La Trace du serpent/Livre 1/Chapitre 05

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 51-63).

CHAPITRE V.

LA RIVIÈRE GUÉRIT BIEN DES MAUX.

Ce n’est pas une belle rivière que le Sloshy ; à moins cependant qu’un amas de vase liquide ne soit un beau spectacle, car le Sloshy est extrêmement vaseux. Le Sloshy est une sorte de compromis désagréable entre une rivière et un canal. C’est une espèce de canal qui (comme la grenouille de la fable) ayant vu une rivière, veut se faire aussi gros qu’elle. Le Sloshy éprouve fréquemment le besoin de grossir ; il sort de son lit et engloutit, comme si de rien n’était, quelques maisons, et, une ou deux fois l’an, il va déposer son ignoble limon jusque dans les faubourgs de la ville. Il n’aime pas les enfants, et l’on sait qu’il a étouffé dans son sein l’espoir de bien des familles. Souvent on l’a vu porter jusqu’à la mer lointaine le chapeau de paille de Clara ou la blouse de Johnny qu’il étale à sa surface comme un étendard de triomphe, car il traite par-ci par-là quelque petite affaire avec le personnage au pâle coursier.

Souvent aussi, des têtes fatiguées ont dormi plus profondément sur ce lit hideux, sombre et gluant, que sur des couches de duvet.

Oh ! puissions-nous ne jamais songer à demander la paix du sommeil à une telle couche !

C’est une rivière sombre, laide et pernicieuse, une rivière qui ne vous parle que de peines, de douleurs et d’angoisses ; une rivière que certaines pauvres créatures mortelles et impressionnables, qu’un nuage attriste et qu’un rayon de soleil ranime, feraient bien de ne pas regarder.

Je me demande ce que cette femme là-bas pense de la rivière ? C’est une femme pauvrement vêtue qui porte un enfant dans ses bras. Elle va et vient lentement sur une des rives, par cette après-midi du jour où le meurtre de M. Montague Harding a été commis.

C’est un endroit bien solitaire que celui qu’elle a choisi à l’extrémité des faubourgs de Slopperton. Et la ville de Slopperton n’étant à tout prendre qu’une ville très-laide, est encore bien plus laide dans ses faubourgs. Ceux-ci consistent en deux ou trois manufactures, une grande diablesse de prison, dont les murs sont plus insensibles que le roc, une rangée de maisons mesquines, quelques constructions neuves inachevées, et d’autres anciennes et à demi ruinées qui pendillent autour de Slopperton comme les lambeaux d’étoffe qui frangent un vêtement usé.

L’enfant que porte cette femme est tout tremblant ; il est vrai que l’atmosphère humide et brumeuse des rives du Sloshy est peu faite pour ranimer les esprits ou égayer le tempérament des enfants ou même d’une grande personne. La femme presse l’enfant avec impatience sur sa poitrine, et jette sur ses traits débiles un regard étrange qui n’a rien de maternel. Pauvre malheureuse créature ! peut-être ne voit-elle pas en ce léger fardeau un enfant ; elle ne voit peut-être en lui qu’une honte, une gêne, une douleur. Elle a été jolie ; c’était, il y a un an peut-être, une brillante beauté de campagne ; mais maintenant elle n’est plus qu’une créature fanée, rongée par les soucis ; son visage est pâle, et un cercle creux entoure ses yeux ; elle a joué la seule partie qu’une femme ait à jouer, et perdu le seul enjeu qu’une femme ait à perdre.

« Viendra-t-il, ou bien me faudra-t-il souffrir encore pendant un long jour. Tais-toi… tais-toi donc… comme si je n’avais pas encore assez de peine à te porter sans que tu cries. »

C’est au baby tout tremblant qu’elle adresse ces mots ; mais le petit bonhomme est engagé dans une lutte violente avec sa casquette, et il vient d’arracher une poignée de la filasse qui en tapisse le fond.

