La Trace du serpent/Livre 1/Chapitre 08

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 84-95).

CHAPITRE VIII.

SEPT LETTRES DU SALE ALPHABET.

Le 17 février brilla pur et resplendissant, et le soleil d’un ciel glacial rayonnait sur les fenêtres du Palais de Justice où Richard Marwood attendait le jugement qui devait décider de sa vie.

Jamais peut-être ce Palais de Justice n’avait vu une affluence aussi considérable ; jamais peut-être il n’y avait eu dans Slopperton une préoccupation pareille à celle que faisait naître en ce jour l’attente de l’issue du procès de Richard Marwood.

Les rayons du soleil, pénétrant par les croisées, semblaient tomber plus froids et plus éclatants sur le visage pâle et défait du prisonnier qui était sur le banc des accusés.

Une torture mentale de trois mois avait accompli son œuvre, et écrit ses ravages sur cette figure jeune et autrefois radieuse, en caractères tels que le temps, dans sa marche naturelle et paisible, eût mis des années pour laisser de pareilles traces. Mais il était calme en ce jour : c’était le calme du désespoir qui a perdu toute espérance. L’incertitude l’avait épuisé ; mais il en avait fini avec l’incertitude, et il sentait que son destin était fixé, à moins que le Ciel, infini dans sa puissance et dans sa miséricorde, ne suscitât, comme par un miracle, sur cette terre, un instrument pour le sauver.

La salle d’audience était comme une mer de visages passionnés, car ce procès était pour les spectateurs comme une partie de jeu, dans laquelle l’avocat poursuivant, le juge et le jury jouaient contre le prisonnier, dont la vie était l’enjeu.

Il n’y avait qu’un seul sentiment dans cette vaste assemblée : c’était que l’accusé perdrait dans cette lugubre partie, et qu’il méritait bien de perdre.

Des paris avaient été engagés dans Slopperton sur le résultat de ce hasard atroce, car la théorie des chances est si pleine d’attraits pour certains esprits, que la série des sujets pour une gageure peut aller de la course d’un magot à un procès pour meurtre. Quelques esprits aventureux avaient fait des paris désespérés du côté improbable, de l’acquittement, et beaucoup de gentlemen entreprenants avaient placé de fortes sommes du côté, décidément le favori, de reconnu coupable ; ce qu’ils considéraient être de très-bons carnets de paris. Néanmoins, comme il pouvait y avoir une commutation de la sentence à mort en la transportation à vie, quelques spectateurs avaient parié sur la chance du prisonnier reconnu coupable, mais non exécuté, et comme cela avait été expressément convenu, sur la chance de la transportation à Botany Bay contre les galères.

Il y avait donc en jeu des intérêts privés, aussi bien qu’un intérêt général, dans cet océan agité d’hommes et de femmes, et Richard avait très-peu de joueurs de son côté dans la grande et terrible partie qu’il allait entreprendre.

Dans un coin de la galerie de la salle, était un petit espace élevé au-dessus des têtes de la multitude et séparé du public, réservé aux fonctionnaires ou aux personnes introduites par eux. C’était là que se tenait, au milieu de deux ou trois policemen, notre ami, M. Joseph Peters, la bouche tournée d’un côté, et les yeux attachés sur le prisonnier. La galerie dans laquelle il se trouvait faisait face au banc de l’accusé, quoique à une très-grande distance. Il y avait un homme, dans cette nombreuse assemblée, qui, placé près du prisonnier, était très-malheureux : cet homme était le conseil de l’accusé. Il était jeune, et c’était seulement son troisième ou son quatrième procès, et la première fois qu’il se trouvait chargé d’une cause importante. C’était un homme fortement nerveux et impressionnable, pour qui la défaite était pire que la mort, et il sentait qu’une défaite était inévitable. Il n’avait pas un pouce de terrain pour la défense, et en dépit des protestations d’innocence répétées par le prisonnier, il le croyait coupable. C’était un homme ardent, et cette croyance éteignait son ardeur ; c’était un homme consciencieux, et il sentait que défendre Richard Marwood était quelque chose qui ressemblait à une action déshonnête.

