La Trace du serpent/Livre 1/Chapitre 09

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 96-113).

CHAPITRE IX.

FOU, MESSIEURS LES JURÉS.

Le premier témoin appelé fut la mère de Richard. Dans le nombre immense de personnes qui encombrait la salle d’audience, courut un murmure de compassion pour cette femme désespérée, au visage pâle et usé par la douleur, aux lèvres tremblantes, qui faisait d’inutiles efforts pour paraître calme. Tous ceux dans Slopperton qui connaissaient mistress Marwood, savaient qu’elle était une femme fière, qu’elle avait supporté sans se plaindre la conduite désordonnée de son fils, et qu’elle avait une affection profonde pour lui ; ils pouvaient donc deviner, en ce moment, l’intensité de l’amertume dont son cœur était rempli, appelée qu’elle était à prononcer des paroles qui devaient aider à le condamner.

L’avocat poursuivant s’adressa ainsi à elle :

« Nous désirons, madame, épargner vos sentiments ; nous n’avons pas le moindre doute que toute personne ici présente ne sympathise avec la position dans laquelle vous êtes placée. Voudriez-vous nous dire depuis quelle époque votre fils avait quitté la maison.

— Depuis sept ans, sept ans, le mois d’août dernier.

— Pourriez-vous nous dire les motifs qui le déterminèrent à partir ?

— Il avait des embarras dans Slopperton, des dettes que j’ai liquidées depuis son départ.

— Pouvez-vous nous dire quelle espèce de dettes ?

— C’était… elle hésita un peu, principalement des dettes d’honneur.

— Dois-je comprendre que votre fils était joueur ?

— Il était malheureusement très-adonné aux cartes.

— Pas à d’autre sorte de jeu ?

— Oui, aux paris sur les chances du turf.

— Il était tombé, j’imagine, en mauvaise compagnie ? »

Elle inclina la tête, et répondit d’une voix défaillante :

« Oui.

Et il avait acquis dans Slopperton une réputation de libertin et de bon à rien ?

— Je le crains.

— Nous n’insisterons pas davantage sur ce pénible. sujet ; nous passerons à son départ du logis. Votre fils ne vous donna-t-il aucun indice de son intention de quitter Slopperton ?

— Jamais aucun. Les derniers mots qu’il me dit, c’est qu’il déplorait le passé, mais qu’il était lancé dans une mauvaise voie, et qu’il devait aller jusqu’au bout. »

Ce fut ainsi que procéda l’interrogatoire ; on épargna au témoin le récit de la découverte du meurtre ; l’appréhension d’avoir à donner ces détails causait à la malheureuse femme une horreur pénible à voir.

L’avocat de l’accusé se leva et s’adressa à mistress Marwood.

« En vous interrogeant, madame, mon savant collègue ne vous a pas demandé si vous considériez votre fils comme un bon ou un mauvais fils. Voudriez-vous être assez complaisante pour nous communiquer votre sentiment à ce sujet ?

— En dehors de sa conduite désordonnée, il était bon fils ; il était doux et affectionné, et je crois que ce fut le regret des chagrins que ses dissipations m’avaient donnés, qui lui fit abandonner le logis.

— Il était doux et affectionné. Dois-je comprendre par cela que son naturel était bon ?

— Il avait naturellement des dispositions excellentes. Il était généralement aimé étant enfant ; les domestiques lui étaient excessivement attachés ; il aimait beaucoup les animaux ; les chiens le suivaient instinctivement, comme ils suivent toujours, je crois, les gens qui les aiment.

— Trait vraiment touchant, sans aucun doute, dans la description du caractère de l’accusé ; mais si nous devons écouter d’aussi charmantes minuties, je crains que nous n’arrivions jamais à terminer ce procès, » dit l’avocat opposant.

Et un membre du jury, qui avait un billet pour un banquet public à quatre heures, s’oublia au point d’applaudir avec les talons de ses bottes.

Le défenseur, sans faire attention à la remarque de son savant collègue, continua :

« Madame, dit-il, votre fils avait-il eu, avant son départ de la maison, quelque sérieuse maladie ?

— La question est déplacée, dit le juge.

— Pardonnez-moi, milord. Je ne serai pas long ; je crois la question de grande importance, permettez-moi de continuer. »

Mistress Marwood parut surprise de cette question ; mais comme elle était faite par l’avocat de son fils, elle fit de son mieux pour répondre.

« Mon fils eut, très-peu de temps avant son départ, une violente atteinte de fièvre cérébrale.

— Pendant laquelle il eut le délire ?

