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Guillaume Couture, premier colon de la Pointe-Lévy/6

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Texte établi par Tremblay & Dion, Inc., Mercier et Cie (p. 107-117).

VI

Il arriva alors ce qui arrive toujours. Le danger commun rassembla ces hommes en une étroite union. Dans chaque paroisse, les colons composèrent une communauté qui avait ses officiers et son administration particulière. Tout était réglé sur le pied de guerre, de façon que la population valide de chaque canton formait, à elle seule, le contingent d’une compagnie, ayant son chef désigné d’avance et prêt à marcher au premier signal. Tous les habitants en état de porter les armes étaient soldats. On dirait d’une grande famille militaire, organisée comme autrefois les petites marches et les grandes manses germaniques du Moyen Âge. Le capitaine de milice était choisi par les colons eux-mêmes. Il faut qu’un Canadien soit convaincu de la valeur de son capitaine pour qu’il lui obéisse, dit la Potherie[1]. Avec un chef connu ces braves gens pouvaient faire des prodiges. En 1775, la population des campagnes refusa de marcher parce qu’on lui avait envoyé des officiers pour les commander. « Laissez-nous choisir nos chefs, comme du temps des Français, disaient-ils, et nous irons au combat. »

Louis XIV, lui-même, régularisa cette organisation[2]. Pour que les miliciens fussent toujours prêts à voler à l’ennemi il ordonnait de les assembler une fois tous les mois afin de les exercer au maniement des armes. Les capitaines de milice étaient pour ainsi dire les chefs de l’organisation municipale dans chaque bourgade. Ils devaient percevoir les impôts, exécuter les ordonnances des gouverneurs et des intendants, surveiller la confection et l’entretien des chemins sous le commandement des grands voyers.

Les colons de la Pointe-Lévy choisirent pour leur premier capitaine de milice, Guillaume Couture. Celui-là, ils connaissaient sa valeur : il avait fait ses preuves. On lui donna comme capitaine de quartier Pierre Miville.

À l’organisation militaire vient se joindre l’administration de la justice, pour terminer les différends qui pouvaient survenir entre les particuliers.

Lauzon, en arrivant dans le pays, avait nommé son fils ainé grand sénéchal de la Nouvelle-France. C’était le chef du service judiciaire devant qui devait se vider en définitive toutes les querelles. Mais comme il était impossible de penser à la centralisation pour l’audition de tous les procès, il fallut recourir comme en France à la justice seigneuriale. Dans chaque seigneurie un juge fut établi pour prononcer en première instance et on pouvait appeler de sa sentence à la sénéchaussée de Québec et plus tard au conseil Souverain. Outre le juge, il y avait encore un procureur fiscal et un substitut qui remplissaient les fonctions d’officiers de police et de juges d’instruction pour informer des délits, enfin un greffier et des sergents. Le procureur fiscal citait devant le juge ceux qui contrevenaient aux ordonnances ou qui nuisaient injustement aux intérêts d’autrui. Couture eut l’honneur d’être le premier juge sénéchal de la côte de Lauzon. Jean Huard, l’ancêtre d’une famille connue, était procureur fiscal, Nicolas Metru, notaire de la seigneurie, et Claude Maugue agirent tour à tour comme greffier.

On conçoit que la procédure devant cette cour de colon n’avait rien de compliqué. On n’allait pas jusqu’à tenir audience au pied des grands arbres de la forêt comme au temps de Saint-Louis, mais le dimanche, à l’issue de la grand’messe, le juge entendait les parties et leurs témoins. Un créancier voyait-il son débiteur dans la salle du tribunal, il profitait de l’occasion pour le citer devant le juge. Dans ces temps aux mœurs naïves, les avocats étaient rares et chacun plaidait sa cause. Les notaires ou les huissiers se risquaient parfois jusqu’à prononcer une harangue. En l’absence de leurs maris, les femmes intentaient les actions, comparaissaient à l’audience et plaidaient comme les hommes. Inutile de dire, ajoute M. T.-P. Bédard à qui nous empruntons quelques uns de ces derniers détails[3], que dans ces circonstances les causes étaient plus longues.

