La Trace du serpent/Livre 1/Chapitre 03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 28-35).

CHAPITRE III.

OÙ LE MAÎTRE D’ÉTUDES SE LAVE LES MAINS.

M. Jabez North n’a pas une petite chambre à lui tout seul chez le docteur Tappenden. On ne gagne pas toujours à être trop bon, et notre ami Jabez trouva plus d’une fois ses bonnes qualités assez gênantes. Or il arriva qu’Allecompain jeune étant malade de la fièvre, parfois même ayant le délire, et le sous-maître étant un si excellent homme, si aimé des élèves, et son patron ayant une si grande confiance en lui, que le jeune malade avait été confié à ses soins, et l’on avait dressé un lit pour lui dans la chambre de Jabez.

Ce soir-là, quand notre ami monta à sa chambre, avec son vaste pupitre sous son bras et une petite chandelle dans la main gauche, il trouva l’enfant très-mal, en vérité. Il ne reconnaît pas Jabez, car il parle de régates, — de régates qui ont eu lieu l’été dernier pendant les vacances. Il est assis sur son oreiller, et il agite sa petite main en criant :

« Bravo, rouge !… rouge gagnera… Trois hourras pour rouge. Allons… allons… ferme… rouge. Bleu est battu… bleu a perdu… Georgey Harris gagnera la journée. J’ai parié pour Georgey Harris. Six pence sur Georgey ! Allons, allons, ferme !… »

« Ah ! ah ! il paraît que nous n’allons pas mieux ce soir, dit le maître d’études ; tant mieux. Nous n’avons pas la tête à nous, et il est probable que nous n’observerons pas ce qu’on va faire ; tant mieux, tant mieux. »

Et l’excellent jeune homme commença à se déshabiller, non pas pour se mettre au lit, cependant, car il sortit d’une petite malle une blouse de couleur foncée, une paire de guêtres en cuir, une perruque noire et un chapeau de paysan à larges bords. Il revêtit ces choses, et s’assit devant la petite table sur laquelle il avait déposé le pupitre.

L’enfant continue à divaguer ; il parle maintenant de sa jolie petite sœur, qu’il n’a pas vue depuis l’automne :

« Secoue l’arbre… Henriette… secoue ferme… elles vont tomber. Il y en a tant qu’on ne peut pas les compter. Secoue ferme… Henriette… et prends garde à ta tête !… »

Le maître d’études prend dans son pupitre le paquet de cordes, et il se met à le dérouler. Il en a un autre paquet dans sa malle, et encore un autre sous son matelas ; il les joint ensemble : elles forment alors une corde d’une longueur considérable. Il promène ses yeux dans la chambre, approche la lumière du visage de l’enfant, mais rien dans son regard n’indique qu’il ait connaissance de ce qui se passe devant lui.

M. Jabez ouvre une des fenêtres de sa chambre ; elle est au troisième étage, et donne sur le jardin de récréation, à une certaine distance de la rue, qu’un mur très-élevé sépare du jardin. À mi-hauteur environ de cette fenêtre, se trouvent deux poteaux servant à la gymnastique ; ils sont placés à dix pieds environ du mur de la maison, et le maître d’études les contemple d’un air indécis. Il laisse glisser la corde par la fenêtre, et fixe l’extrémité à un crochet en fer scellé dans la muraille. Il est fort commode, ce crochet, et solidement fixé, en apparence : on dirait même qu’il a été scellé depuis peu.

Il mesure des yeux la hauteur, puis jette encore un regard incertain sur les poteaux, et il va sortir par la fenêtre, quand une voix faible, partant du lit, lui crie :

« Que faites-vous donc avec cette corde ?… Qui êtes-vous ?… Qu’allez-vous faire avec cette corde ?… »

Jabez tourne la tête, et, chose assez étonnante de la part d’un si bon jeune homme, il laisse échapper quelque chose comme un blasphème.

« Stupide enfant, tu ne me reconnais pas ? Je suis Jabez, ton vieil ami.

— Ah ! bon vieux Jabez, il ne faudra pas me remettre au Virgile de sitôt, parce que j’ai été malade ; n’est-ce pas, monsieur North ?

— Non, non. Vois-tu, je fais une balançoire.

— Oh ! c’est fameux, une balançoire ; et la corde est joliment solide. Quand serai-je assez bien pour me balancer ? C’est si triste ici ! Je vais tâcher de dormir ; mais je fais de si mauvais rêves !

— C’est cela, c’est cela, dors, » fit le maître d’études d’une voix douce.

Cette fois, avant de se rapprocher de la fenêtre, il souffle la chandelle, il éteint également la veilleuse qui brûle sur la cheminée ; il porte la main sous sa blouse, comme pour s’assurer de la présence d’un objet sur son sein, le serre étroitement ; puis il saisit vigoureusement la corde et s’élance par la fenêtre.

Singulière manière de se balancer ! Il se laisse glisser pied par pied, avec une prudence merveilleuse. Quand il arrive au niveau des poteaux gymnastiques, il donne à son corps un élan vigoureux, et parvient ainsi à se saisir du plus élevé des deux. La descente devient maintenant la chose la plus facile, et Jabez est tout aussi à l’aise que s’il descendait un escalier ordinaire, car il est très-fort en gymnastique, ce M. Jabez. Il laisse la corde pendre à la fenêtre de sa chambre, puis il escalade sans difficulté le mur du jardin ; et quand les horloges de Slopperton sonnent minuit, il est déjà sur la grande route. Il suit un chemin qui entoure la ville, et une demi-heure plus tard il est de l’autre côté, dans la direction du Moulin Noir. Curieux moyen de faire une balançoire, que cette promenade après minuit ; et même cette promenade est assez étrange de la part d’un si bon, d’un si honnête jeune homme. Mais les gens les plus vertueux ont quelquefois d’étranges fantaisies ; et c’est peut-être ici le cas.

