Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/20

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Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 178-190).

VINGTIÈME RUNO

sommaire
On procède, dans Pohjola, aux préparatifs de la noce. — Un grand taureau est abattu. — La bière est brassée et enfermée dans les tonnes. — Des mets de toute sorte sont préparés. — Les invitations sont envoyées de tous côtés. — Seul Lemminkäinen est exclu de la fête.

Qu’allons-nous chanter maintenant, quel sujet notre chant va-t-il célébrer ? Nous allons chanter, nous allons célébrer les noces de Pohjola, le festin des adorateurs de Jumala[1].

Un long temps fut consacré à préparer les noces, à rassembler les provisions, dans la demeure de Pohjola[2], dans la maison de Sariola[3].

Quelles provisions furent rassemblées, quels préparatifs furent faits pour rassasier les convives, pour nourrir la grande foule, dans les noces de Pohjola, dans le festin de Sariola ?

Un bœuf existait en Karjala[4], un taureau florissait dans Suomi[5]. Il n’était ni grand ni petit ; il était à peu près comme un veau ordinaire. Sa queue ondoyait en Hame[6], sa tête remuait en Kemi[7] ; ses cornes étaient longues de cent aunes, ses naseaux épais d’une demi-aune. L’hermine mettait une semaine à parcourir la région de sa clavicule ; l’hirondelle, volant tout un jour sans repos entre ses deux cornes, franchissait à peine l’espace qui les séparait ; l’écureuil d’été, bondissant tout un mois le long de sa queue, ne parvenait pas à en atteindre le bout.

Ce veau monstrueux, ce grand taureau de Suomi, fut amené de Karjala jusqu’aux champs de Pohjola. Cent hommes le tenaient par les cornes, mille hommes le tenaient par les naseaux, tandis qu’on le conduisait à Pohjola.

Le bœuf s’avança lentement jusqu’à l’embouchure du golfe de Sariola. Il broutait le gazon des marais humides, et de sa croupe il touchait les nuages. Mais, il ne se trouva aucun boucher, aucun homme pour abattre le monstre de la terre, dans la population de Pohja, dans toute la grande race, ni parmi la jeunesse grandissante, ni même parmi la vieillesse.

Alors, survint un vieillard étranger, Wirokannas[8], de Karjala, et il dit : « Attends, attends, bon taureau ! Si je viens avec ma massue, si je te brise le crâne avec mon bâton, pauvre animal, on ne te verra plus, un autre été, froncer ton mufle, dilater tes naseaux, dans ces champs de Pohjola, à l’embouchure du golfe de Sariola. »

Et le vieillard entreprit d’abattre le taureau ; Wirokannas mit la main à l’œuvre, Palvonen essaya de tenir l’animal. Le taureau secoua la tête, et de ses yeux noirs lança des regards farouches. Le vieillard s’élança sur un pin, Wirokannas dans les broussailles, Palvonen se cacha dans les saules.

On chercha un autre boucher, un homme qui pût abattre la bête monstrueuse, on le chercha dans la belle Karjala, dans les vastes demeures de Suomi, dans la paisible Wänäja[9], dans la fière Ruotsi[10], dans les immenses plaines de Lappi[11], dans la puissante Turja[12], on le chercha jusque dans Tuoni[13], jusque dans l’empire souterrain de Manaia[14], mais on ne le trouva, on ne le découvrit nulle part.

On chercha un autre boucher, un homme qui pût abattre la bête monstrueuse, sur la blanche surface de la mer, au milieu des vastes flots.

Un homme noir surgit du fond de la mer, un héros se leva du sein des flots, du golfe pleinement ouvert, de l’immense surface humide. Il n’était ni des plus grands, ni des plus petits. Il pouvait rester couché sous une coupe, il pouvait se tenir debout sous un tamis.

C’était un vieillard aux poignets de fer, à la face couleur de fer. Il portait sur la tête un bonnet de pierre, aux pieds des souliers de pierre, et, dans sa main, brillait un couteau d’or, au manche orné de cuivre étincelant.

Ainsi, le taureau avait trouvé son boucher ; il avait rencontré son exécuteur ; le taureau de Suomi avait trouvé celui qui devait le renverser ; le monstre de la terre avait rencontré celui qui devait l’abattre.