— Tout le monde a le délire dans la fièvre cérébrale, dit le juge ; c’est abuser de la cour, monsieur. »

Le juge était porté à contrecarrer le défenseur du prisonnier ; premièrement, parce que c’était un jeune homme cherchant à arriver, excellent motif pour lui faire de l’opposition ; et secondement, parce qu’il avait fait entendre en quelque sorte que Sa Seigneurie était sourde.

« Pardonnez-moi, milord, vous verrez plus tard la portée de ma question.

— Je l’espère ainsi, monsieur, dit Sa Seigneurie, d’un air de très-mauvaise humeur.

— Votre fils, madame, eut-il le délire durant cette fièvre ?

— Tout le temps, monsieur.

— Et vous attribuâtes la fièvre ?…

— À sa mauvaise conduite qui avait altéré son intelligence.

— Eûtes-vous des craintes pour sa vie pendant cette maladie ?

— De très-grandes, mais nous craignîmes surtout pour sa raison.

— La faculté appréhendait-elle la perte de la raison ?

— Elle l’appréhendait.

— Les médecins qui le soignaient résidaient-ils à Slopperton ?

— Ils y résidaient, et ils y sont encore. Il fut soigné par le docteur Morton et par M. Lamb. »

Le conseil du prisonnier fit signe alors à des huissiers qui étaient près de lui, leur donna tout bas quelques indications, et ils sortirent de la salle.

Résumant l’interrogatoire du témoin, le défenseur dit :

« Vous avez répété, il n’y a qu’un moment, les paroles que votre fils prononça dans la soirée de son départ du logis. Elles sont tout à fait singulières : il était lancé dans une voie ténébreuse, et il devait aller jusqu’à la fin.

— Ce furent ses propres paroles, monsieur.

— Y avait-il quelque égarement dans ses manières, tandis qu’il parlait ainsi ?… demanda-t-il.

— Ses manières étaient toujours égarées à cette époque ; peut-être, dans cette soirée, plus égarées que d’usage.

— Ses manières, dites-vous, étaient toujours égarées ? Il s’était fait la réputation d’être enclin à une folle extravagance dès ses plus jeunes années ; est-ce vrai ?

— Il eut malheureusement cette réputation, du moment où il alla à l’école.

— Et ses camarades, je crois, lui avaient donné un surnom qui exprimait ses dispositions ?

— Oui, monsieur.

— Et ce surnom était ?

— Le Diable. »

Martha, la vieille servante, fut ensuite appelée, et raconta la découverte du cadavre de M. Harding.

L’interrogatoire par le conseil du prisonnier ne provoqua du témoin que les renseignements suivants :

Dick avait toujours été un garçon extravagant, mais un bon garçon plein de cœur ; il avait toujours passé pour être incapable de tuer une mouche, et elle était certaine qu’il n’avait pas commis l’assassinat. Quand on lui demanda si elle soupçonnait quelqu’un d’avoir commis le crime, elle devint obscure dans son langage, fit allusion à un Français qui vivait au temps de Waterloo et parla de crimes horribles, depuis le vol d’une épaule de mouton jusqu’à l’explosion d’une machine infernale commis par les émissaires de Napoléon.

M. Jinks, qu’on interrogea ensuite, fit un récit minutieux et complètement décousu de l’arrestation de Richard, se gratifiant de plusieurs compliments adroits sur son habileté comme agent de police.

L’individu qui avait rencontré Richard sous la galerie de la gare du chemin de fer déposa que le prisonnier l’avait évidemment évité, pour ne pas être reconnu, et avait même, dans ce but, traversé la voie.

« Il y a encore un témoignage, dit l’avocat de la couronne ; je suis fâché de dire que ce témoin, serviteur du gentleman assassiné, est dans un état pitoyable à l’hôpital du comté, et que l’on a déclaré impossible son rétablissement des blessures qu’il a reçues à l’occasion du meurtre de son maître. »

L’accusation avait fini, et avait établi très-clairement la culpabilité de Richard Marwood. Les parieurs pour les galères pensèrent qu’ils avaient fait une bonne affaire.

La déposition du Lascar, le domestique de la victime, avait été recueillie à l’hôpital au moyen d’un interprète : mais elle jeta très-peu de lumière sur le procès. Il disait que, dans la nuit du meurtre, il avait été réveillé par du bruit dans la chambre de son maître, et avait demandé, en hindoustan, si son maître avait besoin de lui, quand il avait reçu dans l’obscurité un coup sur la tête qui lui avait immédiatement enlevé l’usage de ses sens. Il ne pouvait rien dire de la personne qui l’avait frappé, excepté qu’au moment du coup, il avait senti passer sur sa figure une main particulièrement douce et délicate, aux doigts longs et effilés.