Le prisonnier plaida non coupable, et l’annonça d’une voix ferme. Chaque fois que nous lisons le procès d’un grand criminel, nous lisons ces mêmes détails sur sa voix ferme, sa contenance calme, sa figure composée et son maintien digne, et nous tombons dans l’étonnement. Ne serait-il pas plus étonnant qu’il n’en fût pas ainsi ? Si nous considérons le degré auquel sont montés les sentiments de cet homme, la tension de chaque nerf, l’application de toutes ses forces intellectuelles et physiques, pour affronter ces cinq ou six heures désespérées, nous ne serons plus étonnés désormais. La vie de cet homme est devenue un terrible drame, et il va jouer son grand rôle. Cette masse de figures pâles et attentives lui font subir une longue agonie, ou peut-être est-ce moins une agonie qu’un état d’exaltation. Il se peut que son intelligence soit heureusement obscurcie, et qu’il ne puisse voir au delà du terrible présent, dans le bien plus terrible avenir. La hideuse construction de bois et de fer ne se dresse pas comme un fantôme devant lui ; il n’aperçoit pas la corde pendante et lâche qui flotte dans l’atmosphère froide du matin, jusqu’à ce qu’elle soit retenue et roidie par un corps palpitant et grelottant, qui devient bientôt glacé. Il ne doit pas voir tout cela, il faut l’espérer. La vie pour lui en ce moment est sans inquiétude, et il n’y a pas de place, dans son esprit, absorbé par la seule crainte de conserver une apparence extérieure fière et ferme, pour la pensée d’un avenir qui est peut-être si près de lui.

Ainsi Richard Marwood, d’une voix assurée, plaida non coupable.

Il n’y eut, dans toute cette multitude, qu’une seule personne qui le crut.

Oui, Richard Marwood, tu pouvais remercier ces mains sales, car elles étaient les seules qui avaient épelé ces mots dans leur langage, à l’exception de la mère infortunée, qui avait toujours exprimé la conviction de ton innocence.

Le prisonnier, quoique ferme et calme dans ses manières, parla d’une voix si basse et si humble, qu’il se fit seulement entendre des personnes placées près de lui. Il arriva que le juge, une des célébrités du barreau, était affligé d’une minime infirmité qu’il ne voulait pas consentir à reconnaître ; cette infirmité était une surdité légère. C’était ce qu’il appelait être dur d’oreille d’un côté, et pour me servir d’une expression ordinaire, son oreille en jeu se trouvait être la plus rapprochée de Richard.

« Coupable, dit le juge ; ainsi, c’est cela, coupable. Très-bien !

— Pardonnez-moi, mylord, dit le défenseur ; le prisonnier a plaidé : non coupable.

— Erreur, monsieur ; me croyez-vous sourd ? » demanda Sa Seigneurie.

Ceci excita un léger sourire parmi les habitués du palais.

L’avocat fit de la tête un signe de dénégation : un gentleman, dans la position de Sa Seigneurie, ne pouvait pas être sourd.

« Très-bien, alors, dit le juge, à moins que je ne sois sourd, le prisonnier a plaidé coupable. Je l’ai entendu, monsieur, de mes oreilles, de mes propres oreilles. Peut-être ajouta le juge ; peut-être le prisonnier sera-t-il assez bon pour répéter son plaidoyer, et me fera-t-il, cette fois, l’honneur de parler haut.

— Non coupable ! » dit Richard de nouveau, d’une voix ferme, mais pas élevée.

Son long emprisonnement, ses jours, ses semaines et ses mois de lente agonie, avaient tellement épuisé ses forces physiques, qu’il éprouvait beaucoup de peine à parler en pareille circonstance.

