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Dictionnaire de théologie catholique/TYRRELL Georges

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J. Rivière
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 243-245).

TYRRELL Georges (1861-1909), un des principaux animateurs du modernisme. I. Vie. II. Œuvres. III. Doctrine.

I. Vie. — Par sa naissance (Dublin, 6 février 1861) et sa première éducation, il appartenait au calvinisme le plus strict. Mais une crise religieuse précoce inclina d’abord son âme inquiète vers la Haute-Église et, bientôt après, vers le catholicisme, dont il fit profession en se donnant, au cours de sa 17e année, à la compagnie de Jésus (1879).

Période catholique. — Un moment consacré aux œuvres paroissiales, puis à l’enseignement de la philosophie au collège de Stonyhurst (1894-1896) où il se fit remarquer par son thomisme intégral, il fut définitivement attaché au ministère de la prédication. L’originalité de sa manière lui valut un prompt succès, que de petits livres de spiritualité ne tardèrent pas à prolonger auprès d’un plus large public. Sa collaboration régulière au Month, à partir de 1896, acheva de le mettre au rang des apologistes les plus distingués.

Cependant une évolution intime s’accomplissait en lui sous l’influence des grands théologiens libéraux anglais Mathew Arnold et B. Jowett, puis de la philosophie allemande que lui faisait connaître son ami le baron Fr. von Hügel, grâce auquel il était également initié à l’école française du dogmatisme moral et de l’ « action », ainsi qu’à la critique d’A. Loisy. D’où le besoin finit par s’imposer à lui de rénover l’enseignement de la foi catholique en subordonnant le caractère intellectuel de la révélation aux émotions de la piété, la valeur absolue du dogme à la caducité de ses formules, le rôle de l’Église aux poussées de l’Esprit. Au triomphe de ce « modernisme » il allait vouer désormais toutes les ressources de son esprit subtil et de son tempérament passionné.

Période moderniste. — Ses nouvelles tendances qui filtraient à peine dans ses productions publiques, auxquelles les milieux étrangers commençaient à prendre un intérêt de plus on plus vif, s’exprimaient nettement dans des publications clandestines, qui se multiplièrent à partir de 1902 et que la presse finit par ébruiter. Aussi le général des jésuites, auprès de qui G. Tyrrell était justement en train de négocier administrativement sa sortie, prononça-t-il d’autorité son exclusion (1er février 1906). Mesure qui lui enlevait de plein droit toute situation et tous pouvoirs ecclésiastiques, dès là qu’il se trouvait congédié de la compagnie sine episcopo receptore.

Recueilli par Miss Petre dans la maison de famille qu’elle dirigeait à Storrington, G. Tyrrell mit à profit sa liberté pour entreprendre une campagne d’agitation et de propagande, où les lettres et notes relatives à son cas personnel destinées aux journaux de tous les pays s’ajoutaient aux livres de circonstance et aux articles de revue dans lesquels il plaidait avec ardeur la cause du « modernisme » doctrinal. L’encyclique Pascendi provoqua de sa part des protestations indignées dans le Giornale d’Italia du 26 septembre, puis dans le Times des 30 septembre et 1er octobre 1907. Ce qui lui valut, dès le 22 octobre, une sentence de Rome aux termes de laquelle il était « privé des sacrements ».

Plus intraitable que jamais, il prônait « l’excommunication salutaire ». Tenté parfois de revenir à l’anglicanisme, il préférait s’attacher à la communion catholique, sauf à rêver que s’organisât « un fort noyau d’excommuniés qui constitueraient une protestation vivante contre la papauté ». En attendant, il payait de sa personne tant dans les revues de langue anglaise que dans le Rinnovamento de Milan et autres feuilles Italiennes qui s’efforçaient de combattre le bon combat pour la modernisation de l’Église. Au cardinal Mercier, qui l’avait nommément cité comme adepte du « modernisme » dans son mandement pour le carême de 1908, il répliquait par un livre où il dénonçait le « médiévalisme » du catholicisme actuel et en préparait un autre où il montrerait le christianisme lui-même

« à la croisée des chemins ».

C’est au milieu de cette activité débordante que la mort surprit l’impétueux sectaire le 15 juillet 1909, sans qu’il pût se réconcilier avec cette Église de son choix dont il ne cessa pas un instant de se dire — et de se croire — le défenseur contre l’aveuglement de ses chefs.