À la lecture de ce passage de la déposition, tous les yeux se tournèrent vers le prisonnier, qui, en cet instant, se trouvait accoudé sur le rebord de la balustrade qui limitait le banc des accusés, sa main couvrant son front, une main très-blanche, avec des doigts longs et effilés. Pauvre Richard ! dans les jours passés, il avait été fier de cette main délicate et quelque peu féminine.

Le conseil du prisonnier se leva et prononça son discours pour la défense, une défense soigneusement élaborée, et qui tendait à prouver que le prisonnier, quoique positivement coupable, n’était ni moralement, ni légalement coupable.

« Parce que, messieurs les jurés, le prévenu est fou, et fou depuis déjà longtemps ; oui, fou, messieurs les jurés. Chaque action de sa vie, qu’a-t-elle été, si ce n’est un acte de folie ? Son enfance, sa jeunesse insouciante et extravagante, sa virilité dissipée et désordonnée, passée au milieu de compagnons dangereux et adonnés à l’ivrognerie. Que fut son retour ? Un acte prémédité pendant les souffrances d’un accès de delirium tremens, et prémédité longtemps avant l’arrivée à Slopperton de son riche oncle, comme je vais bientôt vous le prouver. Cette conduite était-elle autre chose que le repentir soudain d’un insensé ? À peine rétabli de sa terrible maladie, une maladie durant laquelle les personnes atteintes, on le sait, se livrent fréquemment aux plus terribles excès sur elles-mêmes et sur les êtres qui leur sont le plus chers, à peine rétabli de sa maladie, il se lance à pied, sans le sou, pour faire un voyage de plus de deux cents milles, et cela, messieurs, je tremble même en y pensant, c’est par cette cruelle température de novembre qu’il accomplit ce long et pénible voyage, et que, le huitième jour après son départ de Londres, il vient tomber aux pieds de sa mère. Je vous prouverai, messieurs, que le prisonnier quitta Londres le jour même où son oncle arrivait à Slopperton ; il est par conséquent impossible qu’il pût avoir connaissance de cette arrivée quand il partait. Ce n’est pas tout, messieurs. Le prisonnier, après les fatigues et les extrêmes privations qu’il avait souffertes, avait encore une autre épreuve à subir : je veux parler du bouleversement terrible occasionné par sa réconciliation avec sa mère chérie. Il n’avait presque rien mangé depuis deux jours, et on l’invita imprudemment à boire, en arrivant, une bouteille de vieux madère. Cette nuit-là, messieurs les jurés, un horrible meurtre fut commis, un meurtre aussi certain d’être découvert immédiatement, aussi gauche dans son exécution qu’épouvantable dans ses détails. Peut-il exister quelque doute que le crime n’ait été commis par mon malheureux client, le prisonnier, sous l’influence d’un accès de délire ou de folie, temporaire, si vous voulez, mais de folie amenée par une fatigue excessive, une excitation morale extraordinaire, et les effets funestes du vin qu’il avait bu ? Il a été prouvé que l’armoire avait été saccagée, et que le portefeuille qui en avait été enlevé avait été trouvé sur la personne du prisonnier. Cette circonstance peut avoir été un de ces étranges éclairs de raison que l’on remarque quelquefois dans la folie. Dans son horreur pour le crime qu’il avait commis dans son délire, le prisonnier songe à fuir ; mais la fuite exige de l’argent, et de là l’effraction de l’armoire. Le plan qu’il adopte pour échapper proclame encore la folie. Au lieu de courir à Liverpool, qui est éloigné seulement de trente milles de cette ville, et d’où il eût pu s’embarquer pour quelque partie du globe, et défier ainsi les poursuites, il se dirige, sans aucune tentative de déguisement, vers une petite ville intérieure, d’où l’évasion est presque une impossibilité, et il est saisi quelques heures après l’accomplissement du crime, ayant encore du sang de son infortunée victime sur la manche de son habit. Un homme dans son bon sens, messieurs, n’aurait-il pas effacé à tout prix cette fatale preuve de culpabilité ? Un homme dans son bon sens n’aurait-il pas fait tous ses efforts pour se déguiser et cacher l’argent qu’il avait volé ? Messieurs, j’ai la parfaite confiance que vous prendrez une décision juste dans cette très-malheureuse affaire ; que, pesant avec votre sagesse les antécédents du prisonnier et les circonstances du crime, votre verdict sera, je ne puis avoir à cet égard la moindre ombre de doute, que le malheureux jeune homme en ce moment devant vous est, hélas ! trop certainement l’assassin de son oncle, mais qu’il est aussi certainement irresponsable d’un crime qu’il a commis pendant une aberration de son intelligence. »

Chose étrange ! l’avocat n’attira pas une seule fois l’attention sur la singulière conduite du prisonnier pendant l’audience ; mais celle-ci n’avait pas été le moins du monde remarquée par le jury, et ne fut d’aucun poids dans leur balance.

