du 4 février 1850.