« L’ordre social, dit l’abbé Faillon, demandait que ceux qui procuraient ainsi le bien public fussent respectés des autres colons. Dans cette vue et aussi pour leur témoigner lui-même sa satisfaction particulière, Louis XIV avait ordonné d’attribuer dans chaque paroisse quelque marque d’honneur aux habitants principaux qui prendraient soin des affaires et pour cela de leur donner un rang distingué soit dans l’église ou ailleurs. »

Ces règlements devaient être la source de bien des misères et de futiles disputes.

La France avait voulu transporter au Canada toutes les rouages d’une administration qui pouvait être excellente pour un pays ancien, mais peu convenable pour une contrée nouvelle. On voulait transplanter en Amérique une petite France à l’image de l’ancienne, sans compter avec les différences des lieux et des climats. Le système autoritaire et centralisateur croyait pouvoir commander à deux milles lieues de distance un pays qu’il ne connaissait pas comme s’il se fût agi de réglementer Pontoise ou Marly. Le tort de notre ancienne mère-patrie fut de n’avoir jamais voulu écouter les conseils des enfants du pays.

De même que les brillants officiers des réguliers avaient voulu faire dans les forêts d’Amérique la guerre européenne[4], l’administration civile entreprit d’introduire au Canada toutes les querelles futiles du cérémonial et de l’étiquette des cours de France.

On peut dire sans exagération que près d’un tiers des Édits et Ordonnances réglementent sur les honneurs à rendre dans la colonie. Les registres et les mémoires manuscrits du temps sont remplis du bruit de ces chicanes oiseuses.

Chaque haut personnage avait sa petite cour où la foule des courtisans cherchait à nouer et à défaire des intrigues. La moindre des cérémonies avait son programme. Pour les feux de la Saint-Jean, par exemple, une ordonnance statuait à qui, de quelle façon et combien de torches seraient présentées.

Ces distinctions de haut goût s’étendaient à tous les échelons de la hiérarchie. C’est Colbert qui écrit à Frontenac pour lui expliquer pourquoi il ne doit pas le traiter de monseigneur, mais seulement de monsieur[5]. On discute gravement, dans plusieurs mémoires, si les officiers, dans un défilé de troupes devant le gouverneur, doivent saluer de la pique ou si cet honneur n’est dû qu’aux princes ou maréchaux de France[6]. Que dire des querelles à propos de la présidence du conseil ? Le gouverneur veut avoir le pas sur l’intendant, celui-ci traite de haut les conseillers. Le militaire jalouse le fonctionnaire civil et la magistrature. La troupe régulière se rit de la milice. L’état veut la suprématie sur le clergé. Les colons maugréent contre les Français de France qui, disent-ils, ont tous les honneurs. Les Français pestent contre les Canadiens. Les capitaines de milice et les officiers de justice des seigneuries veulent précéder les marguilliers[7]. Jusqu’aux bedeaux qui se querellent avec les chantres d’église.

C’était surtout dans les cérémonies religieuses, où les corps de l’état avaient le plus souvent occasion de se rencontrer, que les règles d’étiquette devaient être le plus difficilement observées. Chacun voulait avoir le premier rang.

Dans la cathédrale de Québec et à Montréal, le gouverneur général et l’intendant avaient chacun un prie-Dieu, dans le chœur. Le gouverneur se plaçait à droite, l’intendant à gauche. Le gouverneur était encensé après l’évêque et avant le chapitre. Dans les processions, il suivait immédiatement le dais, précédé de ses gardes, des sergents et des huissiers[8]. Lorsque le conseil supérieur assistait en corps à l’église, le bedeau devait annoncer aux conseillers le temps où il fallait marcher dans les processions pour l’adoration de la croix, la présentation des cierges et des rameaux. Le pain bénit devait leur être distribué immédiatement après les ecclésiastiques et les chantres du chœur. Malheur à celui qui osait enfreindre les lois de cette étiquette.

Quand le gouverneur et l’intendant allaient entendre la messe dans les églises de la campagne, ils y faisaient porter leurs sièges et carreaux dans le lieu le plus éminent.

