La Trace du serpent/Livre 1/Chapitre 07

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 72-83).

CHAPITRE VII.

L’AGENT MUET EST UN PHILANTHROPE.

Les tristes mois d’hiver s’écoulèrent. Le temps, au pied lent pour les uns et aux ailes rapides pour les autres, est un véritable caméléon.

Très-rapide dans son vol, sans aucun doute, pour les jeunes gentlemen qui avaient quitté le docteur Tappenden pour assister chez eux aux fêtes de Noël. Assez rapide, peut-être, pour les papas des jeunes gentlemen, qui avaient à renvoyer leurs fils à l’école, munis de la petite somme due au docteur Tappenden ; pas si petite, en vérité, quand on tient compte de tous les extras, tels que la danse, le français, la gymnastique, les sergents instructeurs, la coupe des cheveux, les fournitures de bureaux, les domestiques, et le banc à l’église.

Ce temps passa assez vite, peut-être, pour Allecompain l’aîné, qui arriva au logis dans un costume de deuil tout neuf, dont il graissa les parements et blanchit les coudes avant la fin des jours fériés. Je ne suppose pas qu’il ait oublié la mort de son petit frère, et je crois bien qu’assis près du foyer flamboyant, dont la clarté éclairait les vêtements noirs de sa mère désolée, il pensa quelquefois avec tristesse à la petite tombe, dans la froide nuit d’hiver, sur laquelle la neige tombait si pure et si blanche. Mais « gâteaux et ale » sont d’institution éternelle ; et si vous ou moi, lecteur, venions à mourir demain, le boulanger continuerait de cuire au four, et MM. Barclay et Perkins ne cesseraient de brasser l’ale et le stout, pour lesquels ils sont si renommés, et les amis si chagrins de notre perte mangeraient, boiraient et même seraient gais avant peu de temps.

Qui pourra dire combien lente fut la marche du temps pour le malheureux jeune homme qui attendait son procès dans la triste prison de Slopperton ?

Qui pourra dire combien lente elle fut pour la mère, qui attendait dans les angoisses le résultat de ce procès ?

Les assises s’ouvrirent à la fin de février. Ainsi, pendant les brumeuses et humides journées du sombre mois de novembre, les longues, noires et tristes nuits de décembre, les gelées et la neige de janvier, dont la rigueur du dehors se faisait mieux sentir à l’intérieur par un froid perçant, Richard arpenta de long en large son étroite cellule, médita sur le meurtre de son oncle et sur le procès qui allait commencer.

Les ministres de la religion vinrent pour le convertir, comme ils disent. Il leur affirma qu’il espérait et croyait tout ce qu’ils pouvaient lui enseigner, car toutes ces vérités il les avait apprises dans ses premières années, sur les genoux de sa mère.

« La meilleure preuve de ma foi, disait-il, c’est que je ne suis pas fou. Pensez-vous que si je ne croyais pas en une Providence qui voit tout, je ne serais pas devenu entièrement fou, quand nuit après nuit, durant des heures longues comme des années, je réfléchis et réfléchis encore, au point que mon esprit s’égare et que ma raison s’ébranle à l’idée de la situation dans laquelle je suis placé ? Je n’ai pas d’espoir dans l’issue de mon procès, car je comprends combien toutes les circonstances s’élèvent contre moi ; mais j’ai l’espoir que le Ciel, suscitant de sa main puissante un instrument de son choix, parviendra néanmoins à sauver un homme innocent d’une mort ignominieuse. »

L’agent muet, Peters, avait demandé son changement de Gardenford pour Slopperton, il était maintenant employé dans la police active de cette ville. Les chefs faisaient très-peu de cas de ce fonctionnaire subalterne, car son infirmité, disaient-ils, l’empêchait de gagner le pain qu’il mangeait, quoiqu’ils avouassent que son habileté était infaillible.

Celui-ci attendit donc le procès de Richard Marwood avec un intérêt qui ne s’était pas un instant démenti, depuis qu’il avait exprimé les mots non coupable, dans le wagon du chemin de fer.

