La Trace du serpent/Livre 1/Chapitre 06

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 64-71).

CHAPITRE VI.

LES DEUX ENQUÊTES DU CORONER.

Depuis la dernière élection générale, quand Slashington, le membre libéral, avait été réélu malgré la forte opposition des conservateurs, et avait eu les honneurs d’un triomphe éclatant et d’une averse d’œufs pourris et de trognons de choux, depuis ce grand jour Slopperton n’avait pas éprouvé une émotion pareille à celle produite par la découverte de l’assassinat de M. Montague Harding.

Un assassinat était toujours un grand événement à Slopperton. Quand John Boggins, le tisserand, brisa la tête de Sarah, sa femme, d’abord avec le talon de son sabot, et pour en finir avec le tisonnier, Slopperton avait trouvé là un grand sujet de conversation, quoique ordinairement le meurtre d’un ouvrier par un individu de sa classe ne fît pas grande sensation en dehors des fabriques. Mais le crime actuel avait quelque chose d’extraordinaire, quelque chose de spécialement cruel, de lâche et de barbare, et, en outre, il avait été commis dans un rang recommandable de la société.

Autour de cette maison isolée du Moulin Noir, il y eut un rassemblement et un tumulte considérables toute cette courte journée brumeuse durant laquelle fut arrêté Richard Marwood.

Les journalistes étaient là, commentant avec une merveilleuse pénétration les particularités de l’assassinat, qui n’étaient encore connues que des chefs de la police de Slopperton.

Que de lignes, à un penny chacune, écrivirent ces messieurs sur le lugubre événement sans savoir la moindre chose de ce qui s’était passé, nul n’eût osé le dire de ceux qui n’étaient pas initiés aux mystères de leur métier.

Les deux journaux qui parurent le vendredi contenaient des récits différents de l’assassinat, et le journal qui paraissait seul le samedi donna un heureux amalgame de ces deux comptes rendus, démontrant par là la supériorité de la colle et des ciseaux sur la copie à un penny la ligne.

Les chefs supérieurs de la police de Slopperton, revêtus de leur uniforme, ne firent qu’entrer et sortir du Moulin Noir dès la première heure de ce sombre jour de novembre. Chaque fois qu’ils paraissaient dehors, quoique aucun d’eux n’articulât un seul mot, un nouveau rapport circulait, par quelque étrange magie, dans le rassemblement. Je pense que le procédé magique était celui-ci : un individu, se basant sur une nuance dans leurs manières, chuchotait l’hypothèse de ce qui pouvait leur avoir été révélé dans l’intérieur ; cette hypothèse, dite à voix basse, était répétée de l’un à l’autre jusqu’à ce qu’elle prît la consistance d’un fait, qui se répandait ensuite dans la foule, prenant un nouveau crédit dans la bouche de chaque narrateur, et finissant par constituer une série de faits imaginaires.

La foule était complètement convaincue d’une chose, c’est que ces hommes graves en uniforme, les agents de Slopperton, savaient tout et eussent pu tout dire s’ils eussent voulu seulement parler ; et cependant je doute qu’il y eût sous le ciel plus d’une personne qui connût véritablement le secret de cet épouvantable crime.

C’est le second jour de l’enquête du coroner au Moulin Noir. Les fonctionnaires aux figures solennelles sont rangés autour du lit de l’homme assassiné ; ils recueillent les dépositions, échangent quelques remarques, à voix basse, avec le docteur qui a constaté les profondes blessures du cadavre.

Tout ce qui fut connu, même de ces graves officiers, le voici :

La servante, Martha, se levant à six heures le matin précédent, était venue, selon son habitude, frapper à la porte du vieil Indien, celui-ci étant toujours matinal et ayant coutume, même en hiver, de se lever pour étudier à la clarté de la lampe.

Ne recevant aucune réponse, après avoir frappé plusieurs fois, la vieille femme était entrée dans la chambre, où elle avait vu, à la lueur de sa chandelle, le terrible spectacle du vieillard gisant sur le parquet à côté du lit, la gorge coupée, la poitrine percée de coups de poignard, et baignant dans une mare de sang ; l’armoire de la chambre était ouverte, fracturée et saccagée, et le portefeuille, avec l’argent qu’on savait devoir y être renfermé, manquait. Les papiers du gentleman assassiné étaient bouleversés et formaient un tas près de l’armoire ; et comme il n’y avait pas de sang sur eux, les agents conclurent que l’armoire avait été pillée avant l’accomplissement du meurtre.

Le Lascar fut trouvé inanimé sur son lit, dans le petit cabinet de toilette, la tête horriblement endommagée ; et à part cela, il n’y eut plus rien de découvert. Le Lascar fut porté à l’hôpital, où les docteurs donnèrent peu d’espoir qu’il se rétablît des blessures qu’il avait reçues.

