Fables canadiennes/03/La chauve-souris

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C. Darveau (p. 160-163).

FABLE II

LA CHAUVE-SOURIS

 Dans l’humble fable qui précède
 Je vous ai montré, mes enfants,
 Que le bon quelquefois le cède
 Aux mauvais qui sont triomphants ;
 N’allez pas en conclure
 Qu’il en doit toujours être ainsi,
 Et que le coquin endurci
N’est pas gêné parfois dans sa coupable allure
 Le contraire arrive partout ;

 On se prend dans son propre piége ;
 On veut laisser d’autres debout
 Et l’on perd soi-même son siége.

 D’une chauve-souris
 Écoutez l’aventure ;
 Votre douce nature
 Lui prêtera le coloris.

— Je ne suis point, mes sœurs, vile, ni flagorneuse ;
 Je ne viens point faire ma cour —
 Dit la chauve-souris, un jour,
En pliant avec soin son aile membraneuse, —
 Or, les moineaux, nos ennemis,
 M’ont, tout à l’heure encor, promis
 De me faire heureusement vivre,
 Si je voulais ici les suivre
 Pour vous déposséder ;
 Mais je ne veux pas les aider.

 C’était aux souris véritables
Que la chauve-souris parlait comme cela ;
 Elle ne contait là
 Que des mensonges détestables,
 Et désirait pour ce brandon

Un prix quelconque, un léger don.
Elle l’obtint à l’instant même.
Ensuite elle vola vers les petits moineaux,
Et, se servant toujours du même stratagème :

 — Mes frères les oiseaux,
 Vous connaissez, dit-elle,
 Mon amitié fidèle ;
Défiez-vous sans cesse ou vous êtes finis :
Les souris ont juré de surprendre vos nids.
 Elles ont osé tout promettre
Si je voulais enfin dans leurs mains vous remettre ;
 Je leur ai montré du courroux,
 Car je suis oiseau comme vous.

 Cette nouvelle fourberie
 Eut aussi beaucoup de succès.
 On la paya sans ladrerie ;
 Et puis on tint un grand congrès
 Comme moineau n’en voit plus guère.
Il y fut décidé d’aller porter la guerre
 Chez les souris sans foi.
 Comme on allait prendre les armes,
 On entendit de grands vacarmes
 Et le camp fut rempli d’émoi.

 
 Or, les souris guerrières
 Avaient pris les devants :
 Leurs bataillons mouvants
 Couvraient des toises entières.

Cependant les moineaux dépêchent des courriers,
 De la cime de leurs arbustes,
Pour dire à l’ennemi que les nobles lauriers
Ne se cueillent jamais dans les guerres injustes.
Les souris font de même avant que d’attaquer ;
De sorte que bientôt tout vient à s’expliquer.
Redoutant la potence, alors, la souris-chauve
Vers des murs en ruine avec hâte se sauve.
Et depuis ce jour-là, cachée en son réduit,
 L’infortunée
Passe à trembler de peur chaque longue journée,
Et n’ose sortir que la nuit.


Un moment de folie, hélas ! fait souvent naître
 De longs jours de regrets.
 La honte, pour le traître,
 Suit la gloire de près.