Dès que l’homme eut aperçu la bête, il l’étreignit vivement par le cou, la força de plier les genoux et l’abattit de flanc dans la poussière.

Retira-t-il de là un riche butin ? Non, il n’en retira qu’un butin de peu de valeur[15]. Le taureau fournit cent cuves de chair, cent brasses de boyaux, six bateaux de sang, six tonnes de graisse, pour les noces de Pohjola, pour le festin solennel de Sariola.

Une maison avait été construite dans Pohjola, une chambre de famille haute et vaste ; les murs étaient longs de neuf brasses, larges de sept brasses. Quand le coq chantait sur le toit, on ne l’entendait point sur le plancher ; quand le chien aboyait dans un coin de la chambre, on ne l’entendait point près de la porte.

La mère de famille de Pohjola s’agitait dans la grande chambre, elle s’y promenait de long en large, réfléchissant et se demandant : « Où trouverons-nous la bière, en quel endroit prendrons-nous la taari[16] pour les noces qui doivent être préparées, pour le festin qui doit être donné ? Je ne sais comment la bière se brasse, j’ignore l’origine de la bière. »

Un homme vieux était couché dans la soupente de la cheminée ; il dit du haut du foyer : « La bière est issue de l’orge, l’illustre boisson tire son origine du houblon, mais, elle ne serait point venue au monde sans le concours de l’eau, sans le concours de la flamme ardente.

« Le houblon a été planté tout petit dans la terre, il y a été enfoncé par la charrue, pas plus gros qu’un serpent ; il a été jeté comme un germe d’ortie près de la source de Kaleva, au milieu du champ d’Osmo[17]. Puis, la jeune plante a grandi, la verte tige s’est développée, elle a grimpé le long d’un arbrisseau et s’est élevée jusqu’à sa cime.

« Le vieillard du bonheur a semé l’orge, à l’extrémité du nouveau champ d’Osmo ; et l’épi a germé merveilleusement, et la plante a poussé d’une façon admirable, à l’extrémité du nouveau champ d’Osmo, au milieu du champ du fils de Kaleva défriché par le feu.

« Et quand un peu de temps se fut écoulé, le houblon murmura du haut de l’arbrisseau, l’orge soupira au milieu du champ, l’eau dit du fond de la source de Kaleva : « Quand nous réunirons-nous ensemble, quand serons-nous l’un à côté de l’autre ? La vie est triste quand on est seul, elle est bien plus agréable quand on est deux, quand on est trois[18]. »

« Osmotar[19], celle qui brasse la bière, la fille qui prépare la kalja[20], prit de petits grains dans un champ d’orge, six grains dans une gerbe d’orge, sept boutons de houblon, huit pots d’eau ; puis elle mit la chaudière sur le feu, et elle fit bouillir son mélange, elle fit cuire la bière d’orge durant tout un long jour d’été, à la cime d’un promontoire nébuleux, à l’extrémité d’une île ombragée ; elle en prépara plein un vase nouvellement fabriqué, plein une cuve en bois de bouleau.

« Ainsi, elle brassa la bière ; mais, il lui manquait de quoi la faire mousser. Elle pensa, elle réfléchit et elle dit : “Où trouverai-je maintenant de quoi faire mousser la bière, de quoi faire écumer la kalja ?”

« Kalevatar[21], la belle jeune fille, la vierge aux jolis doigts, aux mouvements toujours rapides, et qui toujours est légère sur ses pieds, Kalevatar s’agitait au milieu de la chambre et mettait en ordre diverses choses entre deux chaudières. Elle aperçut un petit bâton sur le plancher, et elle le ramassa.

« Elle le retourna et le regarda dans tous les sens. Que pourrait-il arriver de ce petit bâton, dans les mains de la belle jeune fille, sous les doigts de la gracieuse vierge, s’il était mis entre les mains de la belle jeune fille, sous les doigts de la gracieuse vierge ?

« Et le petit bâton fut mis dans les mains de la belle jeune fille, sous les doigts de la gracieuse vierge. La jeune fille se frotta les mains l’une contre l’autre, elle les frotta contre ses cuisses ; et, alors naquit un écureuil blanc.

