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La Confession d’une jeune fille/56

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Calmann Lévy (2p. 114-122).



LVI


— Allons, allons, dit Jennie, qui avait su un peu l’anglais dans son commerce, et qui, à m’entendre étudier et causer trois ans avec miss Agar, en avait assez rappris pour comprendre cette lettre ; M. Mac-Allan est un digne homme et un homme d’esprit. Je me rends, Frumence. Pensez à lui, Lucienne, et consultez-vous.

— Eh bien, je me consulterai, Jennie ; mais dois-je donc dire déjà à Frumence d’encourager ses projets ?

— Non, répondit Frumence ému, ne me dites pas cela !

J’eus une sorte d’éblouissement. Il m’avait semblé que Frumence éprouvait un déchirement en me poussant dans les bras d’un autre ; mais je me trompais, et je le vis bien vite.

— Jennie, ajouta-t-il d’un ton solennel, vous savez comme je vous aime, et je veux vous le dire devant cette noble enfant que nous chérissons tous les deux. Vous êtes ma sœur, ma mère et la femme de mon cœur. Je ne me décourage pas des obstacles qui nous séparent, et j’attendrai encore dix ans, s’il le faut, que vous vous regardiez comme libre envers Lucienne. C’est pourquoi je ne veux pas qu’elle se hâte de faire un choix qui pourrait hâter et déterminer le vôtre en ma faveur. Elle mariée, heureuse, il vous serait permis de m’accepter pour mari ; mais que l’espérance dont je me nourris religieusement me soit à jamais enlevée plutôt que d’influencer ma conscience et de troubler ma raison ! Je veux encore étudier Mac-Allan avant de l’encourager. Je veux pénétrer tous les détails de sa vie et saisir toutes les nuances de son caractère. Il a confiance en moi. Avant peu, je vous reparlerai de lui. Jusque-là, ne le fuyez pas, Lucienne ; observez-le. Vous êtes censée ignorer des projets dont je ne vous aurais pas encore fait part sans cette lettre de Galathée.

— Mais il vous demandera si je les pressens, et vous ne voudrez pas mentir.

— S’il faut mentir un peu pour soutenir la dignité et conserver l’indépendance de votre rôle, je mentirai, ma chère enfant. En pareille occurrence, ce n’est pas un si gros crime.

— Merci, Frumence, répondis-je en serrant la main qu’il me tendait. Merci pour les sacrifices immenses que vous me faites… Mais toi, Jennie, tu n’as rien répondu aux belles et bonnes choses qu’il t’a dites ! Tu es blasée sur son admirable dévouement, heureuse femme !

— Je veux lui répondre devant vous, dit Jennie, et ce ne sera pas du nouveau pour lui. Frumence, vous savez qu’il n’y a aucun homme plus estimable et meilleur que vous dans mon idée ; mais je suis plus âgée que vous, j’ai bien souffert du mariage, et je serais plus tranquille si vous n’aviez jamais pensé à m’épouser ; car je suis heureuse comme nous sommes, et il n’y a rien de plus haut placé que le sentiment que je vous porte. Si je suis votre sœur et votre mère, vous êtes bien mon frère et mon fils. Nous ne trouverons jamais mieux que cela, allez, et, si vous voulez me faire tout le bien possible, vous ne penserez pas à notre mariage comme à une chose dont notre amitié ne pourrait pas se passer.

Frumence eut dans les yeux un nuage qui se dissipa vite. Il serra la main de Jennie comme il avait serré la mienne, et se retira en lui disant :

— Je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre.

