Fables canadiennes/04/Si j’étais le maître

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C. Darveau (p. 223-226).

FABLE III

SI J’ÉTAIS LE MAÎTRE

 — Moi, si j’étais le maître,
Disait, à Mathurin, Gros-Jean le beau censeur,
 Je n’aurais que douceur
 Pour tout ce que je ferais naître.
 Et d’abord dans l’ordre moral,
 Pour être explicite,
 Tout serait licite,
 On ne connaîtrait pas le mal ;
 Dans le monde physique

 Si mystérieux,
 Rien de problématique,
 Tout sauterait aux yeux.
Tiens ! si j’étais le maître, on connaîtrait la lune
Et puis l’on causerait avec ses habitants :
Et ceux qui, malgré tout, ne seraient pas contents,
Pourraient s’en aller là courtiser la fortune.

 Si j’étais maître, Mathurin,
 Je ferais lever le matin
 Un peu plus tard dans la journée
 Et je rallongerais l’année ;
 Je ferais taire le grand vent
 Qui soulève au loin la poussière :
 Je ferais pleuvoir moins souvent :
 Mainte fleur serait moins grossière
 Et verserait parfum plus doux.
Tu vois bondir là-bas les vagues en courroux ?
Je les apaiserais : elles resteraient calmes.
 Les arbres de nos bois
 Que dépouillent les froids
 Auraient de belles palmes
 Et fleuriraient toujours.
 Pareil à du velours
 Serait le gazon des prairies.
 Je tendrais au ciel nuageux

 Mille éclatantes draperies ;
 Et, pendant les jours orageux,
 Au lieu de cette étrange foudre
 Qui cherche à tout réduire en poudre,
 Je ferais, dans les cieux couverts,
 Entendre mille chants divers.

Si j’étais maître, enfin, pour traverser le monde
On ne construirait plus ces bateaux à vapeur,
Ni ces chemins de fer, qui vont à faire peur
 Sur la terre ou sur l’onde ;
Mais l’homme, infatigable et rapide à la fois,
S’élancerait partout sans rencontrer d’obstacle :
 Tout serait soumis à ses lois.
 Que ce serait un beau spectacle !

Ah ! oui, si j’étais maître…

 Il ne put achever,
Car il tomba soudain dans une fosse creuse
 Sans pouvoir se relever.

— Si j’étais maître, moi, dit d’une voix moqueuse
 Mathurin son gai compagnon,

Je vous tirerais bien de cette affreuse fosse ;
Mais la difficulté me paraît assez grosse ;
J’attendrai du secours. Méditez, mon mignon,
Vous me direz, après, ce que vous pourriez faire
 Pour vous tirer d’affaire
Si vous étiez vraiment le maître tout à coup.

 — Ah ! je ne le sais pas beaucoup ;
 Mais je sais que si je remonte,
 Mathurin, je n’oublierai pas,
 Pour être de bon compte,
Que j’étais maître enfin de mieux guider mes pas.


Ne cultivons pas l’utopie ;
La terre où nous vivons vaut bien notre amitié ;
 Pratiquons la philanthropie,
Mais regardons toujours où nous mettons le pié.