La Trace du serpent/Livre 2/Chapitre 03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 137-146).

CHAPITRE III.

UN SECRET D’OR.

M. Jabez North, qui était vraiment doué d’un caractère compatissant, vint à Peter l’aveugle le jour suivant, plein de bonté et de sympathie pour le malade, s’enquit de son état et conclut en offrant les secours de sa bourse peu garnie. Un bon jeune homme, en vérité, que ce Jabez !

La maison délabrée de Peter l’aveugle semblait encore plus triste et plus délabrée à la clarté du jour, ou plutôt à cette lumière appelée lumière du jour par les citoyens du quartier. À cette lumière aussi, Jim Lomax ne paraissait pas dans un meilleur état, avec ses traits tirés par la faim, ses yeux injectés de sang et deux plaques d’un cramoisi éclatant sur ses joues creuses. Il était endormi quand Jabez entra ; la jeune fille était assise à côté de lui, ne levant jamais la tête et ne détournant jamais ses grands yeux noirs de la figure du malade ; elle ne bougeait que pour arranger le paquet de guenilles qui servait d’oreiller à la tête alourdie de son amant, ou pour lui donner ses médicaments, ou bassiner son front avec un linge mouillé. La vieille femme était accroupie près du triste foyer, où elle avait allumé quelques branches, et fait le meilleur feu possible, d’après les ordres du médecin, car la chambre était humide et malsaine, même par cette brûlante température de juin. Elle se balançait d’un côté et d’autre sur un tabouret bas à trois pieds, et murmurait en son jargon des paroles décousues.

Après avoir adressé quelques paroles au malade et avoir fait ses offres de service, Jabez ne quitta pas l’endroit, mais se tint debout près du foyer, regardant la vieille femme d’un air rêveur.

Elle ne jouissait pas entièrement de sa raison, d’après l’opinion générale de Peter l’aveugle, et si une commission pour l’aliénation mentale avait été appelée à faire un rapport sur l’état de son intelligence en ce jour, je crois que le rapport se serait accordé avec l’opinion ouvertement exprimée d’une manière amicale par ses voisins.

Elle continua de se parler en murmurant à elle-même.

« Et ainsi, ma chérie, voici l’autre. L’eau n’aura pas été assez profonde ; mais ce n’est pas ma faute, Lucy, mon enfant, car je le vis, pour sûr, disparaître.

— Que vîtes-vous, pour sûr, disparaître ? demanda Jabez d’un ton assez bas pour n’être entendu ni par le malade ni par la jeune fille.

— Vous voudriez bien le savoir, chéri ? marmotta la vieille femme, levant les yeux sur lui avec une grimace malicieuse ; n’avez-vous pas bien envie de le savoir, mon chéri ? Mais vous ne le saurez jamais, ou, si vous voulez le savoir, il vous faut d’abord être riche, car c’est une partie du secret, et le secret est de l’or tout le temps qu’il est gardé, mon chéri, et il a été gardé depuis des années, et fidèlement.

— Le connaît-il ? demanda Jabez en désignant le malade.

— Non, mon chéri, il l’ignore. J’ai l’intention de le lui vendre un jour, car il vaut une mine d’or, une mine d’or ! Il l’ignore et elle aussi ; cela ne l’intéresse pas, elle, mais c’est son affaire, à lui.

— Alors vous feriez mieux de le lui apprendre avant que trois jours soient écoulés, ou il ne le connaîtra jamais, dit le maître d’étude.

— Pourquoi non, mon chéri ?

— Vous n’y songez pas. J’ai besoin de vous parler à vous, et je n’ai pas besoin qu’ils entendent ce que je dis. Pouvons-nous aller quelque part où personne ne puisse nous voir ou nous entendre ? »

Elle le conduisit d’un pas traînard et saccadé hors de la maison, à travers la brèche d’une haie, sur un terrain stérile, derrière Peter l’aveugle ; là, la vieille femme s’assit sur un petit tertre, Jabez debout vis-à-vis d’elle la regardait dans les yeux.

« Maintenant, dit-il, levant un regard déterminé sur la figure grimaçante qui était devant lui ; maintenant, dites-moi, qu’était cette chose que vous vîtes pour sûr disparaître, et qu’est pour moi l’homme qui est là-dedans ! Allons ! et dites-moi la vérité, ou… »

Il termina seulement la phrase par un regard menaçant ; mais la vieille femme la finit pour lui.