Dans la première horreur et dans les premières angoisses de cette lugubre matinée, mistress Marwood avait naturellement demandé son fils ; elle avait exprimé sa surprise de sa disparition, et quand, questionnée, elle eut révélé l’histoire de son retour inattendu la nuit d’avant, les soupçons tombèrent de prime abord sur lui. Sa réapparition après tant d’années, coïncidant avec le retour de son oncle riche, son départ secret de la maison avant le lever de ses habitants, toutes les circonstances s’élevaient contre lui, et des agents police furent mis immédiatement sur pied au tourniquet des barrières des différentes routes qui débouchaient de Slopperton, et à la station du chemin de fer d’où il était parti pour Gardenford par le premier train.

Au bout d’une heure on découvrit qu’un homme répondant au signalement de Richard avait été vu à la station ; une demi-heure après vint un individu qui déposa qu’il connaissait bien Richard, qu’il l’avait vu dans la gare, et que celui-ci avait évidemment cherché à l’éviter. L’employé du chemin de fer se souvenait d’avoir donné un billet à un beau jeune homme, au costume en désordre, ayant une pipe à la bouche, et la lèvre ornée d’une moustache noire. Pauvre Richard ! la pipe et la moustache noire le dévoilaient en chaque endroit. « Pipe, moustache noire, costume en désordre, taille élevée, visage beau. » L’employé qui jouait sur le clavier du télégraphe électrique, comme d’autres personnes jouent sur le piano, eut bientôt envoyé la ligne à mots brisés à la station de Gardenford : de la station de Gardenford elle fut transmise dans moins de cinq minutes à la police de cette ville, et cinq minutes après, M. Jinks, l’agent, était sous la galerie de la gare ; son adjoint muet, Joe Peters, était posté hors de la station, et tous les deux reconnaissaient Richard à l’instant.

Ô merveilles de la vie civilisée ! merveilles cruelles, quand elles servent à attirer une condamnation terrible sur un homme innocent !

L’histoire de la lettre de Richard ne pouvait que le desservir devant le jury. Le fait d’avoir brûlé, dans un moment d’oubli, un document d’une telle importance, semblait trop incroyable pour faire quelque impression en sa faveur.

Pendant tout le temps de l’instruction, un homme mal vêtu s’était tenu dans un enfoncement, l’œil en observation et la bouche tournée d’un côté.

Cet homme était Joseph Peters, l’aide de l’agent de police de Gardenford. Ses yeux quittèrent rarement la personne de Richard, qui, le visage pâle, l’air égaré, la chevelure en désordre et les vêtements sales, paraissait peut-être beaucoup plus coupable qu’innocent.

Le verdict du jury du coroner concluait, comme tout le monde s’y attendait, à ce que le défunt avait été assassiné de propos délibéré par Richard Marwood, son neveu, et à ce que le pauvre Dick fût renvoyé cette nuit dans la prison du comté, dans les faubourgs de Slopperton, pour y attendre les assises.

L’émotion dans Slopperton, comme nous l’avons déjà observé, était immense. Ce n’était qu’une voix, une voix terrible d’exécration pour l’innocent prisonnier, d’horreur pour la perfidie et la cruauté de cet horrible attentat, et de pitié pour la malheureuse mère de ce fils dénaturé, mourant de douleur dans son lit, mais qui, en dépit de toutes les preuves, ne cessait de répéter qu’elle était certaine de l’innocence de son fils.

Le coroner eut beaucoup de besogne dans ce sinistre jour de novembre, car, après l’enquête sur l’infortuné M. Harding, il avait dû courir à un mauvais cabaret au bas de la ville, sur le bord de la rivière, pour s’informer des causes de la mort accidentelle d’une malheureuse délaissée, trouvée par des bateliers dans le Sloshy.

Ce genre de mort était une chose si ordinaire dans la considérable et compacte population de la ville de Slopperton, que le coroner et le jury, éclairés par deux chandelles aux longs lumignons dégouttant le suif, eurent peu à dire sur l’événement.

Un coup d’œil sur le tas de vêtements mouillés, déchirés et en haillons, un demi haussement d’épaules et un regard demi compatissant sur ce visage blanc, ces lèvres bleues et humides, cette chevelure châtain clair éparse, et le verdict d’absolution était prononcé : « Trouvée noyée. »

Un membre du jury, un boucher, nous croyons quelquefois qu’ils ont le cœur dur, ces bouchers, passa doucement la main sur ces cheveux châtains, et écarta une boucle de ce front pâle.

Si tendre attouchement, peut-être, n’avait pas été fait sur ce front depuis deux longues années ; depuis le jour peut-être où la femme morte avait quitté son village natal, et que sa mère avait lissé, pour la dernière fois, ses tresses dorées sous son bonnet du dimanche.

Une demi-heure après, le boucher était chez lui, devant son feu réjouissant, et il avait, je crois, un regard plus aimable et plus protecteur que d’usage pour la fille aux beaux cheveux qui lui versait son thé.

Personne ne reconnut la femme morte ; personne ne savait son histoire. On conjectura que c’était une histoire très-ordinaire, et on l’ensevelit dans un terrain spécial de la paroisse, un endroit triste et humide non loin du bord de la rivière, dans lequel quantité de ses pareilles sont restées.

Notre ami Jabez North emprunta le soir à son patron le journal du samedi, après les heures de classe : les comptes-rendus des deux enquêtes du coroner l’intéressèrent vivement.