Sur cette rive sinistre du Sloshy on voit une sorte de cabaret à l’aspect également sinistre et de construction ancienne, bien qu’il soit entouré de maisons récemment commencées. C’est une petite taverne borgne et honteuse, sur laquelle on lit, écrit en grosses lettres noires : Old tom à quatre pence le litre et gin à un penny le verre. Ce misérable cabaret n’a jamais vu de meilleurs jours, et n’espère pas en voir jamais de meilleurs. Les hommes qui le fréquentent sont quelques flâneurs d’une fabrique voisine ou les charbonniers dont les bateaux sont amarrés près de là. Par les après-midi pluvieuses, ces gens peu occupés viennent jouer, dans une petite salle, avec des cartes crasseuses et écornées ; ils marquent les points en promenant sur la table graisseuse leurs doigts préalablement trempés dans la bière. Ce n’est pas un lieu bien séduisant pour se divertir que ce cabaret borgne ; quoi qu’il en soit, il semble attirer la femme à l’enfant, car elle jette en passant un regard d’envie sur sa porte ; elle fouille dans sa poche, finit par y trouver trois demi-pence, juste ce qu’il lui faut, à ce qu’il paraît, car elle franchit le seuil boueux, et deux minutes après elle reparaît essuyant ses lèvres.

En même temps elle heurte un homme, enveloppé dans un paletot d’hiver, et dont la partie inférieure du visage est enfouie sous un épais cache-nez.

« Je pensais que vous ne viendriez pas, dit-elle.

— Ah vraiment ! Alors vous vous trompiez ; mais vous auriez pu avoir raison, car, si je viens, c’est vraiment un hasard ; je ne puis être à vos ordres nuit et jour.

— Je ne vous demande pas d’être à mes ordres ; vous ne m’avez pas habituée à tant d’égards pour que j’attende cela de vous, Jabez. »

L’homme tressaillit et tourna la tête comme s’il s’attendait à trouver tout Slopperton sur son dos ; mais il ne passait absolument personne.

« Il est inutile de vous montrer si prodigue de mon nom, dit-il, on pourrait vous entendre. Y a-t-il quelqu’un là-dedans ? demanda-t-il en indiquant la taverne.

— Non, il n’y a que le tavernier.

— Entrons alors, nous y serons mieux ; ce brouillard vous pénètre jusqu’aux os. »

Cependant il ne paraît pas avoir songé que la femme et l’enfant étaient exposés à ce brouillard depuis plus d’une heure, car il est en retard de cinq quarts d’heure au moins.

Il entre le premier dans la petite salle ; il ne s’y trouve pas de charbonniers pour le moment, et les cartes écornées sont rassemblées en un paquet sur une table gluante, au milieu de pipes cassées et de taches de bière. Cette table se trouve placée près de la fenêtre qui ouvre sur le chemin de halage, et c’est auprès de cette fenêtre que la femme s’assoit ; Jabez North, lui, a pris place de l’autre côté de la table.

Le grelottant baby s’est endormi ; il est tranquillement étendu sur les genoux de la femme.

« Que prenez-vous ?

— Un peu de gin, répond-elle, non pas toutefois sans une certaine hésitation dans la voix.

— Ah ! ah ! vous avez trouvé cette consolation, eh ? »

Il prononce ces mots avec un coup d’œil de satisfaction qu’il ne peut réprimer.

« Quelle autre consolation reste-t-il aux femmes comme moi, Jabez ? J’ai cru d’abord y trouver l’oubli ; rien maintenant ne saurait me faire oublier… mais… »

Elle n’acheva pas sa phrase, mais elle dirigea son regard vague et sinistre sur les eaux noires du Sloshy qui, à mesure que la marée s’élevait aidée par la violence du vent, trempaient le chemin de halage jusque sous les fenêtres du cabaret.

« Eh bien, comme je suppose que vous ne m’avez pas fait venir ici dans le seul but de me faire entendre ces lugubres paroles, peut-être me direz-vous ce que vous voulez ; mon temps est extrêmement précieux, et, s’il ne l’était pas, je ne puis dire que je tiendrais beaucoup à rester ici longtemps ; c’est un si ravissant bouge situé dans un quartier si attrayant !

— Je vis dans ce quartier, Jabez, du moins j’y meurs de faim.

— Oh ! nous y voilà, dit le beau Jabez en faisant une mine d’une aune, nous y arrivons : vous voulez de l’argent ? Voilà comment finissent toujours ces sortes de choses.