Il avait choisi son logis, à Slopperton, dans une maison située dans une rue étroite, formée de maisons à six étages, et appelée petite rue de Gulliver. Au numéro 5 de la petite rue de Gulliver, l’attention de M. Peters avait été attirée par l’avis qu’une personne de la maison se chargerait volontiers et présentement de loger et de prendre en pension un gentleman seul. M. Peters était un gentleman seul, et en conséquence il se présenta au numéro 5, exprimant avec grâce le désir d’être immédiatement logé et pris en pension.

La propriétaire assura que la chambre à coucher, sur le derrière de cette habitation, était intérieurement un paradis terrestre pour un homme seul ; et que certainement, considérée au point de vue d’avantages tels qu’un loyer de quatre shillings six pence par semaine, un lit-canapé (ce délicieux et innocent mensonge sur le compte de l’ameublement n’avait jamais trompé personne), un rôtissoir hollandais, un appareil pour faire cuire toute espèce de chose, depuis un faisan jusqu’à un hareng saur ; et, sous le rapport des beaux-arts, un tableau représentant un jeune gentleman en rouge et en jaune, faisant des propositions honorables à une jeune lady en jaune et en rouge ; et, comme continuation du sujet, un second tableau représentant un enfant rouge dans un berceau jaune ; la chambre de derrière, avec le tableau seul du couple dont elle était ornée, était un paradis arrangé pour charmer un célibataire aux sentiments vertueux. M. Peters prit en conséquence possession immédiate, en plaçant son honnête parapluie en coton dans un coin de la pièce, et deux shillings et six pence, comme garantie, dans les mains de la propriétaire. Son bagage était plus commode que considérable, car il consistait en un paquet logé dans la forme de son chapeau, qui contenait les plus légers raffinements de son costume, un petit ballot dans un mouchoir de poche rouge en coton, qui renfermait les articles plus lourds de sa garde-robe, et un peigne, qu’il portait dans son portefeuille.

La propriétaire de cet Éden intérieur était une célibataire, d’un âge mûr, ayant un nez rouge saillant et des soques en métal. Ce fut avec quelque difficulté que M. Peters fit comprendre, à l’aide de gestes animés et de violents signes de tête, qu’il était muet et non sourd ; qu’elle n’avait pas besoin de faire violence aux muscles de sa poitrine, puisqu’il n’était pas dans la rue voisine ; et qu’il pourrait parfaitement l’entendre si elle parlait avec son ton naturel ; puis, toujours à l’aide de la pantomime, il fit comprendre qu’il désirait un crayon et du papier. Ces articles lui ayant été apportés, il écrivit le seul mot baby, et présenta ce spécimen de calligraphie à la propriétaire.

La chaste indignation de la demoiselle au nez saillant ajouta de nouvelles roses aux boutons permanents qui ornaient l’extrémité de son organe olfactif, et elle ajouta d’une voix aigre qu’elle louait à des hommes seuls, et que les hommes seuls, s’ils étaient réellement seuls et n’étaient pas des imposteurs, n’avaient rien à faire avec des babies.

M. Peters recourut de nouveau au crayon.

« Non, pas à moi… Enfant trouvé… à élever au biberon… Vouloir payer la nourrice et l’entretien. »

La pudique propriétaire n’eut pas d’objection à faire pour l’enfant trouvé, si l’on payait pour les soins à lui donner. Elle aimait les enfants à leurs places, elle allait appeler Kuppins ; et elle appela Kuppins.

Une voix au fond de l’escalier répondit au nom de Kuppins, une voix de petit garçon, très-positivement, et un pas semblable dans l’escalier, annoncèrent l’approche de Kuppins, et Kuppins entra dans la chambre avec une précipitation et un embarras enfantins ; mais, malgré tout cela, Kuppins était une jeune fille.

Ne ressemblant pas beaucoup à une jeune fille, vraiment, si l’on considérait sa tête ornée de ces affreux cheveux noirs, rudes et courts, et ses pieds chaussés de gros souliers garnis de clous ; et, malgré tous ces caractères, c’était une jeune fille, comme le témoignaient un jupon court et un long corsage bleu, ornés avec profusion de crevasses triangulaires et de taches de graisse.

