Fables canadiennes/03/Le lièvre et le rat

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C. Darveau (p. 152-159).

LIVRE TROISIÈME

(à mes enfants)

FABLE PREMIÈRE

LE LIÈVRE ET LE RAT

 Bien des fabulistes,
 Profonds moralistes,
Ont avant moi conté, dans leurs vers séduisants,
 Ces histoires naïves
 Prises dans les archives

Des esprits sérieux et des cœurs bienfaisants.
Auprès de leurs travaux bien humble est mon ouvrage
Et je sens quelquefois s’affaisser mon courage.
Laisserai-je pourtant mon livre inachevé ?
 Comme le grain de sénevé
Il deviendra peut-être un arbre au rameau sombre
 Qui prêtera son ombre
 Au voyageur fatigué.
Écrivons donc encor : que m’importe le blâme
Si mes récits, enfants, charment votre jeune âme ?
Parmi les ennuyeux si je suis relégué,
J’aurai pour m’excuser le désir de vous plaire
 En vous donnant de bons conseils.
 Vous m’offrirez vos fronts vermeils,
Je les embrasserai, ce sera mon salaire.

Je vais dire aujourd’hui l’histoire d’un coquin ;
 Une assez longue histoire
Que vous conserverez bien dans votre mémoire,
Car on ne la trouve plus, même dans le bouquin.
Le coquin dont je parle était un jeune lièvre.
C’est drôle, n’est-ce pas ? et l’on n’aurait pas cru
Que ce triste animal put avoir un mot cru
 Sur la lèvre
 Et de l’audace dans le cœur.

Drôle si vous voulez, c’était un escroqueur.
 Il est vrai qu’il était sauvage,
Qu’il habitait un trou pratiqué dans le sol ;
Mais ça n’explique point son grand penchant au vol ;
 Car nul ne fait plus grand ravage
 Dans le domaine du prochain
 Que l’homme, —
L’homme civilisé, s’entend, — soit qu’il se nomme
 Sujet ou souverain.

Fatigué de ronger des bourgeons d*épinette,
 De gruger du sapin,
 Notre héros, un bon matin,
 Quitta sa maisonnette —
Si l’on peut d’un tel nom appeler un vil trou. —
 Il ne savait ni peu ni prou
 Vers quels lieux diriger sa course ;
 Mais le hasard est la ressource
 De ceux qui n’en ont pas.
Tout en réfléchissant, il dirigea ses pas
 À travers champs, vers une étable.
 Il fut bien inspiré,
 Car, à peine est-il entré,
 Qu’un rat qui se mettait à table
L’invite à s’approcher et lui présente un œuf.

 
Le lièvre trouve exquis ce mets tout à fait neuf,
 Le dévore,
 Puis en demande encore.
 Le rat hospitalier,
 Entr’ouvrant son cellier,
Lui fit voir que chez lui se trouvait l’abondance.

 — Je voudrais
 Des œufs frais,
Dit le petit intrus avec outrecuidance.

 — Comme on est en été,
Lui répondit le rat, vous en aurez sur l’heure,
 Même à satiété ;
 Restez dans ma demeure,
 Je vais vous en chercher.

 Puis il sortit pour dénicher
 Les poules sur leurs nids de paille.

 Trouvant amusant d’être ingrat,
 Le lièvre fit ripaille
 En l’absence du rat,
 Et vers les bois, ensuite,

 Prit la fuite.
Il ne se montra plus qu’aux jours froids de l’hiver,
Car, l’hiver arrivé, sa robe devint blanche.
Et puis il aimait moins le bourgeon de la branche
 Et le trouvait parfois amer.
Les œufs étaient si bons ! L’eau venait à la bouche
 Rien que d’y penser.
 Et le rat, loin d’être farouche,
Semblait aimer un peu qu’on l’aide à dépenser.

— Pourquoi ne tenter pas cette bonne aventure,
 Se dit-il, encore une fois ?
 Monsieur le rat est trop courtois
Pour oser soupçonner dans ma blanche fourrure
 Le lièvre gris qui l’a triché.
 Mettons sa finesse à l’épreuve ;
 Quand on a fait peau neuve
On peut impunément refaire vieux péché.

 II part donc, sautant sur la neige,
 Et chez le rat s’en vient frapper.
 Celui-ci lui présente un siège
 Mais ne parle point de souper.
 La faim inspire de l’audace
 À l’animal le plus prudent.

 
— Donnez-moi donc de quoi me mettre sous la dent,
 Demande, sans préface,
 Le visiteur ahuri.

 — Je n’ai qu’un œuf pourri
Que m’a laissé naguère un hôte malhonnête,
 Un lièvre gris.

 — C’était un mal-appris,
Fit aussitôt le lièvre en secouant la tête,
 Et si je le rencontre un jour
 Il paiera cher ce vilain tour.

 — Vraiment, votre bonté l’emporte,
 Et je vous dirai franchement
 Que j’ai des mets d’une autre sorte,
 Reprit le rat tout bonnement.

 — Je crois votre cave garnie,
 Et je vous jure que j’ai faim,
Continua l’hôte canaille et fin.

 — Mangez donc sans cérémonie,
 Quelques uns de ces frais biscuits.

  
 — En passant j’en ai goûté d’autres ;
 Je ne sais s’ils valent les vôtres,
 Mais ils me parurent bien cuits.

— Où cela, mon ami, dans la maison voisine ?

— Eh oui ! précisément, votre flair le devine.

— Je cours en chercher deux, ce sera le dessert.

— Vraiment vous me comblez, mais faites diligence,
Sinon je penserais qu’on vous a découvert ;
Et j’aimerais bien mieux mourir dans l’indigence
 Que de vous perdre ainsi.

 — Mon cher, soyez tranquille,
 Je suis assez habile
 Pour revenir ici :
 Je ne crains ni piège, ni dogue.

 Après ce petit dialogue
 Le rat obligeant s’éloigna.
Quand il revint le cellier était vide.
 Il s’indigna,

 
 Mais le lièvre perfide,
 Objet de son doux soin,
 Était déjà bien loin.


Tromper une âme droite
N’est ni malaisé, ni nouveau ;
 Celui qui vous exploite
Sait quand il doit changer de peau.
Il vaut mieux, au jeu, quoiqu’on dise,
Être floué qu’être floueur,
Si le premier y perd sa mise
Le second y perd son honneur.