Il me semblait que Jennie était bien cruelle, et pourtant je lui savais gré de l’être. Que se passait-il en moi ? Je ne pus fermer l’œil de la nuit. L’inclination de Mac-Allan, fantaisie ou passion, réveillait tout un monde de riantes chimères évanoui depuis longtemps. On pouvait donc aimer dans la vie réelle ? L’amour existait donc ailleurs que dans les livres ? Frumence avait beau le surmonter, et Jennie le repousser, et Marius le nier, et Galathée le profaner, et Mac-Allan l’exagérer peut-être ; il était là, cet inconnu, mêlé à ma vie, et, jeté dans la balance de mes destinées, il y pesait plus, à lui tout seul, que toutes mes autres chances de désastre ou de salut. J’avais eu beau vouloir l’ôter de mon programme, il l’avait rempli quand même, à mon insu. C’est lui qui avait servi de prétexte aux inimitiés dont j’étais l’objet ; c’est lui qui, à l’état d’idéal ou de théorie, avait été le but innomé de toutes mes aspirations ; c’est lui qui, parlant toujours plus haut à mesure que je lui imposais silence, m’avait crié : « N’épouse pas Marius ; » c’est lui qui m’assurait le dévouement de Frumence, car Frumence ne m’aimait comme un père que parce qu’il aimait Jennie avec tout son être ; c’est lui enfin qui, sous les traits de Mac-Allan, se déguisait en homme d’affaires, et venait, comme dans les vieilles comédies, mettre un billet doux à la place d’un exploit d’huissier.

Je mentirais bien, si je jurais que je ne me sentis pas flattée, réjouie et un peu enivrée de l’effet produit par mon petit mérite sur un homme de cette distinction, peut-être fallait-il dire de cette valeur. Après la lettre que je venais de lire, il n’était plus possible de douter de sa loyauté ; restait à savoir si je devais compter sur la durée d’une flamme si soudaine. Mon amour-propre me suggérait d’y croire, et Frumence, en cherchant à le rabattre par ses doutes, le faisait un peu souffrir ; mais Frumence prétendait ne pas savoir juger ce genre de passions. Les dédaignait-il toutes, ou en connaissait-il une, une seule digne de lui, une seule qui eût été digne de moi ?

En cherchant à m’endormir pour échapper à cet imbroglio de mes pensées, je fis des rêves, ou plutôt des demi-rêves confus, à chaque instant dissipés par ma raison, qui voulait raisonner et ne pas se laisser abuser par le sommeil. Mac-Allan m’apparaissait sous des dehors charmants ; je lui prêtais encore plus de grâce et de distinction qu’il n’en avait, bien qu’il en eût réellement beaucoup ; je l’écoutais me dire mille choses que je n’avais pas comprises, qui m’avaient blessée, et qui maintenant caressaient mon oreille comme une musique délicieuse. Je le voyais cherchant à me rencontrer dans la montagne et revenant le cœur brisé parce que je l’avais évité, ou me suivant dans le ravin et s’enivrant du bonheur de me regarder lire.

Mais j’étais éveillée en sursaut par la voix de Frumence, qui me criait : « Gare ! » et je le voyais passer dans un char de feu, emportant Jennie dans les nuages, tandis que je restais sous la tente de coutil de Mac-Allan, respirant un parfum de fleurs mêlé à des odeurs de savon de Windsor et de caoutchouc. Je devenais railleuse, je trouvais mon mari trop joli, trop spirituel et trop éloquent. Il me semblait aligner des phrases au lieu de soulever des idées ; je le traitais d’avocat et nous nous querellions. Lui me traitait de bohémienne, et je criais à Jennie :

— Pourquoi m’as-tu laissée avec cet Anglais ?

Alors, secouant le rêve, je m’asseyais sur mon lit, les pieds pendants et les cheveux dénoués, et je me regardais en tremblant dans une glace qui servait de panneau à une de mes armoires.

— Est-ce que je suis si belle que cela ? me disais-je. Où Mac-Allan a-t-il pris que je fusse belle ? Frumence n’a jamais eu l’air de s’en douter, Jennie ne me l’a jamais dit, et Marius m’a dit cent fois que j’étais petite, noire, ébouriffée. Le plus beau compliment qu’il m’ait fait, c’est de me comparer à une figurine indienne assez gentille qui était sur la cheminée de ma grand’mère, et de m’appeler princesse Pagode dans ses jours de belle humeur.