Les témoins à décharge n’étaient pas nombreux. Le premier qui monta sur l’estrade avait une apparence tout à fait bizarre, si vous comprenez dans ses charmes personnels un nez rouge, qui brillait comme un signal d’alarme de chemin de fer dans l’atmosphère épaisse de la salle ; un œil noir, mais pas de la nuance admirée de cet organe qui est l’œuvre de la nature libérale, mais de cette teinte mélangée de pourpre et de vert qui témoigne qu’elle a fait connaissance avec un coup de poing ; une moustache épaisse d’une belle couleur bleu foncée ; une épaisse chevelure noire, qui n’avait pas abusé de cette moderne innovation dans les usages des hommes, le peigne ; vous pourrez peut-être avoir quelque idée de ses qualités physiques ; mais rien ne pourrait vous donner une idée juste et complète du débraillé et de l’effronterie de ses manières, du clignotement de ses yeux, de l’aspect de chaque bourgeon de son nez rutilant, de l’expression profonde qu’il pouvait donner au tiraillement de sa moustache ou à l’ébranlement de la forêt de ses boucles noires.

Son costume inclinait vers le décousu ; il consistait en un large pantalon à carreaux écossais, un pardessus bleu clair, sans habit ou gilet par-dessous, une chemise à plis étoffés, ornée de têtes de mort et de danseurs formant des figures de ballet, sans parler des taches de café et de tabac, et une chaîne d’or passablement fausse serpentant sur sa large poitrine, pour combler le vide des vêtements qui faisaient défaut.

« Vous êtes membre du corps médical ?

— Oui.

— Vous étiez, je crois, dans la société du prisonnier, la nuit de son départ de Londres pour cette ville ?

— Oui.

— Quelle fut la conduite du prisonnier dans cette soirée ?

— Celle d’un original. »

Dans la continuation de son interrogatoire, il exposa qu’il connaissait M. Richard Marwood depuis de longues années, étant lui-même originaire de Slopperton.

« Pouvez-vous nous dire ce qui détermina le prisonnier à retourner dans la maison de sa mère au mois de novembre dernier ?

— Des idées noires, répondit le témoin avec une concision déterminée.

— Des idées noires ?

— Oui ; il avait été dans un mauvais état pendant trois mois, et, de plus, il avait eu une rude attaque de delirium tremens et un retour de son ancienne maladie.

— Son ancienne maladie ?

— Oui, la fièvre cérébrale. Pendant la fièvre, il parla beaucoup de sa mère ; il disait qu’il l’avait tuée par sa mauvaise conduite ; mais que, pour obtenir son pardon, il irait pieds nus à Slopperton.

— Pouvez-vous nous dire à quelle date il exprima pour la première fois ce désir de venir à Slopperton ?

— À peu près pendant le mois de septembre.

— Le considériez-vous comme ayant la tête solide pendant cette période ?

— Vraiment, plusieurs de mes amis de l’hôpital Guy croyaient tout à fait le Contraire. Il était d’usage entre nous de dire qu’il avait une ardoise enlevée quelque part. »

Il pensait que le prisonnier était très-souvent hors de ses gonds, il avait caché ses rasoirs pendant sa maladie, et élevé une barricade de meubles devant sa croisée. Le prisonnier était remarquable par une générosité folle, un bon caractère et un naturel plein de loyauté, il avait un talent extraordinaire pour faire tout ce qui se présentait, et pour le faire toujours mieux que personne. Tous ces renseignements, et beaucoup d’autres furent provoqués par l’avocat de la défense.

Il fut interrogé de nouveau par l’avocat soutenant l’accusation.

« Je crois que vous avez dit à mon savant collègue que vous apparteniez au corps médical ?