Kuppins fut informée par sa maîtresse que le monsieur allait venir loger dans la maison, et qu’en outre le monsieur était muet. Il est impossible de décrire le ravissement de Kuppins à l’idée d’un locataire muet.

Elle avait connu un petit garçon atteint de cette infirmité, qui vivait à trois portes plus loin que sa mère à elle, et ce petit garçon était très-méchant ; et, quand il fut sur le point de partir, il poussa des hurlements horribles.

En apprenant que le monsieur n’était pas méchant et n’avait jamais hurlé, elle parut désappointée plutôt qu’autre chose. Elle comprenait l’alphabet des muets, et avait conversé ainsi pendant des heures avec le petit garçon muet susdit. L’auteur, à qui rien n’est caché, peut affirmer qu’il y avait eu autrefois de l’amour dans les relations de Kuppins et de l’enfant méchant. M. Peters fut enchanté de trouver un être complaisant, capable de comprendre son sale alphabet, et de lui expliquer son intention de faire élever ce baby, enfant trouvé (à la façon d’un philanthrope, et non à celle de ce classique Saturne, atteint de dyspepsie), et qu’il désirait qu’il fût logé et soigné aussi bien que lui-même.

Kuppins raffolait des enfants ; elle avait élevé neuf frères et sœurs, et avait été bonne d’enfants hors du cercle de la famille, pendant quelques années, aux gages de quinze pence par semaine. Kuppins avait été lancée dans le monde à l’âge de douze ans, et était venue en service à Slopperton, à l’âge de seize.

M. Peters exposa avec le secours de son sale alphabet, plus sale ce jour-là que d’habitude, après son voyage de Gardenford, d’où il avait transplanté ses pénates, c’est-à-dire le parapluie en coton, le ballot, le paquet, le portefeuille et le peigne, et par les mouvements rapides de ses doigts, car Kuppins était initiée à ce langage manuel, qu’il allait chercher l’enfant.

Celui-ci ne se trouvait pas apparemment très-loin, car Peters revint au bout de cinq minutes avec un paquet de petits membres enveloppés dans une vieille et poisseuse cotte, qui, après inspection, parut être l’enfant trouvé.

M. Peters avait dernièrement acheté cette vieille cotte d’occasion, et croyait avoir fait l’acquisition d’un vêtement convenable pour un enfant au maillot.

Le petit être manifesta bientôt les signes d’un caractère fortement accentué de méchanceté et de colère, et se débattit bravement contre Kuppins, frappant la jeune fille au visage, et lui arrachant des poignées de cheveux avec une dextérité au-dessus de son âge.

« Est-il joueur ! remarqua cette jeune personne, évidemment habituée à l’irritabilité des enfants et indifférente à la perte de quelques mèches de ses luxuriantes tresses ; est-il amusant, le petit innocent ! Mon Dieu ! il va remplir la maison de gaieté. »

Pour confirmer cette prophétie, l’enfant trouvé poussa un terrible vagissement, varié de sanglots étouffés et de cris perçants.

Je ne pense pas qu’il y eût jamais eu, depuis la fondation des hôpitaux pour les enfants trouvés de Paris et de Londres, un enfant trouvé capable de crier à s’étouffer comme celui-ci. La façon avec laquelle son teint changeait d’une nuance blême maladive à un violet cramoisi, et du cramoisi au bleu foncé, et du bleu au noir, avait quelque chose d’extraordinaire, et Kuppins entrevit beaucoup de besogne à bercer l’enfant et à le tapoter sur le dos, afin de le sauver d’une mort prompte et désagréable. Mais Kuppins, comme nous l’avons fait remarquer, aimait les petits enfants ; et, si elle eût eu à choisir, elle eût donné la préférence à un baby de mauvais caractère, parce que dans ce cas il y avait une bataille à livrer et une victoire à remporter.