II. Œuvres. — De ses nombreuses publications, seules méritent d’être ici retenues celles qui intéressent de près ou de loin la théologie. Échelonnées sur tout le cours de sa carrière, elles en reflètent l’histoire et en marquent l’évolution.

Avant la crise. — Littérature pieuse et apologétique religieuse au jour le jour se partagèrent ses premier travaux : Nova et vetera, 1897 (trad. fr. par A. Clément, Paris, 1905) ; Hard sayings, 1898 (trad. fr. par A. Clément : Dures paroles, Paris, 1907) ; On external religion, 1899 (trad. fr. par Aug. Léger : La religion extérieure, 1902) ; Oil and wine, 1900 (imprimé seulement à titre confidentiel) ; The faith of the millions, 1901, réunion en deux volumes des principaux

« essais » parus dans le Month depuis 1896, parmi lesquels

se distingue un article plus important, où se trouve déjà contenu le germe de sa doctrine postérieure, sur « les rapports de la théologie et de la piété ».

Préparation de la crise. — Écrits pseudonymes :

« Dr Ernest Engels », Religion as a factor of life, 1902

(trad. ital. par S. Gelli, pseudonyme de R. Murri : Psicologia della religione, Rome, 1905) ; « Hilaire Bourdon », The Church and the future, 1903. — Écrits avérés : Lex orandi, 1903, où se retrouve en substance, avec l’Imprimatur de la compagnie, le fond plus ou moins remanié de la brochure clandestine d’ « Ernest Engels » ; Lex credendi, 1906, ouvrage de caractère plutôt pieux et de fond assez équilibré, qui consiste surtout dans un commentaire mystique du Pater.

Explosion de la crise. — A much abused letter, 1906, reprise publique, augmentée de « réflexions sur le catholicisme », de la « Lettre confidentielle » — toute fictive d’ailleurs — « à un ami professeur d’anthropologie », qui circulait sous le manteau depuis 1904 et dont la divulgation intempestive par le Corriere della sera, le 31 décembre 1905, avait amené le général des jésuites à prononcer la peine d’exclusion contre G. Tyrrell ; Through Scylla and Charybdis, 1907, recueil d’articles divers parus au cours des années précédentes en vue de frayer une sorte de via media, sur la base de l’expérience mystique, entre le dogmatisme de l’Église et le pragmatisme purement utilitaire de la pensée moderne : l’auteur y reproduit en particulier les pages qui avaient été reçues dans le Month de janvier 1904, sous le titre de Semper eadem, où il dénonçait à mots couverts la faillite de la conception newmanienne du développement et dont la rédaction subtile avait surpris la vigilance des éditeurs ainsi que de la plupart des lecteurs.

Paroxysme de la crise. — A la condamnation portée contre le modernisme par ce qu’il appelait l’encyclique Perdendi gregis, sa plume féconde opposait tour à tour : L’excommunication salutaire, dans la Grande Revue du 10 octobre 1907, t. xlv, p. 661-672 (notes qui dataient, en réalité, du 18 mai 1904) ; The programme of modernism, Londres, 1908, traduction d’Il programma dei modernisti, manifeste anonyme lancé à Rome par Ern. Buonaiuti dès le 28 octobre 1907 ; Mediævalism, Londres, 1908, réplique au mandement du cardinal Mercier ; Christianify at the crossroads, 1909 (œuvre posthume dont la préface est datée du 29 juin 1909) ; Essays on faith and immortality, 1914, fragments groupés après sa mort par les soins de ses amis.

A mesure que la crise moderniste prenait les allures d’un mouvement international, les principaux ouvrages de G. Tyrrell bénéficièrent de traductions jusqu’en Allemagne et en Italie. Chez nous la « Bibliothèque de critique religieuse » éditée par la maison Nourry publiait successivement : Lettre à un professeur d’anthropologie, 1908 ; Suis-je catholique ? Examen de conscience d’un moderniste. Réponse au mandement quadragésimal de Son Éminence le cardinal Mercier, 1908 ; De Charybdeen Scylla. Ancienne et nouvelle théologie, 1910 ; Le christianisme à la croisée des chemins, 1911.

III. Doctrine. — Autant il serait peut-être excessif de chercher, à travers cette littérature de guerre, un système cohérent, autant se dessinent avec un suffisante clarté les grandes lignes de la pensée novatrice qui s’y exprimait à bâtons rompis.