« La jeune fille se mit à enseigner son enfant, à faire la leçon à son petit écureuil : “Ô écureuil, trésor doré de la colline, écureuil, fleur de la colline, ornement de la terre, prends ta course vers l’endroit où je t’invite, où je t’exhorte à aller ; vers la douce Metsola[22], vers la vigilante Tapiola[23] ! Grimpe au haut d’un petit arbre, bondis prudemment jusqu’à sa cime, de manière à ce que l’aigle ne fasse pas de toi sa proie, à ce que l’oiseau de l’air ne t’étreigne pas dans ses serres ; cueille des pommes dans le pin, de la graine verte dans le sapin, et viens les déposer entre les mains de la jeune fille, pour la bière d’Osmotar.”

« L’écureuil s’élança, la queue touffue bondit rapide sur la longue route ; il franchit l’espace, traversant un bois, en longeant un autre, en coupant de biais un troisième ; il atteignit la douce Metsola, la vigilante Tapiola.

« Il aperçut trois pins, quatre petits sapins ; il grimpa au haut du pin du marais, du sapin du champ, sans que l’aigle fît de lui sa proie, sans que l’oiseau de l’air l’étreignît dans ses serres.

« Il cueillit les pommes de pin, les pointes des branches du sapin ; il les cacha dans ses griffes, il les serra entre ses pattes, et revint les déposer entre les mains de la jeune fille, entre les doigts de la belle vierge.

« La jeune fille les jeta dans la bière, Osmotar les jeta dans la kalja[20] ; la bière ne moussa point, la fraîche boisson ne voulut point écumer.

« Osmotar, celle qui brasse la bière, la fille qui prépare la kalja, réfléchit de nouveau : “Où faut-il, maintenant, aller chercher de quoi faire mousser la bière, de quoi faire écumer la fraîche boisson ?”

« Kalevatar, la belle jeune fille, la vierge aux jolis doigts, aux mouvements toujours rapides et qui toujours est légère sur ses pieds, Kalevatar s’agitait au milieu de la chambre et mettait en ordre diverses choses entre deux chaudières ; elle aperçut un copeau sur le plancher et elle le ramassa.

« Elle le retourna et le regarda dans tous les sens. Que pourrait-il arriver de ce copeau dans les mains de la belle jeune fille, sous les doigts de la gracieuse vierge, s’il était mis entre les mains de la belle jeune fille, sous les doigts de la gracieuse vierge ?

« Et le copeau fut mis entre les mains de la belle jeune fille, sous les doigts de la gracieuse vierge. Elle se frotta les mains l’une contre l’autre ; elles les frotta contre ses cuisses, et alors naquit une martre à la poitrine d’or.

« La jeune fille se mit à enseigner la martre, à faire la leçon à l’enfant sans appui : “Ô martre, ô mon petit oiseau, martre belle et brillante comme l’argent, prends ta course, maintenant, vers l’endroit où je t’invite, où je t’exhorte à aller, vers la caverne de pierre de l’ours, vers la demeure de l’ours, au fond des bois, là où les ours se battent avec rage, où ils vivent dans toute leur férocité ! Recueille la bave entre tes doigts, fais distiller la salive dans ta main, et apporte-la à la jeune fille, dépose-la sur l’épaule d’Osmotar.”

« La martre s’élança, la poitrine d’or bondit rapide sur la longue route ; elle franchit l’espace, traversant un fleuve, en longeant un autre, en coupant de biais un troisième ; elle atteignit la caverne de pierre de l’ours, la demeure de l’ours formée de rochers, là où les ours se battent avec rage, où ils vivent dans toute leur férocité, sur un roc de fer solide, sur une montagne de dur acier.

« La bave découlait de la gueule de l’ours, l’écume débordait de son horrible mâchoire ; la martre la recueillit dans ses pattes, elle l’apporta à la jeune fille, elle la déposa entre les doigts de la belle vierge.

« Osmotar la mêla avec la bière, la jeune fille la versa dans la kalja ; la bière ne moussa point, la boisson aimée des hommes refusa d’écumer.

« Osmotar, celle qui brasse la bière, la fille qui prépare la kalja, se mit encore à réfléchir : « D’où ferai-je venir, maintenant, ce qu’il faut pour que la bière mousse, pour que la kalja écume ! »

« Kalevatar, la belle jeune fille, la vierge aux jolis doigts, aux mouvements toujours rapides, et qui toujours est légère sur ses pieds, Kalevatar s’agitait au milieu de la chambre et mettait en ordre diverses choses entre deux chaudières. Elle aperçut une cosse de pois sur le plancher, et elle la ramassa.