Après une demi-heure, elle avait conquis l’enfant trouvé d’une façon merveilleuse à voir. Elle le posa en travers de ses genoux, pendant qu’elle alluma le feu dans la petite grille fumeuse ; car les habitants de l’Éden intérieur avaient à choisir forcément entre la fumée ou l’humidité, et M. Peters choisit la fumée. Elle le porta sur son bras gauche, en allant chercher un hareng saur et une once de thé et autres comestibles chez le marchand du coin, et le mit sous son bras, tandis qu’elle faisait cuire le hareng et préparait le thé, et servit ce modeste repas à M. Peters, avec l’enfant trouvé sur ses épaules.

M. Peters ayant terminé son repas, conversa avec Kuppins, qui enlevait les ustensiles pour le thé. L’alphabet, pendant ce temps, avait acquis un fumet de poisson, Peters ayant fait usage des cinq voyelles pour retirer les arêtes de son hareng.

« Ce baby est extraordinairement irritable, » dit M. Peters avec ses doigts rapides.

Kuppins avait élevé un grand nombre de babies irritables.

« Les orphelins ont généralement mauvais caractère ; l’enfant trouvé était probablement un orphelin.

— Pauvre petit être ! Oui, dit Peters, il a eu ses épreuves, quoique bien jeune. J’ai peur qu’il n’arrive pas à la pousse des dents ; il a eu beaucoup trop d’eau déjà. »

Il a eu beaucoup trop d’eau : Kuppins aurait bien voulu connaître le sens de cette observation ; mais M. Peters tomba dans une profonde rêverie, et regarda l’enfant (toujours suffocant) avec l’œil d’un philanthrope et presque avec la tendresse d’un père.

Celui qui veille sur les jeunes corbeaux avait, peut-être dans la convenance merveilleuse de toutes les choses de sa création, donné à ce pauvre petit délaissé un meilleur protecteur dans l’agent subalterne muet de la police que n’eût été pour lui le père qui s’en était débarrassé, quelque position que ce père eût pu occuper.

M. Peters remarqua bientôt à l’attentive Kuppins qu’il l’éduquerait, il hésita quelques instants sur la légitimité du q ou du k pour ce mot, qu’il éduquerait l’enfant trouvé, et qu’il l’élèverait dans sa propre profession.

« Quelle est cette profession ? demanda naturellement Kuppins.

Detecktive, épela M. Peters, embellissant le mot d’un k supplémentaire.

— Oh ! de la police, dit Kuppins. Cristi ! c’est fameux. Je voudrais bien être un policeman, pour découvrir tous les secrets de l’horrible meurtre qui s’est commis ici. »

M. Peters s’illumina au mot de meurtre, et regarda Kuppins d’un œil plein d’affection.

« Ainsi, vous prenez de l’intérêt à ce meurtre, n’est-ce pas ? dit-il.

— Oh ! non ; j’ai acheté le journal de dimanche. Tout ce que je voudrais, ce serait de ne pas voir torturer ce jeune homme qui passe pour avoir tué son oncle. »

M. Peters secoua la tête d’un air de doute, avec un regard moins bienveillant pour Kuppins ; mais il y avait des secrets et des mystères dans sa profession, qu’il ne pouvait en toutes occasions confier à son alphabet ; et son opinion sur le meurtre de M. Montague Harding était peut-être de ce nombre.

Kuppins lui apporta ensuite une pipe, et il resta assis près du foyer fumeux, regardant alternativement le nuage bleu qui sortait de ses lèvres, et la tournure grossière de la jeune fille se promenant de long en large avec l’enfant (endormi par suite de l’épuisement qui avait succédé à son étranglement désespéré) sur ses bras.

« Si, pensait M. Peters, la bouche considérablement tournée du côté gauche, si cette petite créature doit grandir, elle pourra peut-être m’aider à découvrir le vrai et le faux dans ce meurtre-ci. »

Cela sera-t-il ou cela ne sera-t-il pas ? Qui pourrait le dire ? Si, dans le cours extraordinaire des événements, ce petit enfant coopérait jamais à attirer sur un meurtrier la condamnation qu’il mérite, appellerait-on cet acte un monstrueux et terrible outrage de la nature, ou un juste et raisonnable châtiment ?