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La Confession d’une jeune fille/55

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. 105-113).



LV


Nous en étions là quand Frumence arriva, bien qu’il fût assez tard dans la soirée.

— Parlez devant Lucienne, lui dit Jennie en lui montrant la lettre de Galathée, qu’il lut en rougissant d’indignation. Vous voyez, ajouta Jennie, qu’il n’y a plus rien à se dire à l’oreille.

— Eh bien, disons tout, répondit Frumence. M. Mac-Allan aime Lucienne : est-ce bien sérieusement ? Moi, je ne me connais guère en passions de cette nature, et je suis surpris de voir un homme de quarante ans, car il a quarante ans et ne cache pas son chiffre, enthousiaste et spontané à ce point. Je vous le garantis maintenant parfaitement sincère avec nous et même naïf vis-à-vis de lui-même. C’est un tempérament nerveux, impressionnable, romanesque à sa manière. Donc, s’il ne vous aime pas comme il le croit, ma chère Lucienne, il croit fermement vous aimer comme il le dit.

— Pouvez-vous m’affirmer cela, Frumence ?

— Oui, je le peux aujourd’hui. Je l’ai vu malade et comme désespéré la nuit dernière, et je ne serais pas dupe d’une comédie dont au reste il serait impossible d’expliquer le but.

— Si je vous ai fait cette question, repris-je, c’est que je veux rigoureusement savoir si cette prétendue passion n’est pas une insulte que je doive repousser avec mépris.

— Vous pouvez être tranquille à cet égard. Cette prétendue passion n’a pour but que de vous offrir un nom honorable et une très-belle fortune, quelle que soit l’issue du procès qui pourrait s’engager ; et, pour que l’on n’ait pas de doute là-dessus, il offrirait de vous épouser tout de suite, bien qu’il eût de beaucoup préféré, dit-il, que vous fussiez sans nom et sans ressources, afin d’avoir un véritable dévouement à vous offrir.

— S’il en est ainsi, je lui dois beaucoup d’estime et de reconnaissance.

— Oui, dit Jennie, s’il est riche, et si votre affaire est mauvaise !

— Moi, reprit Frumence, je ne puis admettre qu’un homme si remarquablement doué et d’une si grande allure en toutes choses ne soit pas un homme honorable. Je n’ai qu’une seule crainte : c’est qu’un caractère si expansif et si inflammable ne réalise pas le type d’amitié sérieuse et solide que Lucienne avait cru trouver dans Marius.

— Vous m’avouerez, Frumence, qu’après m’être si complètement trompée sur le compte de Marius, je ne dois plus me fier à mon propre jugement. Je veux m’en rapporter au vôtre et à celui de Jennie. Tâchez de vous mettre d’accord.

— Eh bien, dit Frumence en tirant un petit portefeuille de sa poche, puisque je suis ici l’avocat de Mac-Allan, voici une forte preuve en sa faveur : c’est la lettre qu’il écrit à votre belle-mère, et que je suis chargé de faire partir demain matin. Il m’a autorisé à vous la montrer, lisez-la.

J’ouvris l’étui de cuir de Russie dont Mac-Allan avait recouvert sa lettre, pour qu’elle me fût présentée vierge d’un grain de poussière et imprégnée de cette odeur si chère aux Anglais et si peu agréable selon moi. C’était comme un souvenir de miss Agar ; je secouai la lettre, j’éloignai la couverture et je lus en souriant la suscription :


À Mylady Woodcliffe, marquise de Valangis-Bellombre.

« Milady, je suis heureux de vous dire que j’ai fidèlement rempli vos intentions en soumettant, dès le lendemain de mon arrivée à Toulon, vos propositions à mademoiselle Lucienne, dite de Valangis. Je pensais avec vous qu’elles devaient séduire et réduire à l’instant même une personne avide de liberté et peu soucieuse des privilèges de la noblesse, telle qu’on nous avait dépeint la fille adoptive de feu madame la douairière de Valangis. Mes offres ont causé plus de surprise et de chagrin que je ne m’y attendais, et on a refusé jusqu’à ce jour d’y répondre catégoriquement ; mais, sans préjuger encore quelle sera la réponse finale, je dois vous dire qu’à l’instant même j’ai procédé à l’examen des faits, certain que, si la jeune personne était honorable, vous ne vouliez en aucune façon lui contester le nom qu’elle porte. J’ai attentivement observé la physionomie, le ton, les manières, l’entourage de cette demoiselle. J’ai causé avec elle, j’ai vu ses amis, j’ai étudié un petit nombre de personnes recommandables admises dans son intimité ; je n’ai trouvé là que des affections très-pures, des dévouements parfaitement désintéressés, un grand respect ou des sentiments paternels. Mademoiselle Lucienne a des ennemis et des détracteurs, cela est certain, et la femme qui a tant écrit à votre mari sur ce qui se passe depuis vingt ans à Bellombre est à la tête de cette cabale ; mais cette femme est indigne de confiance, et je sais maintenant que, dès son jeune âge, elle s’était flattée de plaire au marquis, à peine sorti lui-même de l’adolescence. Elle a toujours haï madame de Valangis pour l’avoir raillée de cette prétention, et toute sa vie a été une vengeance contre elle. Il y a encore un détail à enregistrer, c’est que cette femme voulait marier sa fille avec le jeune Marius de Valangis, qui a rejeté ses avances : nouveau sujet de dépit contre Lucienne, que l’on supposait aimée de son cousin. Pour vous édifier complètement sur le compte de cette femme, je n’ai qu’une chose à vous dire. Elle vous a envoyé une prétendue lettre d’amour écrite par Lucienne à un jeune homme du voisinage, et surprise, disait-elle, dans les mains de sa fille innocente. Eh bien, cette fille est l’auteur de la lettre, et elle est innocente seulement en ce sens qu’elle ignore ou ne comprend pas le parti que sa mère a pu tirer de sa folie. J’ai comparé les écritures, car j’ai fait écrire mademoiselle Lucienne sous mes yeux, et cela n’était pas nécessaire, je vous jure. La demoiselle en question a le style et l’orthographe que vous savez, tandis que mademoiselle Lucienne, jugée par nous à priori si vulgaire, si mal élevée et si peu soucieuse de sa dignité, est une personne extraordinairement instruite, parlant notre langue comme vous et moi, ayant fait de meilleures études que beaucoup d’hommes de notre connaissance et possédant le ton de la meilleure compagnie. Telle qu’elle est, loin d’être déplacée dans votre monde et dans votre famille, elle fera honneur à l’une et à l’autre, car il suffit de la voir pour lui accorder le respect, la sympathie et, j’ose dire, l’admiration qu’elle mérite.