« Ou vous me tuerez, n’est-ce pas, chéri ? Je suis vieille et faible, cela vous sera facile, ma foi ! Mais vous ne le ferez pas, vous ne le ferez pas, chéri. Vous avez plus d’esprit que cela. Tuez-moi, et vous ne saurez jamais le secret, le secret qui peut être de l’or pour vous un jour, et que nulle créature ne connaît excepté moi. Si vous vouliez conserver du vin exquis dans une bouteille, mon chéri, vous ne briseriez pas la bouteille pour ne pas répandre le vin, vous ne le voudriez pas. Et, de même, vous ne me toucherez pas rudement du doigt, je le sais. »

Le sous-maître semblait être tout à fait disposé, en ce moment, à appliquer rudement toute la force de ses dix doigts sur le siège vital de ce squelette ; mais il se contraignit par un effort, et enfonça profondément ses mains dans les poches de son pantalon, afin de résister à la tentation.

« Alors vous ne voulez pas répondre à ce que je vous demande ? dit-il avec impatience.

— Ne vous emportez pas, mon chéri. Je suis une vieille femme, et je n’aime pas à être ahurie. Que voulez-vous savoir ?

— Qu’est pour moi l’individu qui est là-dedans ?

— Votre propre frère, frère jumeau, mon chéri, voilà tout, et je suis votre grand’mère, la mère de votre mère. Cela vous fait-il plaisir de retrouver vos parents, mon enfant du bon Dieu ? »

S’il éprouvait du plaisir, il avait une étrange manière de le manifester, avec son sourcil froncé et son regard menaçant.

« Est-ce bien la vérité ? » demanda-t-il ?

Elle le regarda en grimaçant.

« Il doit y avoir une vilaine marque sur votre bras gauche, mon chéri, dit-elle, juste au-dessus du coude ; elle est heureusement placée, puisque, sous la manche de votre habit, personne ne peut la voir. »

Jabez tressaillit. Il avait en effet une cicatrice sous le bras, quoique presque tout le monde l’ignorât. Il se rappelait cette particularité des premiers jours de sa vie passés dans la maison de charité de Slopperton.

« Savez-vous comment vous est venue cette marque ? continua la vieille femme. Je vais vous le dire. Vous tombâtes dans le feu, mon chéri, que vous n’aviez encore que trois semaines. Vous aviez bu un petit coup, mon chéri, et nous avions l’habitude d’en boire beaucoup alors, sans manger pour cela davantage, et l’une de nous vous laissa tomber dans le foyer, et avant que nous ayons pu vous retirer, votre bras était brûlé ; mais vous en revîntes, mon chéri, et, trois jours après, vous aviez le malheur de tomber dans l’eau.

— Vous m’y jetâtes, vieille diablesse, s’écria-t-il rudement.

— Allons, allons, dit-elle, vous êtes de la même souche, aussi ne me servirais-je pas de ces noms, si j’étais que vous. Peut-être vous jetai-je dans le Sloshy. Je ne veux pas vous contredire, et si vous le dites, je crois que je le fis. Je dois passer à vos yeux pour une vieille femme dénaturée.

— Cela ne serait pas bien extraordinaire.

— Nous avions à choisir, votre mère et moi, et à décider ce que nous ferions de notre plus jeune, car vous étiez plus jeune de deux heures que votre frère là-bas. Il y avait d’un côté la rivière, et de l’autre une vie de misère, de famine, et peut-être pire ; en mettant tout au mieux, une existence comme celle de celui qui est couché là-dedans, travail accablant et mauvaise nourriture, longues journées de fatigue et courtes nuits de repos, paroles dures et mauvais regards de tous ceux appelés à lui venir en aide. Aussi, pensâmes-nous que c’était assez d’un pour souffrir tout cela, et nous choisîmes la rivière pour l’autre. Oui, mon trésor, je vous transportai sur le bord de la rivière, une nuit qu’il faisait très-noir, et je vous laissai glisser dans un endroit où je croyais l’eau très-profonde ; mais, vous le voyez, elle ne le fut pas assez pour vous. Oh ! chéri, dit-elle avec un sourire hébété, il faut qu’il y ait de la destinée là-dedans, et vous n’étiez pas né pour être noyé. »

Son petit-fils prédestiné lui lança un regard sauvage.