Principes directeurs. — 1. Dans l’ordre de la philosophie religieuse, le seul où il put prétendre à une certaine originalité, G. Tyrrell professa de bonne heure ce qu’il nommait « un agnosticisme tempéré », qui s’étendit bientôt des systématisations théologiques au concept même de révélation. Celle-ci était, à ses yeux, une lex orandi avant d’être une lex credendi et les termes simples qui la constituent étaient confiées à l’Église qui devait en assurer la direction fondamentale au prix de multiples traductions. Dans ce travail, une large place, à côté de la hiérarchie, revenait à la conscience des simples chrétiens. Il y eut toujours, chez G. Tyrrell, un fond de « protestantisme inavoué, pallié mais jamais éliminé ». L. de Grandmaison, dans Études, t. cxlii, 1915, p. 99.

2. « En fait d’histoire et de sciences bibliques, Tyrrell ne fut jamais qu’un disciple, d’autant plus dépendant de ses maîtres nouveaux qu’il se méfiait davantage de ceux qu’il avait quittés. » J.-V. Bainvel, dans Études, t. cxxiii, 1910, p. 741. De ces « maîtres », le principal, pour ne pas dire le seul, fut toujours A. Loisy, dont il acceptait docilement les pires postulats.

2o Applications : Nature du sentiment religieux.

C’est autour de ce thème que roulait, en majeure partie, la plaquette du « Dr Ernest Engels ».

1. En soi, la religion se ramène au « sens de l’absolu ». Plus tard seulement l’intelligence humaine s’efforce de traduire en concepts cette primitive intuition. Dans cette œuvre, elle n’aboutit d’ailleurs qu’à des symboles « spéculativement faux mais pratiquement vrais » (p. 6-8) : c’est à la vie morale, en effet, qu’il appartient de nous faire sentir Dieu comme la suprême volonté que nous devons aimer et servir.

2. Parce que le monde religieux ne se manifeste que progressivement, on peut parler de révélation. À chacune de ses étapes correspond le désir d’une autre et l’effort pour la provoquer : c’est en quoi consiste l’inspiration. Si toutes les religions portent jusqu’à un certain point ce double caractère, il se vérifie surtout chez les prophètes d’Israël (p. 13-15), dont le Christ achève la lignée.

3. Héritier de cette tradition, le christianisme, par sa prédication de l’amour divin, par sa doctrine de la grâce et des sacrements, est l’éducateur par excellence des volontés (p. 24-31). Le secret de sa valeur est dans la vie qu’il est capable d’infuser aux âmes (p. 32-37). Mais c’est à condition de lui appliquer la parole évangélique : Spiritus est qui vivificat, en subordonnant à sa fécondité religieuse les conceptions intellectuelles dont il s’est chargé au cours des temps (p. 50-51). Un essai d’explication pragmatiste du Credo (p. 57-58) accompagnait cet exposé.

3o Application : Rôle de l’Église.

Cette philosophie religieuse se prolongeait en une ecclésiologie, dont le programme était tracé par le « petit livre gris » d’ « Hilaire Bourdon ».

1. Partie négative. — Sous sa forme traditionnelle, le catholicisme est caduc : la critique biblique en a ruiné les fondements (p. 7-19) et l’histoire des dogmes lui enlève tous ses droits à l’infaillibilité (p. 19-22). La Curie romaine, avec son despotisme désuet, ne fait que révéler aux yeux de tous la gravité du mal.

2. Partie positive. — Étant donné que le christianisme est moins une doctrine qu’un esprit, l’Église a pour mission essentielle de se faire l’école de la charité divine ici-bas (p. 33-84). Comme expression de la vérité, ses dogmes ne sont qu’une « approximation nécessairement faillible » (p. 95) : ils ne peuvent passer pour infaillibles que dans la mesure où ils se montrent générateurs de vie et d’action. À ce titre, ils s’expriment tout d’abord dans la conscience des fidèles, d’où les formules officielles ne font que les dégager (p. 101). De ce consensus fidelium la hiérarchie n’est que l’interprète, sous l’impulsion de l’esprit du Christ qui est l’unique règle de foi (p. 112-113) : l’infaillibilité du pape, en particulier, n’a pas d’autre sens (p. 108-109).

