Fables canadiennes/02/Les deux voisines et la mort

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C. Darveau (p. 105-107).

FABLE IX

LES DEUX VOISINES ET LA MORT

Deux voisines causaient. C’est bien dans la coutume.
Ce qui le serait peu — du moins je le présume
 Et je le dis tout bas —
Serait d’en trouver deux qui ne causeraient pas.
Deux voisines causaient de mille et mille choses,
 Se plaignaient surtout de leur sort,
 Croyaient les autres sur des roses
 Et, sans vouloir leur faire tort,
Auraient bien désiré d’échanger avec elles

  
 Leur insupportable destin.
L’une trouvait pourtant des heures assez belles
 Pour compenser certain chagrin ;
 L’autre, tout au contraire,
 Ne voyait pas comment
 On pouvait décemment
 Un instant se complaire
 Dans un monde pareil.

— Oui, depuis que je vois la face du soleil,
 Disait-elle d’une voix sourde,
 Je traîne, hélas ! tu le sais bien,
 Une chaîne affreusement lourde !

L’autre ajoutait : — C’est vrai ; mais moi n’ai-je donc rien ?
Les veilles, le travail, et puis la maladie ?
Cependant, malgré tout, j’aime encore la vie.

— Je la déteste, moi ! j’en ai bien trop goûté !
 La belle chose, en vérité,
 Qu’une longue existence
 À faire pénitence
Pour ceux qui près de vous nagent dans les plaisirs !
 L’objet de mes désirs,
 C’est la mort ; qu’elle vienne !

 Je suis bonne chrétienne,
 Mais je suis lasse de souffrir.

La mort entra soudain.

 — Je viens pour vous offrir
 Mes humbles services,
 Dit-elle, et finir vos supplices.

 — Madame la mort,
 S’écria la femme chagrine,
 Prenez donc ma voisine
 Tout d’abord !…


Quelque triste que soit de nos jours le poème,
Quel que soit le bonheur que l’on espère aux cieux
 On aime toujours mieux
Voir mourir ses voisins que de mourir soi-même.