« Non coupable, dit le juge. Cet homme ne sait pas ce qu’il dit. Cet homme doit être idiot, et ne pas avoir sa raison. »

Ces paroles étaient à peine sorties de la bouche de Sa Seigneurie, qu’un long coup de sifflet résonna dans la salle.

Chacun porta les yeux vers le coin de la galerie d’où le bruit était parti, et les huissiers crièrent : « À l’ordre ! »

Le prisonnier lui-même leva les yeux, et les dirigeant sur l’endroit où cette interruption audacieuse et sans exemple avait surgi, reconnut la figure de l’homme qui avait exprimé les mots, « non coupable ! » dans la voiture du chemin de fer. Leurs regards se rencontrèrent, et l’homme fit signe à Richard d’observer ses mains, pendant qu’avec ses doigts il formait plusieurs syllabes lentement et d’un air résolu.

Ceci se passait pendant la pause occasionnée par les recherches faites par les huissiers afin de découvrir l’individu contumace qui avait osé siffler à la fin de la remarque de Sa Seigneurie.

L’humeur du juge ne fut pas adoucie pendant ce petit incident, et il s’écria, d’une voix irritée :

« Prisonnier, vous semblez persuadé que nous ne vous comprenons pas. Je vous le demande, réfléchissez pour la dernière fois, que plaidez-vous ? coupable ou non coupable ?

— Coupable ! monseigneur, dit Richard, cette fois, très-distinctement.

— Ah ! dit Sa Seigneurie triomphante ; et maintenant, je vous prie, qui avait raison ? »

Les hommes de loi se regardèrent les uns les autres, d’un air étonné, et l’avocat du prisonnier devint pâle comme un mort.

« Quoi ! après toutes ses protestations d’innocence, le prévenu se détermine à plaider coupable ? »

Sa défense, élaborée avec tant de travail, n’était plus, en ce moment, qu’un inutile morceau de papier.

L’avocat poursuivant établit l’accusation, qui ne semblait que trop évidente, contre Richard Marwood.

« C’est ici, dit l’avocat, le cas d’un jeune homme qui, après avoir dilapidé sa fortune, et s’être profondément endetté dans sa ville natale, quitte cette ville, comme tout le monde l’a cru, pour n’y plus revenir. Sa mère, veuve et délaissée, attend dans l’angoisse des nouvelles de ce fils dénaturé et sans cœur ; mais, pendant sept longues années, pas une ligne, pas un mot ne lui parvient par une voie quelconque, pour essayer de soulager son anxiété. Ses compatriotes le croient mort, sa mère le croit mort, et sa conduite fait présumer qu’il désirait être perdu de vue par tous ceux qui l’avaient autrefois aimé. Mais à la fin de cette septième année, son oncle, le frère unique de sa mère, un homme d’une fortune immense, revient de l’Inde et établit sa résidence temporaire au Moulin Noir. Naturellement, tout Slopperton apprend l’arrivée de ce gentleman, et est informé aussi de l’étendue de sa fortune, car nous nous intéressons toujours aux gens riches, messieurs les jurés. Il n’est pas maintenant bien difficile d’imaginer que, par une voie quelconque, l’accusé fut instruit du retour de son oncle et de sa résidence au Moulin Noir. Le fait fut mentionné dans chacun des cinq journaux éminents qui font l’orgueil de Slopperton. Le prisonnier peut avoir vu un de ces journaux, il peut avoir eu quelque ancien bon camarade résidant à Slopperton, avec lequel il peut avoir été en correspondance. Quoi qu’il en soit, messieurs, dans la huitième nuit après l’arrivée de M. Montague Harding, l’accusé fait son apparition après sept années d’absence, avec une figure longue et une histoire de repentir, pour obtenir le pardon de sa mère. Messieurs, nous connaissons tous la puissance illimitée de l’amour maternel, la profondeur inépuisable d’affection du cœur d’une mère ; sa mère lui pardonna. Le veau gras fut tué, le vagabond de retour fut accueilli dans la maison qu’il avait remplie d’affliction ; le passé fut effacé, et sept longues années d’abandon indigne d’un fils et de délaissement cruel furent oubliées. La famille alla se livrer au repos. Cette nuit-là, messieurs, un assassinat fut commis, un assassinat si horrible, que les tristes annales du crime n’en ont pas enregistré depuis des siècles d’aussi noir et d’aussi plein de préméditation. Sous le toit qu’il avait choisi pour reposer sa vieillesse, Montague Harding avait été cruellement et barbarement égorgé. Maintenant, messieurs, qui a commis cette infamie ? quel est le monstre sous forme humaine qui a perpétré cette action hideuse, lâche et sanguinaire. Les soupçons, messieurs les jurés, se fixent sur un seul homme, et cet homme, les soupçons le désignent d’un doigt si infaillible, que sa culpabilité apparaît d’une manière éclatante. Cet homme est l’accusé. À la découverte du meurtre, l’enfant prodigue de retour, le fils repentant et soumis fut la première personne qu’on chercha ; le trouva-t-on ? Non, messieurs, l’oiseau s’était envolé. Le fils affectueux qui, après sept années d’abandon, était revenu aux pieds de sa mère, était parti secrètement, dans l’obscurité de la nuit ; choisissant, pour se glisser dehors, la croisée, comme un voleur, plutôt que de quitter la maison par la porte, en maître légitime. Les soupçons tombèrent sur lui d’abord ; il est recherché et trouvé… où, messieurs ? à quarante milles du lieu du meurtre, en possession de l’argent volé dans l’armoire brisée de la victime, et la manche de son habit teinte du sang de l’homme assassiné. Voilà, en peu de mots, messieurs, les circonstances de cette horrible affaire, et je pense que vous conviendrez avec moi que jamais preuves évidentes n’ont désigné aussi clairement le véritable criminel. Je vais maintenant procéder à l’interrogatoire des témoins. »