3. Conséquences pratiques. — Il reste à l’Église telle que nous la voyons le mérite de représenter en fait l’idée nécessaire d’un christianisme organisé. Le Christ se retrouve en elle, moyennant de remonter à la foi qui l’anime à travers la lettre de son enseignement (p. 142-150). Aux plus éclairés de ses fils le devoir s’impose de rester dans son sein pour travailler à sa transformation (p. 155-163) : en quoi ils ressemblent aux bons citoyens qui ne combattent leur gouvernement que pour mieux servir le pays. De même donc que le judaïsme a fait place au christianisme, on peut entrevoir, à la limite, « que le catholicisme ait à mourir pour revivre sous une forme plus large et plus élevée ». A much abused letter, p. 89.

Pragmatisme agnostique et évolutionniste dans la notion de la révélation et du dogme ; mysticisme individualiste d’origine protestante dans la conception de l’Église et de son magistère : les œuvres postérieures de G. Tyrrell n’ont guère ajouté à ce programme initial. Aussi bien est-ce à lui notoirement que la synthèse du « modernisme » construite par l’encyclique Pascendi doit le plus de son architecture et de ses matériaux.

I. Milieu. — Ern. Dimnet, La pensée catholique dans l’Angleterre contemporaine, Paris, 1906 ; A. Lilley, Modernism. A record and a review, Londres, 1908 ; A. Bawkes, Studies in modernism, Londres, 1913 ; A. Houtin, Histoire du modernisme catholique, Paris, 1913 ; J. Rivière, Le modernisme dans l’Église. Étude d’histoire religieuse contemporaine, Paris, 1929 (résumé ici même à l’art. Modernisme, t. x, col. 2009-2047) ; M.-D. Petre, Modernism. Its failure and his fruits, Londres, 1918 ; Percy Gardner, Modernism in the english Church, Paris, 1926 ; A.-R. Vidler (anglican libéral), The modernist movement in the Roman Church, Cambridge, 1934 (recension par J. Rivière, La crise moderniste devant l’opinion d’aujourd’hui, dans Revue des sciences religieuses, t. xx, 1940, p. 140-157) ; A. Loisy, Mémoires, Paris, 1930-1931 ; P. Sabatier, Les modernistes, Paris, 1909.

II. Biographie. — 1. Sources : M.-D. Petre, Autobiography and life of George Tyrrell, Londres, 1912 (trad. ital., Milan, 1915) ; G. Tyrrell’s letters (1898-1909), Londres, 1920 ; Fr. von Hügel, Selected letters, éd. Holland, Londres, 1927 ; L. Gougaud, Le modernisme en Angleterre, dans Revue du clergé fr., t. lvii, 1909, p. 549-565 ; Congrès d’histoire du christianisme, t. iii, Paris, 1928 (en l’honneur du jubilé d’A. Loisy).

2. Monographies : R. Gout (prot.), L’affaire Tyrrell, Paris, 1910 (paru d’abord dans la Revue de théologie publiée par la Faculté de théologie protestante de Montauban à partir de 1908) ; R. Thibaut, Dom Columba Marmion, Maredsous. 1929 ; J.-L. May (prot.), Father Tyrrell and the modernist movement, Londres, 1932 ; J.-J. Stam (prot.), George Tyrrell, Utrecht, 1938 (en néerlandais).

III. Discussion doctrinale. — À défaut d’une étude complète de sa théologie, qui reste encore à faire, quelques essais du premier jour méritent de survivre à l’actualité.

1. Chez les protestants : « Hakluyt Egerton » (pseudonyme d’Arthur Boutwood), Father Tyrrell’s modernism, Londres, 1909 (critique de Through Scylla and Charybdis). — 2. Chez les catholiques : Eug. Franon, Un nouveau manifeste catholique d’agnosticisme, dans Bulletin de littérature eccl., 1903, p. 157-166 (sur la brochure du « Dr Ernest Engels » ) ; La philosophie religieuse du P. Tyrrell, ibid., 1906, p. 33-49 ; note anonyme de la « Rédaction », dans Études, t. cvi, 1906, p. 693-695 ; J. Lebreton, Chronique de théologie, dans Revue pratique d’apologétique, t. iii, 1907, p. 542-550 ; Catholicisme, ibid., t. iv, 1907, p. 526-548 (en réponse à Théologisme de G. Tyrrell, paru ibid., p. 499-526) ; J.-V. Bainvel, Le dernier livre de George Tyrrell, dans Études, t. cxxiii, 1910, p. 737-775 (étude très ironique de l’ouvrage posthume : Christianity at the cross-roads).

J. Rivière.