— Je l’ai dit. »

Il avait été en premier lieu apprenti chez un pharmacien-droguiste à Slopperton et suivait maintenant un des hôpitaux de Londres dans le but de se créer une position ; il n’avait pas encore atteint la renommée, mais il espérait y arriver. Il avait opéré dans un cas désespéré de panaris le doigt d’une jeune servante, et aurait accompli une cure surprenante, si on n’avait pas dû, en définitive, couper le doigt de la jeune fille. Il avait toujours porté une sincère affection au prisonnier, lui avait emprunté de l’argent plusieurs fois, il ne pouvait dire s’il le lui avait jamais rendu, peut-être ne le lui avait-il jamais rendu, et cela pouvait venir de ce qu’il n’avait pas eu l’occasion de s’en souvenir. Il avait assisté et s’était employé à l’élection du prisonnier, comme membre d’un club appelé les Cherokées Joyeux ; jamais on n’avait entendu dire qu’un Gherokée Joyeux eut commis un meurtre, et le club était convaincu de l’innocence du prisonnier.

« Vous avez dit à la Cour, il y a peu d’instants, que l’état du prévenu, dans la dernière soirée où vous le vîtes à Londres était étrange. Seriez-vous assez bon pour nous apprendre la signification de cet adjectif. Vous avez l’intention de prendre le mot comme adjectif, je présume ?

— Certainement, répliqua le témoin : étrange est adjectif quand on l’applique à l’état d’un gentleman, substantif quand on veut désigner autre chose. »

L’avocat de l’accusation ne comprenait pas clairement le sens du mot.

Le témoin pense que le docte gentleman fera bien d’acheter un dictionnaire pour le prochain procès auquel il assistera.

« Allons, allons, monsieur, dit le juge, nous ne pouvons pas rester ici toute la nuit. Faites-nous votre déposition d’une manière rapide. »

Le témoin écarta carrément ses coudes et tourna son nez, ce flambeau, en plein visage de Sa Seigneurie comme s’il eût voulu l’éclairer avec une lanterne à œil-de-bœuf.

« Vous vous êtes servi d’une autre expression étrange, dit l’avocat, en répondant à son collègue. Voudriez-vous avoir la bonté d’expliquer ce que vous entendez par le prévenu avait une ardoise enlevée ?

— Une tuile enlevée, quelque chose de dérangé sur le toit, le grenier, l’étage supérieur, la coque. »

L’avocat de l’accusation retombe dans les ténèbres.

Le témoin est fâché d’entendre cela ; il peut se donner la peine de faire sa déposition, mais il ne peut se donner celle de pourvoir le gentleman d’intelligence.

« Je vous prierai de prendre la peine d’être respectueux dans vos réponses pour l’avocat de la couronne, » dit le juge.

L’étudiant en médecine regarda Sa Seigneurie avec son œil jaspé et d’un air de défiance ; l’avocat de la couronne avait terminé avec lui, et il se retira du banc des témoins, en s’inclinant devant la Cour avec une politesse étudiée.

Les deux témoins qui suivirent étaient deux médecins d’un tout autre cachet que le Chérokée Joyeux qui avait pris place maintenant parmi les spectateurs.

Ces gentlemen déposèrent qu’ils avaient soigné le prévenu, il y avait quelques années, pendant sa fièvre cérébrale, et qu’ils avaient beaucoup craint pour la perte de sa raison.

Le procès durait si longtemps que le juré qui avait un billet pour le banquet public, comprit que ce billet n’était plus qu’un carton inutile, et que la graisse verte de la tortue et la première tranche de venaison ne seraient pas pour lui.

L’avocat de l’accusation adressa un second discours au jury, dans lequel il s’efforça de démolir l’échafaudage que son savant collègue avait si ingénieusement élevé pour la défense. Pourquoi le défenseur légal d’un homme dont la vie est entre les mains du jury, n’aurait-il pas le privilège de parler en faveur de son client, en dernier lieu, tout autant que le représentant légal de l’accusation ?

Le juge délivra son mandat au jury.

Le jury se retira, et reparut au bout d’une heure un quart.

Ils avaient reconnu que le prisonnier, Richard Marwood, avait assassiné son oncle, Montague Harding, et avait en outre frappé et blessé un domestique au service de la victime, dans un accès d’aberration intellectuelle, ou en langage ordinaire, ils reconnurent le prévenu non coupable en raison de sa folie.

Le prisonnier sembla peu impressionné par ce verdict. Il promena ses yeux égarés sur la salle, retira le bouquet de rue de sa boutonnière, le plaça dans son sein, et dit ensuite d’une voix claire et distincte :

« Messieurs les jurés, je vous suis extrêmement obligé de l’urbanité avec laquelle vous m’avez traité. Je vous remercie de votre énergique sentiment de justice, j’ai gagné la bataille d’Arcole, et je pense avoir saisi la clé de l’Italie. »

Les fous, ordinairement, se figurent être de grands et distingués personnages. Ce malheureux jeune homme se croyait Napoléon Ier.