« Il y avait une chose plus délicate et plus difficile à vérifier. On vous avait écrit que mademoiselle de Valangis avait une inclination d’ancienne date déjà pour un jeune drôle introduit dans la maison comme précepteur par une indigne servante. Eh bien, le jeune drôle est un homme de trente-deux ans, du plus rare savoir, de la plus haute moralité et du plus grand mérite. Bien qu’il soit sans fortune et sans naissance, ce ne serait certes pas une honte, ce serait peut-être une vaillance de cœur et d’esprit de la part de Lucienne que de l’avoir choisi pour le futur compagnon de sa vie ; mais je sais vos idées sur les convenances sociales, et je n’ai pas à les discuter ici. Je devais rechercher les faits, et les voici : le jeune homme accusé de captation a repoussé avec indignation la calomnie. J’ai appris de lui, en outre, que, depuis longtemps, il avait été fiancé par madame de Valangis à l’indigne servante, laquelle est un ange domestique, le dévouement, l’intelligence, la droiture, le labeur, la chasteté en personne.

« J’aurai beaucoup à vous parler de cette Jennie et du rôle important qu’elle a joué dans la vie de mademoiselle Lucienne. Je vous dirai quelle est à mes yeux la valeur des renseignements qu’elle peut produire. On a joué ici cartes sur table avec moi, et mon opinion n’a pas varié sur la question d’état civil. Quand vous l’exigerez, je vous dirai la vérité, comme mon devoir et ma conscience l’exigent. Je n’ai pas non plus changé d’avis sur l’illégalité du testament qui frustre vos enfants de l’héritage de leur aïeule maternelle ; mais ce sont là des questions secondaires dont rien ne presse encore la solution, puisque j’ai pris toutes les mesures nécessaires pour réserver les droits de vos enfants. Ce que vous vouliez savoir avant tout, vous le savez maintenant. Mademoiselle de Valangis est digne de conserver le nom qu’elle s’attribue, et qui est peut-être le sien malgré l’impossibilité où elle sera, selon moi, de le constater d’une manière légale. Jusqu’ici, il n’y a pas d’impossibilité notoire non plus à ce qu’elle y prétende. Le jugement rigoureux le lui refuse ; des présomptions favorables, fondées sur sa moralité et sur celle de Jennie, peuvent prolonger la lutte. Ce qu’il faut que vous sachiez, c’est l’opinion publique, dont on doit tenir compte en France, et dans le Midi surtout, quand il s’agit d’affaires romanesques et mystérieuses. Il y a bien ici des quolibets, des doutes et des lazzi sur la recouvrance miraculeuse de la petite fille, une critique vague de certains collets montés sur son éducation virile et sur de prétendues excentricités qui n’en seraient pas en Angleterre, comme de monter à cheval et de se promener quelquefois seule dans la campagne déserte. Il y aura, il y a certainement déjà, dans les bas-fonds vulgaires et même dans de certaines coteries bigotes de cette société de province, des calomnies semées par votre indigne correspondante ; mais j’ai vu le consul de ma nation, le préfet, le maire, le commandant de notre station maritime, lord Peveril, établi à Hyères depuis six ans, et mistress Hawke, qui reçoit à Toulon la meilleure compagnie. Je me suis informé à Lyon et à Marseille, j’ai écrit à Nice et à Cannes aux personnes que vous m’aviez désignées, et j’ai reçu leurs réponses. Je puis donc vous affirmer : 1° que tout ce qu’il y a d’honorable et de sérieux dans la population est pour Lucienne de Valangis contre ses envieux et ses détracteurs ; 2° qu’une recherche trop hostile de ses droits serait considérée comme une persécution gratuite ; 3° qu’une attaque au testament, venant de personnes beaucoup plus riches que la légataire désignée, ferait le plus mauvais effet et tracerait un rôle infiniment pénible à votre mandataire.

« Je crois répondre, milady, à vos nobles intentions et à vos sentiments généreux en vous disant toute la vérité, et je mets à vos pieds plus que jamais l’expression de mon dévouement respectueux.

« Georges Mac-Allan.

« N. B. Je ne dois pas oublier le docteur Reppe, qui vous a écrit des lettres si vagues. C’est un homme sans caractère et sans consistance, entièrement gouverné par la dame du moulin. Honni soit, mais modérément, qui mal y pense ! »