« Elle la retourna et la regarda dans tous les sens. Que pourrait-il arriver de cette cosse de pois, entre les mains de la belle jeune fille, sous les doigts de la gracieuse vierge, si elle était mise entre les mains de la belle jeune fille, sous les doigts de la gracieuse vierge ?

« Et la cosse de pois fut mise entre les mains de la belle jeune fille, sous les doigts de la gracieuse vierge. Elle se frotta les mains l’une contre l’autre, elle les frotta contre ses cuisses ; et alors naquit une abeille.

« La jeune fille se mit à enseigner son oiseau, à faire la leçon à Mehiläinen[24] : « Ô Mehiläinen, agile oiseau, reine des champs de fleurs, prends ton vol vers l’endroit où je t’invite, où je t’exhorte à aller ; vers l’île située dans le détroit, vers l’île située au milieu de la vaste mer. Là, une jeune fille est endormie ; elle dort, la taille entourée d’une ceinture d’airain ; près d’elle s’élève une plante riche de miel, une plante riche de miel s’épanouit sur son sein. Recueille le miel avec tes ailes, le doux suc avec tes plumes ; recueille-le sur la pointe de la plante lumineuse, dans la couronne de la fleur d’or, et apporte-le dans les mains de la jeune fille, dépose-le sur l’épaule d’Osmotar. »

« Mehiläinen, l’agile oiseau, prit son essor le plus rapide, elle vola comme l’éclair sur la longue route, traversant une mer, en longeant une autre, en coupant de biais une troisième ; elle atteignit l’île située dans le détroit, l’île située au milieu de la vaste mer. Elle vit une jeune fille endormie, une vierge ornée d’une parure d’étain sommeillant sur la prairie sans nom, sur les bords du champ de miel, avec une plante d’or à son côté, une plante d’argent près de sa ceinture.

« Mehiläinen trempa ses ailes dans le miel, elle imbiba ses plumes du suc limpide, sur la pointe de la plante lumineuse, dans la couronne de la fleur d’or. Et elle l’apporta à la jeune fille, elle le déposa entre les mains de la belle vierge.

« Osmotar le mêla avec la bière, la jeune fille le versa dans la kalja ; et la bière se mit à mousser, la fraîche boisson à écumer, dans le vase nouvellement fabriqué, dans la cuve en bois de bouleau. Elle s’enfla jusqu’à la hauteur de l’anse, elle monta pétillante jusque par-dessus les bords ; elle voulut se répandre par terre et déborder sur le plancher.

« Et quand un peu de temps, quand un instant très-court se fut écoulé, les héros arrivèrent pour se livrer à la boisson, Lemminkäinen avant tous les autres. Ahti s’enivra, Kaukomieli s’enivra, Kaukomieli le joyeux compagnon, avec la bière d’Osmotar, avec la kalja de Kalevatar. »

« Osmotar, celle qui brasse la bière, la fille qui prépare la kalja, dit : “Ah ! malheur à moi dans mes jours, malheur à moi, car j’ai brassé une mauvaise bière, préparé une pitoyable kalja. Elle s’est enflée jusque par-dessus les bords du vase, elle s’est répandue sur le plancher.”

« L’oiseau rouge chanta du haut d’un arbre, la grive chanta de l’angle du toit : “Non, la bière n’est pas mauvaise, la bière est bonne à boire ; mais elle doit être enfermée dans un tonneau, elle doit être transportée à la cave, dans un tonneau de chêne garni de cercles en cuivre brun. »

« Telle fut l’origine de la bière, tel fut le commencement de la boisson des fils de Kaleva. Et parce qu’elle était bonne, elle acquit un renom fameux, une vaste renommée. Les hommes au cœur loyal la burent avec délices ; les jeunes filles y trouvèrent l’épanouissement du rire, les hommes la joyeuse humeur, les sages la gaieté, les fous la source de mille folies. »

La mère de famille de Pohjola, ayant ainsi appris l’origine de la bière, remplit à moitié d’eau un vase neuf, puis elle y mit de l’orge, de nombreux boutons de houblon, pour fabriquer la bière, pour brasser la boisson puissante dans le vase neuf, dans la cuve en bois de bouleau.

