Aller au contenu

L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Art de séduire les hommes/04

La bibliothèque libre.
Une femme curieuse (alias )

LE DÉMON SENSUEL

Le monde est un abîme de débauche et d’impuretés, clamait jadis un prédicateur pendant la retraite qui précéda ma première communion.

Ces paroles étaient pour moi mystérieuses et privées de sens. Je me suis déjà aperçue qu’il avait raison.

Le démon sensuel qu’il semblait vouloir exorciser par ses imprécations et qu’il devait sentir brûler âprement sous sa robe est, en effet, le maître des corps et des âmes.

Je n’avais encore qu’une apparence grêle de fillette, des yeux étonnés, à peine douze ans, quand je sentis pour la première fois sa griffe, sous la forme d’une grande main dure et légèrement velue qui appartenait à un ami de mon père et qui vint se poser sur ma jambe et la presser étrangement, un jour que j’étais en train de lire au salon.

Je respirai son haleine dans celle d’une dame au teint flétri, aux dents jaunes, qui, lorsqu’elle venait en visite, me prenait la tête à deux mains et, malgré ma résistance, posait une bouche, mouillée volontairement, sur mes lèvres fraîches.

Je le vis dans les regards troubles posés sur mes mollets nus, dans les inscriptions des murailles, dans leurs dessins primitifs, qui ne sont compréhensibles qu’aux petites filles qui ont des frères, dans les déchirures qu’on fait subir aux personnages des affiches.

Je l’entendis dans des paroles obscènes chuchotées hâtivement par des hommes qui me croisaient dans la rue, le soir. Ce fut lui qui me pinça si souvent, dans les foules du 14 Juillet, à un endroit dont je ne pouvais m’expliquer le choix.

Il animait, à la pension, les yeux de mes camarades plus âgés ; il inspirait à une sous-maîtresse aux yeux brillants des caresses trop tendres ; il fut la mélancolie de mon frère, rentrant, le soir, de la promenade avec la nostalgie des femmes rencontrées.

Toute la petite ville de T…, que j’habitais en était possédée. Les employés, à peine sortis de leurs bureaux, à six heures, partaient à la chasse d’une maîtresse ; les bonnes étaient enceintes ; sur les bancs des routes, on voyait des formes inexplicablement serrées.

Mes amies G… et L… me racontaient comment elles donnaient éperdument leurs lèvres à des jeunes gens de seize ans, dans les parties de cache-cache qui avaient lieu chez elles le dimanche, et avec le goût naturel de s’entremettre que l’on a, à l’âge où s’élève la volupté, elles me faisaient les commissions d’un certain Paul, qui, dans une de ces parties de cache-cache, n’ayant pas l’autorité nécessaire pour m’embrasser, avait eu celle de prendre mes seins, dans l’ombre d’un placard.

Mme B…, la femme du médecin, était d’une vertu irréprochable. Elle brodait toute la journée dans son jardin, entre ses deux petites filles. Lorsque le receveur des finances quitta T…, tous ses amis allèrent lui faire leurs adieux à la gare. J’arrivai très à l’avance avec ma sœur. Le receveur des finances était dans une petite salle d’attente obscure. Le corps délicat de Mme B…, debout, se pressait tendrement contre le sien, et elle l’embrassait en sanglotant.

La comtesse de V…, et Lucienne L…, deux amies intimes, étaient intraitables sur la question de moralité. Elles partaient en cab après le déjeuner et ne rentraient souvent que le soir. Une jeune fille de la campagne, parente de notre bonne et qui venait porter des œufs à la maison, me révéla le secret de leurs promenades :

— Elles ont loué une petite maison qui servait chez nous à mettre des outils. Elles l’ont remplie de soie et de peaux de bêtes et elles viennent s’y mettre nues ensemble.

Ô démon, toi qui fais frémir la chair des jeunes filles, toi qui fais palpiter les draps blancs à l’heure de leurs étirements et de leurs paresses, toi qui dirige le genou du danseur aux fins de valse et fais regretter alors une robe plus légère, démon qui vis dans toutes les maisons, qui rôdes à tous les carrefours, démon des flirts, des mariages et des viols, n’est-ce pas toi la cause de tout bonheur ? ô démon, hélas ! n’es-tu pas un dieu ?