— J’avais espéré une autre fin, Jabez ; j’ai espéré longtemps, quand je pensais que vous m’aimiez.

— Oh ! nous y revenons encore, » dit-il avec un geste d’ennui.

Il s’empara du jeu de cartes placé devant lui, et commença à élever une maisonnette, comme font les enfants en jouant.

Rien ne pourrait mieux que cette action exprimer sa résolution de ne pas écouter ce que la femme pourrait lui dire ; mais elle continua néanmoins.

« Vous voyez, j’étais une pauvre fille bien naïve, Jabez, ou j’aurais su mieux m’y prendre. J’avais été habituée à croire comme paroles d’Évangile tout ce que me disaient mes parents ; j’ignorais le mensonge ; je ne pensais pas, lorsque l’homme que j’aimais de toute mon âme, au point d’oublier toute autre créature vivante, et tous mes devoirs envers les hommes et Dieu, je ne pensais pas, lorsque l’homme que j’aimais à ce point disait ceci ou cela, à lui demander s’il était sincère ou si tout ce qu’il me disait n’était qu’un horrible et cruel mensonge. Ignorante comme je l’étais, je n’y pensais pas, je croyais devenir votre femme, comme vous m’aviez juré que je la deviendrais et que ce petit être-là pourrait vous appeler son père et être un jour notre joie, notre bonheur à tous deux. »

Ces derniers mots réveillèrent l’enfant : il ouvrit les yeux où brillait une sorte de colère, et ses petits poings se crispèrent comme pour faire un geste de menace.

Si la rivière avait pu faire entendre une voix prophétique, certes elle se fût écriée :

« Une honte ! et un déshonneur ! un ennemi ! un vengeur impitoyable dans l’avenir ! »

La maison de cartes avait atteint trois étages ; Jabez prenait les cartes écornées une à une et avec une lente précision ; de sa main blanche il les posait délicatement sur le frêle échafaudage.

La femme portait alternativement ses yeux secs mais tristes sur lui et sur la rivière.

« Vous ne demandez pas à voir l’enfant, Jabez ?

— Je n’aime pas les enfants, dit-il ; j’en vois assez comme cela chez le docteur. Les enfants et la grammaire latine, ah ! je n’en vois pas la fin ! »

Il dit ces derniers mots en lui-même et d’une voix étouffée.

« Mais votre enfant, Jabez, votre propre enfant ?

— À ce que vous dites. »

Elle se leva et fixa sur lui un regard qui semblait dire : « Et c’est là l’homme que j’ai aimé ! c’est là l’homme pour lequel je me suis perdue ! »

S’il avait pu voir son regard ! Mais il s’était baissé pour ramasser une carte ; la maison était maintenant élevée de cinq étages.

« Allons, dit-il d’un ton rude et déterminé, vous m’avez écrit pour me donner rendez-vous, car vous étiez mourante, disiez-vous ; vous aviez le cœur brisé, ce qui signifie que vous avez pris goût au gin (excellente chose pour nourrir un enfant), et vous vouliez que je vous empêchasse de mourir. Combien vous faut-il ? Je comptais avoir à ma disposition aujourd’hui une certaine somme. Peu vous importe comment, cela n’est pas votre affaire. »

Il dit ces paroles d’un ton bourru et impatient en réponse à un regard qu’il avait attendu d’elle ; mais elle avait repris sa première position et continuait à regarder par la fenêtre.

« Je comptais être plus riche aujourd’hui, mais j’ai été désappointé, reprit-il ; cependant j’ai apporté ce que j’ai pu ; de sorte que ce que vous avez de mieux à faire, c’est de le prendre et de quitter Slopperton le plus tôt possible, afin que je ne revoie plus votre pâle et misérable figure. »

Il compta quatre souverains sur la table graisseuse ; puis, ajoutant un sixième étage à la maison de cartes, il contempla le frêle édifice avec un regard de triomphe.

« C’est ainsi que dans l’avenir je veux élever ma fortune, » se dit-il en lui-même.

Un homme, qui venait d’entrer sans faire de bruit dans la petite salle, passa derrière lui et lui frôla l’épaule ; la maison de cartes vacilla et tomba sur la table.