Dans ces endroits, le pain bénit était d’abord présenté au seigneur haut-justicier, ensuite au capitaine de la côte et aux juges de la seigneurie. Dans chaque bourgade, il devait y avoir une division générale des habitants. Les principaux qui prenaient soin des affaires avaient le premier rang, ils étaient suivis de ceux qui avaient le plus grand nombre d’enfants, à moins qu’ils n’en fussent empêchés par quelques graves raisons[9].

On s’étonne, aujourd’hui, à bon droit, que tous ces honneurs aient été si souvent le sujet de querelles et de discordes telles qu’elles nécessitaient même l’intervention du roi. Notre temps s’accommode mal de cette étiquette et de ces distinctions. Dans le siècle autoritaire de Louis XIV, sous la gouverne de Frontenac, ces détails marchaient de pair avec les questions d’état. La fo-orme, comme dit l’avocat bègue de Beaumarchais, faisait bien trop souvent la loi.

Les écrivains anglais et, surtout, ceux de la Nouvelle-Angleterre, n’ont pas manqué de jeter du ridicule sur cette cour improvisée au milieu des forêts du Nouveau-Monde, en voyant nos gentilshommes campagnards porter l’épée et transformer le château Saint-Louis, en Œil de Bœuf. Ceux-là, avant de pleurer sur nous, devraient plutôt se souvenir des discussions fameuses qui signalèrent les réunions des puritains, leurs ancêtres. L’histoire se moque à bon droit de l’empereur romain qui faisait assembler le sénat pour savoir s’il devait manger un turbot à la sauce blanche ou au beurre noire. Que dire quand on voit la législature de la Nouvelle-Angleterre délibérer gravement sur la coupe de la barbe, s’opposer à la coutume de porter des cheveux longs et se servir d’un texte de saint Paul pour appuyer les arguments qu’elle employait pour condamner cet usage comme immoral et digne de la plus sévère censure ? Winthrop nous raconte que les députés de Boston invoquèrent l’exemple de Josaphat, d’Ochosïas et de Pharaon Néchao pour savoir s’ils devaient prendre part, à la querelle de d’Aulnay et de la Tour. S’il nous était permis de feuilleter les archives de nos voisins, on y trouverait des procès de sorcellerie dont les détails ne sont pas de nature à nous faire dire que les premiers yankees avaient cet esprit large et sans préjugés que l’on veut bien nous faire croire.

Dans ces petites querelles qui troublèrent si fort les commencements de la colonie, on peut voir en germe une grande question qui a passionné, de notre temps, bien des esprits. Il s’agit de savoir qui l’emportera de l’Église ou de l’État. Frontenac, en accordant les honneurs à ses capitaines de milice et à ses officiers de justice, voulait prendre à parti les marguilliers et atteindre ainsi les ecclésiastiques qui participaient à l’administration temporelle des églises.

C’est là le but continu des nombreuses ordonnances qui signalent son règne. Ce grand seigneur, éloigné malgré lui de la cour, regrettant peut-être les splendeurs de Versailles, où brillait son épouse avec les Sévigné et les Montespan, rêvait dans les forêts d’Amérique à l’autoritarisme et à la suprématie de ses officiers. L’administration de ce gouverneur, si grande et si glorieuse, gardera tache de cette lutte mesquine. Frontenac aurait pu mieux employer son énergie et son activité. Ces piqûres n’étaient pas dignes d’un esprit aussi large que le sien, de celui qui faisait répondre à ses ennemis par la bouche de ses canons.

  1. Tome I ; page 39, Hist de l’Am. Sept.
  2. Ordonnance du 3 avril 1669. (Rg. des ordres du Roi pour les Cies des Indes fol. 115).
  3. Dans la Minerve du 16 août 1884.
  4. Ce fut la faute que l’on commit dans la première expédition du régiment de Carignan. Elle fut continuellement répétée, depuis le baron Dieskau jusqu’à Montcalm.
  5. Lettre du 14 mars 1675. Manuscrits.
  6. P. 602. Manuscrits
  7. Édits et ordonnances vol. I p. 65.
  8. Un édit du roi passé en 1716 règle minutieusement tout ce cérémonial.
  9. Édits et Ordonnances passim.