Fables canadiennes/02/Le laboureur et l’athée

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C. Darveau (p. 127-130).

FABLE XV

LE LABOUREUR ET L’ATHÉE

Un laboureur, honnête homme et chrétien fidèle,
 Qui s’agenouillait chaque jour
Et croyait bonnement que l’âme est immortelle
Et doit quitter ces lieux pour un autre séjour ;
 Un brave laboureur, vous dis-je,
 Qui ne demandait au Seigneur,
 Pour croire au céleste bonheur,
 Aucun autre prodige
 Que le spectacle radieux

 
 Que le ciel fait éclore
 Au couchant, à l’aurore,
 Chaque jour sous nos yeux ;
 Un laboureur achevait ses semailles,
Quand il vit arriver au milieu de ses champs
Un soi-disant athée, un de ces sots tranchants
Qui veulent enlacer les autres dans leurs mailles.
L’angelus du midi, dans le même moment,
 Sonnait à l’église voisine ;
Le semeur se signa, puis, fort dévotement,
Se mit à réciter la prière divine.

 — Pourquoi ce signe de la croix ?
Fit le libre penseur en éclatant de rire :
 Est-ce que vraiment tu crois
 À ce que tu viens de dire ?

— Et pourquoi, mon ami, n’y croirais-je donc pas ?
Répondit aussitôt le laboureur modeste.

 — Parce que Dieu, comme le reste,
 Nous embarrasse à chaque pas.

— Cet embarras, pourtant, malheureux incrédule,
N’en existe pas moins quand, pour ne pas le voir,
 Votre esprit fier recule
 Ou se couvre d’un bandeau noir.

— Tout ça ce sont des mots ; à la mort tout s’efface :
Pour la terre on est fait : c’est ici notre place
 Et pas ailleurs.
Le tombeau ne rend pas, tu le sais, sa poussière,
Et la vie en la mort s’engloutit tout entière.

— Revenez dans deux mois ; à vos accents railleurs
 Je crois que je pourrai répondre.

L’incrédule partit : il était généreux.

— Vraiment, se disait-il, ces pauvres malheureux
 Sont bien faciles à confondre.

Il revint au temps dit ; c’était à la moisson.

— Eh bien ! commença-t-il, eh bien ! pieux garçon,
 Je viens chercher votre réponse.

— Interrogez mon champ, c’est lui qui la prononce.

 — Mais je l’écoute en vain.

 — Vous avez vu ce grain.
Je l’ai mis au printemps dans une chaude terre ;
Il a semblé pourrir ; tel ne fut pas son sort :
Un germe plein de vie est sorti de la mort…
Voyez ce champ superbe, expliquez ce mystère.
L’homme est plus qu’un vil grain, vous savez bien cela ;
Comment pouvez-vous donc jamais nommer chimère
Son espoir de sortir d’une tombe éphémère ?…
C’est ma seule réponse ; allez, méditez-la.