Il y eut une suspension et un peu de tumulte dans la salle ; les vagues de la mer humaine furent agitées un instant. Les parieurs du côté favori, coupable et galères, comprirent qu’ils avaient gagné une manche. Durant cette interruption, un homme se fraya un chemin au milieu de la foule, se dirigea vers l’endroit où était assis l’avocat de l’accusé, et mit dans sa main une petite bande de papier sale, sur laquelle était écrit un seul mot, un mot de trois lettres. L’avocat le lut, et déchira le papier en atomes aussi exigus qu’il lui fut possible de le faire, et jeta les fragments à ses pieds sur le parquet ; mais une vive rougeur monta à son visage et il se prépara à suivre les témoignages.

Richard Marwood, qui connaissait la force des preuves accumulées contre lui et son impuissance à les réfuter, en avait écouté la récapitulation de l’air préoccupé d’un homme étranger au procès qui s’instruisait à cette heure : sa contenance distraite avait été remarquée par les spectateurs, et avait fait le sujet de nombreux commentaires.

Chose étrange, mais en ce moment capital de la crise, son attention paraissait principalement attirée par Joseph Peters, car il tint les yeux uniquement fixés sur le coin où se trouvait cet individu. Les yeux de la foule, suivant la direction de ceux de Richard, ne remarquèrent rien autre chose qu’un petit groupe de fonctionnaires accoudés sur la balustrade de la galerie du coin.

La foule ne voyait pas ce que voyait Richard, c’est-à-dire les doigts de M. Peters formant lentement sept lettres, deux mots, quatre lettres dans le premier, et trois lettres dans le second.

Il y avait devant le prisonnier quelques petites branches de rue ; il les prit les unes après les autres, les réunit en un petit bouquet qu’il plaça à sa boutonnière. La multitude le regarda d’un air étonné pendant tout le temps.

Chose étrange à dire, cette action insignifiante parut si agréable à M. Joseph Peters, qu’il se mit à danser involontairement les premiers pas d’une hornpipe improvisée, et, ayant été timidement rappelé à l’ordre par les huissiers, il conserva un maintien plein d’insouciance pendant tout le reste du procès.