La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/Chapitre 2

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Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 13-16).


CHAPITRE II


COMMENT LES SAGAS NOUS SONT PARVENUES


Les Sagas, transmises pendant des siècles de bouches en bouches seraient perdues pour nous, si à une certaine époque des scribes ne les avaient recueillies et mises par écrit. À la longue et même du temps des Scaldes, elles ont pu, selon toute vraisemblance, subir quelques modifications dans les détails.

Les scribes de la fin du xiiie et du xive siècles n’étaient plus des Vikings. Ils pouvaient même ne plus comprendre exactement la vie ni la mentalité des anciens Normands, mais ils conservaient intact, dans ses grands traits, le souvenir des grands exploits d’antan.

Les scribes ont peut-être été, pour bien des causes, moins fidèles que les scaldes à la tradition. Ils n’avaient plus à affronter la censure d’auditeurs trop proches témoins des événements. Le désir de plaire aux descendants des héros, pour lesquels sans doute ils travaillaient, le souci des tendances de leur époque, les entraînèrent peut-être à quelques interpolations fâcheuses. Mais, au total, c’est l’exception, car l’ensemble du récit est très homogène et se tient ainsi qu’une trame tissée sur un même métier.

Les transcriptions datent pour la plupart de la fin du xive siècle, c’est-à-dire plus de 300 ans après les événements. La civilisation avait marché, les Vikings s’étaient assagis, les scaldes guerriers étaient devenus des gens studieux, des savants « frothr » ou des moines. Il est possible, probable même, que certains termes, certains détails du vocabulaire des marins du xe siècle leur aient échappé.

Mais si nous pouvons admettre que les scribes n’ont pas toujours saisi l’exacte valeur de certains mots, relevant de la terminologie maritime ou guerrière habituelle aux héros d’antan, il faut bien reconnaître qu’ils ont laissé aux textes une fraîcheur presque originelle et une couleur locale étonnante. Grâce à leur travail, nous connaissons des faits historiques intéressants. Et, ils nous les ont transmis épars dans une littérature presqu’aussi fraiche que ces peintures d’Égypte que nous livrent les hypogées inviolés pendant des siècles.

Les Sagas traitent de sujets assez divers dans un cycle cependant restreint : les mythes religieux, les aventures guerrières des héros, les voyages lointains, les disputes de clans, les guerres, les pillages, les meurtres. Les unes ont un caractère purement religieux ou mystique, les autres se rapprochent de l’histoire ; toutes sont pleines de cette vie âpre et fruste de ces contrées et de ces temps lointains.

Elles sont écrites dans un style bref, sec, presque heurté. On y trouve par place des traces du pathos teutonique dû aux origines ethniques. Peu de descriptions, peu de repères historiques et ceci est souvent regrettable. Toujours une franchise, une simplicité qui sentent la chose vraie.

Les deux Sagas islandaises que nous étudierons plus spécialement sont des Sagas d’histoire. Elles sont moins ampoulées, si possible, plus réalistes que la moyenne, mais une vie intense s’en dégage.

Les auteurs modernes sont, à de rares exceptions près, unanimes à reconnaître leur caractère fondamental de véracité. Il n’est guère possible de les citer tous, mais combien édifiantes sont les opinions suivantes :

Rafn (qui fit sortir les Sagas du Vinland de l’oubli vers 1837) écrivit [28] : « La langue est pure, la structure des phrases simple et naturelle. Les poésies encastrées dans le texte portent tous les caractères d’ancienneté… On a le spectacle d’écrivains persuadés de la vérité des choses, confiant dans leur foi, exposant leur récit aux lecteurs. »

Toute une école le suivit. Son opinion est corroborée par celle de la presque totalité des écrivains des temps récents, des ouvrages desquels j’extrais les citations suivantes :

Dans D. Bruun [4], d’après Storm et Finnur Jonsson : « L’essence de la Saga d’Eirik est digne de foi, malgré quelques embellissements ou erreurs possibles. »

Dans Reeves [29] : « La Saga islandaise est particulièrement remarquable dans la présentation des événements d’une façon simple et franche, sans embellissements ni commentaires de la part de l’auteur. »

Dans Depping [7] : « Il faut observer que les Scaldes n’ont fait que reproduire fidèlement les idées et la manière de voir des temps dont ils retraçaient le souvenir… Ce qui leur donne de l’authenticité, c’est précisément leur style poétique… Snorro Sturleson, le premier historien islandais, fait observer que les poésies des anciens Scaldes méritent une grande confiance. »

Dans Steenby [30] : « Même si la Saga contient des erreurs, il y a cependant un fonds de vérité tel que nous ne pouvons pas admettre que les Normands n’ont pas été au Vinland. »

Dans H. Vignaud [32] : « On ne peut y (dans les Sagas) relever aucun trait essentiel ayant un caractère suspect… ce sont des relations naïves, naturelles et très simples…., leur véracité a été constatée sur un nombre de points étrangers à ceux qui nous occupent (la découverte de l’Amérique). »

Enfin M. Fossum, dans la préface de son ouvrage [10] exprime la même pensée : « Des recherches récentes au Groenland et en Islande ont prouvé que les aspects du terrain correspondent parfaitement aux descriptions des Sagas. On constate la même coïncidence dans les recherches archéologiques. Dès lors, pourquoi ne pas penser qu’il en va de même dans le cas particulier des Sagas du Vinland. »

On pourrait allonger considérablement la liste de ces témoignages.

Il y a bien, toutefois, quelques opinions discordantes. La plus importante du fait de la personnalité éminente de son auteur est celle de F. Nansen, explorateur et savant géographe. Au cours d’une conférence à la Société Royale de Londres [24], il déclara que : « Les récits de cette découverte et des voyages au Vinland sont des légendes…

« La Saga du Vinland-le-Bon a été graduellement formée dans la suite des temps en rassemblant trait pour trait les vieux contes et légendes et en les accolant avec les connaissances réelles des pays de l’Ouest. »

G. Neckel, n’exprimant que l’opinion d’un auteur danois, Waldemar Vedel, a écrit : « Les histoires d’Islande tiennent le milieu entre la chronique et le roman, avec un souffle d’esprit de la pure poésie héroïque. » Personnellement, d’ailleurs et à l’inverse, il pense que le caractère général des Sagas d’Islande est tel que « nous nous laissions convaincre sur le champ de leur véracité. »

La thèse de M. F. Nansen a soulevé des critiques passionnées et, il faut le dire, en grande partie justifiées. Mieux que tout, la lecture du texte même des deux Sagas permettra de former une religion. C’est cette lecture qui nous a amené dans la présente étude à une croyance profonde de la véracité des Sagas.

Conviction issue de l’étude du texte, des circonstances géographiques et historiques et aussi de ce que nous pouvons vérifier, ainsi que le fait observer M. Fossum, la véracité d’une partie du récit. Pourquoi dès lors ne pas penser que l’ensemble est vrai ?

Tout ce qui concerne l’Islande et le Groenland est certitude, il n’y a rien qui puisse nous amener à penser que ce qui concerne le Vinland soit fausseté. Tout au contraire, les présomptions les plus sérieuses contribuent à étayer la conviction que cette dernière partie est vraie, sinon dans tous les détails, du moins dans l’ensemble.