Durant un mois, les pierres du foyer rougirent sous le feu, l’eau chauffa pendant plusieurs étés ; les grands bois furent dévastés pour alimenter la flamme, les sources furent épuisées pour fournir de l’eau ; les arbres devinrent rares dans les bois, l’eau diminua dans les sources, tandis que l’on brassait la bière, que l’on préparait la kalja pour les noces de Pohjola, pour le festin de la grande foule.

La fumée s’éleva au-dessus de l’île, la flamme brilla au haut du promontoire, la fumée tourbillonna, en nuage épais, dans l’espace, du sein du foyer puissant, du feu immense ; elle remplit la moitié du pays de Pohja, elle assombrit toute la région de Karjala[25].

Le peuple contemplait ce spectacle, il le contemplait et était saisi d’étonnement : « Quelle est cette fumée qui s’élève, quel est ce brouillard qui tourbillonne dans l’espace ? Il est trop petit pour un feu de guerriers, trop grand pour un brasier de berger. »

La mère de Lemminkäinen était allée de grand matin puiser de l’eau à la source ; elle remarqua l’épaisse fumée qui s’élevait du côté du nord, et elle dit : « C’est là certainement un feu de guerriers, un feu allumé par une troupe ennemie. »

Ahti Saarelainen lui-même, le beau Kaukomieli, regarda pensif autour de lui, et dit : « Peut-être irai-je pour regarder, pour voir de plus près d’où vient cette fumée, ce nuage de fumée qui s’élève dans l’air ; pour m’assurer si c’est un feu de guerriers, un feu allumé par une troupe ennemie. »

Et Ahti se dirigea vers l’endroit d’où venait la fumée. Ce n’était point un feu de guerriers, ce n’était point un feu allumé par une troupe ennemie ; il avait été allumé pour préparer la bière, pour cuire la kalja, à l’extrémité du golfe de Sariola, au détour de l’étroit promontoire.

Kaukomieli la regarda avec attention ; ses yeux roulaient dans sa tête ; l’un de ses yeux louchait, et sa bouche se contournait légèrement ; et, tout en regardant, il dit : « Ah ! ma chère belle-mère, bienveillante hôtesse de Pohja, brasse une bière excellente, prépare une bonne kalja digne d’être bue par la grande foule, par Lemminkkunen surtout, à son festin de noces, avec sa jeune fiancée ! »

Ainsi la bière fut brassée, la douce kalja destinée aux hommes. La rouge bière, la belle kalja, fut déposée sous la terre pour y reposer, dans la cave à la voûte de pierre, dans un tonneau de chêne garni de cercles de cuivre.

La mère de famille de Pohjola se mit alors à préparer le festin de noces. Elle plaça sur le feu les chaudières pour y bouillir bruyamment, les poëles pour y pétiller avec force ; puis elle mit au four le grand pain, elle apprêta la grande talkkuna[26], pour être servis à la joyeuse assemblée, à l’immense foule, dans les noces solennelles de Pohjola, dans le festin de Sariola.

Et quand le pain fut cuit, quand la talkkuna fut apprêtée, un court instant, un instant très-court s’écoula. Alors, la bière s’agita dans son tonneau, elle s’enfla violemment dans la cave : « S’il venait, maintenant, quelqu’un pour me boire, pour m’épuiser ; s’il venait quelqu’un pour chanter mes louanges, pour me célébrer glorieusement ! »

Et l’on se mit à chercher un chanteur, un bon chanteur, un chanteur capable de chanter habilement, d’entonner un chant solennel. On amena un saumon, on amena un brochet pour chanter ; le saumon est incapable de chanter, le brochet ne peut entonner un chant solennel ; les mâchoires du saumon ne sont qu’à moitié ouvertes, les dents du brochet sont très-rares.

Et l’on se remit à chercher un chanteur, un bon chanteur, un chanteur capable de chanter habilement, d’entonner des chants solennels. On amena un enfant, un petit garçon pour chanter ; l’enfant est incapable de chanter, la bouche baveuse ne peut entonner un chant solennel ; la langue de l’enfant est molle et tendre, la racine de sa langue est roide et engourdie.