Une heure sonne à toutes les horloges de Slopperton ; deux heures, trois heures. Le jeune malade ne s’endort pas ; mais il repasse dans sa mémoire les scènes joyeuses de son enfance, les excursions pendant l’été, les vacances de Noël, et les jeux bruyants, le gentil babil de sa petite sœur, morte il y a trois ans. Tout cela passe confus dans son esprit ; et quand sonnent trois heures et un quart, il parle encore, il s’agite toujours sur son oreiller.

Bientôt la corde se tend de nouveau, et, quelques secondes plus tard, le sous-maître reparaît dans la chambre.

Il reparaît dans un état vraiment pitoyable. Ses vêtements sont couverts de boue et déchirés ; il est trempé jusqu’aux os, et la sueur coule de ses cheveux en désordre. Il est effrayant à contempler ainsi, avec ses yeux bleus éclairés d’une flamme furieuse. On dirait les yeux d’une bête féroce à laquelle on vient d’arracher sa proie. Ses mains se crispent convulsivement, et sa langue ne cesse de murmurer des imprécations à demi étouffées, mais terribles.

« Tout cela pour rien ! dit-il ; toute cette peine, tout ce danger, tout pour rien ! tout le travail du cerveau et des bras, perdu ! Rien ! rien ! »

Il remet la corde dans la malle et commence à ôter ses habits. L’enfant malade, d’une voix faible, demande sa médecine.

Jabez verse une cuillerée d’une potion dans un verre, et d’une main assurée il l’approche des lèvres de l’enfant.

Celui-ci est sur le point de la prendre, quand tout à coup il pousse un cri.

« Qu’y a-t-il ? demande Jabez d’un ton bourru.

— Votre main ! votre main ! Qu’y a-t-il sur votre main ? »

Une tache sombre, un peu séchée, une tache rougeâtre, à la vue de laquelle l’enfant tremble de la tête aux pieds.

« Ce n’est rien ; prends ta médecine et dors. »

Mais l’enfant ne prendra pas sa médecine, il ne prendra plus rien de cette main tachée.

« Je sais ce que c’est, cette horrible tache. Qu’avez-vous fait ? Pourquoi êtes-vous descendu par la fenêtre à l’aide d’une corde ? Ce n’était pas pour faire une balançoire ; vous avez dû faire quelque chose d’horrible. Pourquoi êtes-vous sorti pendant trois heures, au milieu de la nuit ? Je les ai comptées. Pourquoi ces habits étranges que vous portez ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? Je demanderai au docteur de me faire sortir de cette chambre ; je ne veux pas y rester une minute de plus, car j’ai peur. »

L’enfant essaye en parlant de sortir du lit. Mais Jabez le maintient avec sa main puissante, qu’il presse sur la bouche du malade, ce qui l’empêche en même temps de bouger et d’appeler.

Avec la main qui lui reste libre, il prend un flacon parmi ceux qui encombrent la table de nuit. Il jette la médecine qui se trouve dans le verre, et la remplace par quelques cuillerées du liquide contenu dans un flacon étiqueté : Opium — poison.

« Maintenant, prends ta médecine, ou bien, demain, je me plaindrai au principal. »

L’enfant essaye de résister, mais en vain : une main vigoureuse lui rejette la tête en arrière, et Jabez verse le liquide dans sa gorge.

Pendant quelques instants encore, l’enfant continue de parler, puis il tombe dans un profond assoupissement.

Ensuite Jabez North se mit à laver ses mains. Quel étrange jeune homme, et surtout comme il s’y prend singulièrement pour laver ses mains ! Il les mouille avec soin dans une très-petite quantité d’eau, et quand il a fini de les laver, quand l’eau a pris une couleur rougeâtre, il la boit, et sans faire la moindre grimace, encore.

« Allons, se dit-il, si je n’ai rien gagné ce soir, j’ai du moins essayé mes forces, et je sais de quel bois je suis fait. »

Il était fait d’un bois étrange, cet excellent jeune homme. Ce n’est pas qu’on n’eût pu en trouver de meilleur, car il regarde sans sourciller l’innocent enfant étendu comme une masse inerte sur son lit.

« Au moins, il ne jasera plus, celui-là, » dit-il.

Non ! il ne jasera plus. Il ne parlera plus de ses parties de plaisir et de ses longues promenades, des fêtes de Noël, ni même de sa jolie petite sœur morte il y a trois ans. Peut-être va-t-il la retrouver, cette jolie petite sœur, dans un monde meilleur où l’on ne rencontre pas de bons jeunes hommes de l’espèce de M. Jabez North.

Le lendemain, ce digne personnage descend, pâle et effaré, pour apprendre au docteur Tappenden que le pauvre petit malade n’est plus, et qu’il ferait peut-être bien d’en prévenir Allecompain aîné, incommodé du souper qu’il avait donné la veille à ses camarades pour fêter le rétablissement de son petit frère, qu’il croyait assuré.

« Oui, annoncez-lui la triste nouvelle au pauvre garçon, dit le docteur Tappenden ; oui, faites-le, vous, car je sais que vous le ferez avec tendresse. »