Jabez se retourna furieux.

« Pourquoi diable avez-vous fait cela ? » demanda-t-il.

L’homme fit un geste d’excuse, porta les doigts à ses lèvres et secoua la tête.

« Oh ! dit Jabez, sourd et muet, tant mieux ! »

L’étranger s’assit à une autre table, sur laquelle le cabaretier déposa une pinte de bière, puis il prit un journal et parut lire attentivement ; mais, abrité derrière la feuille, il épiait Jabez d’un regard furtif, et pendant tout ce temps sa bouche inclinait fortement à gauche par un mouvement nerveux.

Cependant la femme n’avait pas touché l’argent, elle n’avait pas même changé de position ; mais maintenant elle s’approcha de la table et prit un à un les quatre souverains.

« Après ce que vous m’avez dit aujourd’hui, je verrais cet enfant mourir de faim d’heure en heure plutôt que de toucher un morceau de pain acheté avec votre argent. J’ai entendu dire que les eaux de cette rivière sont pernicieuses et qu’elles donnent la mort à ceux qui vivent sur ses bords ; mais je sais si bien que les pensées de votre ignoble cœur sont beaucoup plus pernicieuses et un poison plus amer encore, plutôt que de m’adresser à vous, j’aimerais mieux solliciter la pitié de ces eaux noires. »

En disant ces mots, elle jeta les souverains à la tête de Jabez avec une telle force, que l’un d’eux, l’atteignant au-dessus du sourcil, lui ouvrit le front et le sang inonda ses yeux.

La femme ne s’inquiéta pas de la blessure qu’elle avait faite ; mais, revenant à la fenêtre, elle continua de contempler la rivière, comme si en effet elle eût imploré sa pitié.

Le muet aida l’aubergiste à panser la blessure de Jabez ; c’était une coupure très-profonde et qui semblait devoir laisser une cicatrice ineffaçable.

Jabez, après le coup qu’il venait de recevoir, ne parut pas mieux, ni de meilleure humeur ; il n’adressa pas un seul mot à la femme, mais il se mit à tout hasard à chercher les pièces d’or qui avaient roulé dans les divers coins de la chambre. Il n’en put retrouver que trois, bien que le cabaretier eût apporté de la lumière, et, malgré les recherches des trois hommes, on ne put mettre la main sur la quatrième. Jabez, abandonnant ses recherches, paya ce qu’il avait pris et sortit sans jeter un seul coup d’œil sur la femme et l’enfant.

« Me voilà débarrassé à bon marché de ce chat-tigre, se dit-il en lui-même ; mais c’est égal, j’ai fait une mauvaise après-midi. Comment expliquer cette coupure au docteur ? » Il consulta sa montre : « Cinq heures ; je serai rentré pour le thé. Je pourrai pénétrer dans la cour de la gymnastique par la petite porte, faire un tour de trapèze et dire que je me suis heurté au front. Ils croient tout ce que je leur dis, les pauvres idiots ! »

Il eut bientôt disparu dans le brouillard et l’obscurité.

Si épais était le brouillard que personne ne fît attention à la femme ni à l’enfant, quand elle sortit du cabaret. Elle suivit le chemin de halage, eut bientôt dépassé les dernières maisons du faubourg, et continua jusqu’à un endroit où des saules rabougris étendaient leurs membres hideux, comme des bras de vieilles sorcières, sur les eaux sinistres du Sloshy.

Oh ! rivière parfois si impitoyable, quand tu engloutis jeunesse, beauté et bonheur, auras-tu plus de pitié ce soir, recevras-tu dans ta couche une malheureuse femme délaissée sur la terre ?

Oh ! rivière impitoyable, souvent si cruelle au bonheur insouciant, voudras-tu ce soir accueillir une malheureuse sans ressources et sans espoir ?

Dieu t’a créée, sombre rivière, et Dieu a créé la malheureuse femme que le froid engourdit sur ta rive ; puisse-t-il dans son amour infini, dans sa compassion sans bornes pour les créatures faites de ses mains, avoir pitié de celles-là même qui viendront chercher un repos défendu dans tes bras humides !