La rouge bière vociféra des menaces, la fraîche boisson s’enfla avec violence dans le tonneau de chêne, sous les cercles de cuivre : « Si l’on ne me procure point un chanteur, un bon chanteur, un chanteur capable de chanter habilement, d’entonner un chant solennel, je brise tous mes liens, je m’enfle tellement que le tonneau volera en éclats. »

Aussitôt, la mère de famille de Pohjola envoya des invitations aux alentours, elle envoya porter des messages, et elle dit : « Écoute-moi maintenant, ma petite fille, écoute-moi, ma fidèle esclave[27], va inviter tout le peuple, va inviter la foule des hommes au festin ; invite les pauvres, invite les misérables, invite les aveugles, invite les indigents, invite les estropiés, invite les paralytiques ; amène les aveugles dans des barques, les paralytiques sur des chevaux, les estropiés dans des traîneaux [28].

« Invite tout le peuple de Pohja, toute la race de Kalevala, invite le vieux Wäinämöinen, pour qu’il nous fasse entendre de beaux chants ; mais n’invite point Kaukomieli, n’invite point Ahti Saarelainen. »

L’esclave dit : « Pourquoi ne dois-je point inviter Kaukomieli, pourquoi excepterai-je seulement Ahti Saarelainen ? »

La mère de famille de Pohjola répondit : « Tu n’inviteras point Kaukomieli, tu n’inviteras point le folâtre Lemminkäinen, parce qu’il est amateur de querelles, parce qu’il est toujours prêt à batailler. Déjà, il a fait scandale dans plusieurs noces, il a troublé plusieurs festins, il a outragé de belles jeunes vierges, même dans leurs habits de fête. »

L’esclave dit : « Comment reconnaîtrai-je Kaukomieli pour éviter de lui faire l’invitation ? Je ne sais où demeure Ahti, j’ignore la maison du beau Kaukomieli. »

La mère de famille de Pohjola dit : « Tu reconnaitras facilement Kaukomieli ; Ahti Saarelainen, Ahti demeure dans une île, le folâtre compagnon habite dans le voisinage de la mer, près d’un large golfe, au détour du promontoire de Kauko. »

La petite fille de Pohja, l’esclave gagée, porta ses messages de six côtés, ses invitations en huit endroits ; elle invita tout le peuple de Pohja, tout le peuple de Kaleva ; elle invita jusqu’aux pauvres manants, jusqu’aux journaliers aux vêtements sordides. Ahti fut le seul auquel elle ne laissa point d’invitation.

  1. Voir Deuxième Runo, note 4.
  2. Voir Première Runo, note 2.
  3. Voir Septième Runo, note 5.
  4. Voir Troisième Runo, note 13.
  5. Voir Dix-huitième Runo, note 3.
  6. Voir Troisième Runo, note 11.
  7. Pays abrupte, au nord de la Laponie.
  8. Protecteur des champs d’avoine. Ce personnage n’apparaît que deux fois dans tout le poëme.
  9. La Russie.
  10. La Suède.
  11. La Laponie.
  12. Voir Neuvième Runo, note 7.
  13. Voir Quatorzième Runo, note 13.
  14. Voir Quatorzième Runo, note 14.
  15. Forme ironique familière aux Finnois.
  16. Voir Première Runo, note 15.
  17. Voir Deuxième Runo, note 15.
  18. Proverbe finnois.
  19. La fille du pays d’Osmo.
  20. a et b Olut, taari, kalja, signifiant l’un bière en général, les deux autres bière faible ou commune, sont indifféremment employés comme synonymes.
  21. La fille de Kaleva ou du pays de Kaleva.
  22. Voir Quatorzième Runo, note 7.
  23. Tapiola, est appelée vigilante parce qu’elle doit veiller sans cesse sur les animaux des bois. Voir Quatorzième Runo, note 1.
  24. Voir Neuvième Runo, note 3.
  25. Voir Troisième Runo, note 13.
  26. Sorte de bouillie de farine d’avoine, encore en usage aujourd’hui en Savolax et en Karélie.
  27. Voir Dixième Runo, note 7.
  28. Encore aujourd’hui, lorsqu’une noce se célèbre dans un village de Finlande, presque tout le village y est invité. Il est vrai qu’en pareil cas les convives contribuent eux-mêmes, par des cadeaux, aux frais de la fête.