« Assez, dit-il ; je n’ai pas besoin de vos réflexions maudites.

— Vous n’en voulez pas, chéri ? Mon Dieu, j’étais pleine d’esprit dans mes jeunes années, et on avait coutume de m’appeler la malicieuse Betty, mais il y a bien longtemps de cela. »

Il y avait, en effet, des restes suffisants de cette malice d’autrefois, pour donner un air d’affreux enjouement aux manières de la vieille femme, qui la rendait extrêmement répulsive. Que peut-il y avoir de plus répulsif que la vieillesse qui, dépouillée de beauté et de grâce, n’est pas encore purifiée des folies et des vices d’une jeunesse évanouie.

« Et ainsi donc, mon chéri, l’eau n’était pas assez profonde, et vous fûtes sauvé. Comment cela arriva-t-il ? racontez-moi cela mon trésor.

— Vraiment, je crois bien que vous voudriez le savoir, lui répliqua le cher enfant, mais vous pouvez garder votre secret, et je puis garder le mien. Vous voudrez bien me dire, peut-être, si ma mère est morte ou vivante.

— Votre mère est morte depuis plusieurs années. Ne me demandez pas comment elle mourut ; je suis vieille, ma tête n’est pas assez solide pour n’être pas dérangée par tous ces souvenirs, et en parler me fait mal. Elle mourut, je ne pus la sauver, ni la secourir, ni la poser dans le cercueil. J’espère qu’elle a trouvé plus de pitié où elle a été qu’elle n’en trouva jamais ici, car assurément si le malheur peut exiger de la compassion, elle l’a bien méritée. Ne m’interrogez pas sur elle.

— Je n’en ai pas l’intention, dit Jabez ; ma parenté ne me semble pas avoir eu un sort si désirable que je veuille entreprendre d’écrire l’histoire de la famille. Je suppose que j’avais un père d’une espèce quelconque ; qu’est-il devenu ? mort…

— Pendu, n’est-ce pas, chéri ? dit la vieille retombant dans son malicieux sourire.

— Prenez garde à ce que vous dites, dit M. North en la foudroyant, ou vous me donnerez envie de faire sortir votre âme de votre vieille carcasse ridée.

— Et alors vous ne saurez pas qui fut votre père. Eh ! ah ! ah ! mon trésor, c’est une partie du fameux secret que nul autre que moi ne peut dire.

— Ainsi vous ne voulez pas me dire le nom de mon père ?

— Peut-être l’ai-je oublié, chéri, peut-être ne l’ai-je jamais connu ; qui sait ?

— Était-il de votre classe, pauvre, sans importance, misérable ; l’écume de la terre, la boue des rues, une immondice d’égout, une chose à être foulée par les bottes sales des passants ? Était-il cela ? Dites, parce que dans ce cas, je ne me dérangerais pas pour faire la moindre enquête affectueuse sur son compte.

— Naturellement, mon chéri ; vous préféreriez que ce fût un brillant gentleman, un baronnet, un comte, ou un marquis, n’est-ce pas, mon enfant du bon Dieu ? Le titre de marquis vous irait assez, eh ? Que diriez-vous à un marquis ? »

Ce qu’il eût dit n’eût pas été, certainement, d’une politesse exquise, et le ton de sa conversation n’était pas fait pour plaire à un marquis ou à un puissant quelconque, excepté à un seul, et celui-là je ne le nommerai pas, pour ne pas contrevenir aux convenances d’une littérature décente.

Excédé par les marmottages mystérieux, les ricanements et la pantomime de la vieille, notre ami Jabez fixa les yeux sur elle environ trois minutes avec dureté ; on eût dit qu’il se préparait à l’étrangler, mais il s’abstint, tourna sur ses talons et marcha dans la direction de Slopperton.

La vieille femme l’apostropha pendant qu’il s’en allait.

« Oh ! mon chéri, vous êtes vraiment un jeune homme au langage élégant, instruit, et qui faites honneur à ceux qui vous ont élevé. Mais vous ne tirerez de moi le secret d’or que lorsque vous aurez de l’argent pour me le payer. »