Pourtant il fallait bien que j’eusse quelque charme, puisqu’un homme de quarante ans en était si frappé ; et le chiffre de Mac-Allan, au lieu de lui être compté comme un défaut, me faisait apprécier davantage ! l’hommage qui m’était rendu.

C’est un dangereux flatteur et un effronté courtisan que l’amour ! Comme il surprend l’esprit d’une jeune fille, dès qu’il parle à ses besoins de manifestation ! Les phrénologues ont un mot barbare, l’approbativité, qui répond mieux qu’un autre à ce besoin d’encouragement inné dans l’homme, car c’est le premier élan de toute jeunesse vers la sympathie et la protection. Avant la première parole d’amour, le jeune homme, aussi bien que la jeune fille, s’ignore lui-même. Il vit dans la crainte des autres et dans la méfiance de soi. La jeune fille, encore plus facile à froisser, rougit quand on la regarde ; et qu’y a-t-il sous cette rougeur ? Un premier trouble des sens ? Non, pas toujours, car bien souvent elle ignore ses sens. C’est bien plutôt la peur d’être méconnue, raillée ou dédaignée. À l’âge où tout sourit à la faiblesse, l’ombre de l’ironie, du dédain, ou seulement de la curiosité passe sur l’âme du faible comme un nuage ; mais l’amour arrive avec ses exagérations poétiques ou ses ardentes hyperboles, et l’enfant d’hier entre dans la vie. Il sent sa valeur, ou il la cherche en lui-même, il devient un être complet, ou il aspire à le devenir. Il se sent pour la première fois assuré d’exister. Qu’il partage ou non le sentiment qu’il inspire, il ne saurait le dédaigner, et il s’en empare comme d’une force qu’il cherchait et qu’on lui apporte.

Cette prise de possession de la vie fut bien marquée en moi et ne se perdit pas dans le vague des surprises tumultueuses de l’inexpérience. J’avais reçu une éducation mâle, je m’étais crue à tort un grand philosophe ; mais mon sens philosophique avait pourtant reçu un certain développement, et je voulais me rendre compte de tout. Je reconnus avec un peu de confusion que l’amour de Mac-Allan m’était agréable, et que j’avais été hypocrite en cachant à Jennie et à Frumence la satisfaction que j’en ressentais. J’invoquai alors ma propre loyauté contre les suggestions de ma vanité, et je trouvai que j’avais dû, que je devais encore combattre l’enivrement, à moins que je ne fusse bien décidée à m’y livrer et à rendre l’affection qui m’était offerte.

C’est là que la solution cherchée me devint impossible à trouver et me donna une sorte de fièvre. Je ne sentais aucun engouement, aucun aveuglement de préférence pour Mac-Allan. J’appréciais sans trouble ses qualités, je les voyais en moins plutôt qu’en plus. Son approbation ne me semblait pas apaiser ma soif d’approbation. J’en souhaitais une plus complète, plus élevée et plus flatteuse encore. Celle de Frumence pour Jennie ? Peut-être ! Et pourtant Frumence me paraissait trop stoïque et trop supérieur à son propre amour. J’eusse voulu rencontrer un être aussi grandement fort que Frumence, et aussi délicatement impétueux que Mac-Allan. Cela dépendait peut-être de la personne aimée : peut-être Jennie était-elle trop austère pour que Frumence fût passionné avec elle ; peut-être étais-je trop enfant pour que Mac-Allan fût sérieux avec moi.

Je me résumai enfin en constatant que mon cœur était ému et non rempli, mon esprit charmé et non satisfait, et je m’endormis de guerre lasse en me disant :

— Ou je suis encore trop jeune pour aimer, ou j’ai déjà passé l’âge des illusions.