Fables canadiennes/02/Les deux chevaux

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C. Darveau (p. 77-81).

FABLE II

LES DEUX CHEVAUX

— Je te plains, mon ami, mais je ne puis rien faire
 Pour adoucir ton sort.
Souffre avec patience. À chacun son affaire.
 Puis te voici, du reste, au port.

Cette parole fière et bien peu charitable
Était dite, un bon jour, dans le fond d’une étable
 Et d’un air joyeux,
Par un jeune cheval au poil lisse et soyeux,

 À son compagnon d’existence
 Dont la misérable pitance
Ne pouvait, à coup sûr, faire des envieux.

 Ce dernier était vieux ;
Il avait le poil long et la croupe pointue,
 L’oreille rabattue,
La robe d’un gris sale et de la cire aux yeux :
 Il était chassieux.
On l’appelait souvent, et sans plaisanterie,
 Le paria de l’écurie.
 L’autre était bien traité,
 Étrillé, puis frotté ;
Il mangeait de l’avoine et portait couverture,
Revêtait harnais blanc, traînait belle voiture.

Le vieux se plaignait-il ? Je ne dirai pas non.
Il se plaignait un peu quand, après la journée.
 Il comparait sa vie infortunée
Au destin glorieux de son gai compagnon.
Mais celui-ci, prenant des allures malignes,
Lui répondait alors, en soufflant du naseau,
Ce que nous avons lu dans les premières lignes
 De notre fabliau.

 
 Or, il advint une disette.
 Il fallut faire la diète,
 Puis ensuite un repas par jour ;
 On mit à mort la basse-cour
 Et l’étable et la bergerie.
Le fléau cependant redoublait de furie.
On parla de tuer le plus jeune cheval ;
 L’autre était trop vieux et trop maigre.
 Notre jeune et bel animal
Se montrait, ce jour-là, tout pimpant, tout allègre.

— Pauvre ami, lui dit-on, caressant de la main
 Son épaisse et longue crinière,
 Oui, voilà notre heure dernière
 Et nous allons mourir de faim
 Si tu ne fais un sacrifice.

— Je vous comprends très-bien, dit le présomptueux,
Vous prenez le vieux gris. Ce serait monstrueux
 Que de refuser ce service,
 Et je m’en séparerai bien ;
 Il n’est, au reste, propre à rien.

 — Pas même à manger, dit le maître,
 Et c’est toi qu’il nous faut.

 

— Moi ? reprit l’animal faisant un soubresaut.

— Toi.

 — Mais, voyez un peu, je suis, sans le paraître
 Joliment maigre aussi.

 — Nous t’aimerons ainsi.

Il se plaignit en vain de cet arrêt atroce,
 Il fallut marcher au trépas.
Quand il passa tremblant près de la vieille rosse,
 La vieille rosse dit tout bas :

— Je te plains, mon ami, mais je ne puis rien faire
 Pour adoucir ton sort.
Souffre avec patience. À chacun son affaire.
 Puis te voici, du reste, au port.


Aimez votre mansarde,
Pauvres qui n’avez que l’honneur :
Bien souvent du bonheur
L’indigence est la sauvegarde.