La Trace du serpent/Livre 2/Chapitre 04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 147-162).

CHAPITRE VI.

JIM REGARDE PAR-DESSUS LE BORD DE L’ABÎME.

Le déclin du dernier de ces jours, où selon la prophétie du docteur, Jim devait cesser de voir la lumière était arrivé.

Le dernier soleil du pauvre Jim se coucha sur un nuage de pourpre, et fit tomber à l’occident autour de sa couche un rideau de nuances si éclatantes qu’il eût été difficile à un monarque de la terre d’en obtenir de semblables, Ruskin lui-même en eût-il choisi les couleurs, et Turner se fût-il chargé de les appliquer. Ordinairement quelques lueurs rouges du soleil couchant venaient se refléter sur les tuyaux des cheminées et les vitres de fenêtres, luxe rare, que ces vitres des fenêtres de Peter l’aveugle ; mais ce signe béni de la main puissante du Très-Haut n’arrivait en cet endroit que sensiblement affaibli, comme parviennent au pauvre toutes les bénédictions du ciel et de la terre.

Un rayon de la lumière cramoisie tombait en plein sur la figure du malade, et se réfléchissait sur la chevelure noire de la jeune fille, qui, assise par terre, avait gardé son ancienne position près du lit. Cette lumière qui tombait sur eux, et qui n’éclairait aucun autre objet dans cette grande pièce sombre, semblait les unir, comme si elle eût été envoyée du ciel et dire : « ils sont seuls dans le monde, et ne seront jamais séparés. »

« La magnifique lumière, fillette, dit le malade, et je m’étonne de ne m’être jamais mis en peine de la remarquer et de ne pas l’admirer plus que je ne l’ai fait. Mon Dieu, je l’ai vue bien souvent disparaître derrière la crête des terres labourées, comme si elle se fût creusé son propre tombeau, heureuse de s’y ensevelir, et je ne pensais pas plus à elle qu’à un bout de chandelle, mais elle me semble maintenant si superbe cette lumière, que je sens que je voudrais la revoir encore, mon amie.

— Et vous la reverrez, vous la reverrez encore, Jim. »

Elle attira la tête du malade sur son sein et écarta de son front moite ses cheveux rudes. Elle était mourante elle-même, de compassion pour lui, d’anxiété et de fatigue, mais elle parlait d’une voix encourageante, et n’avait pas versé une larme durant toute sa maladie.

« Avec l’aide de Dieu, mon bien-aimé Jim, vous vivrez pour voir de nombreux et brillants couchers de soleil, pour le voir peut-être éclairer de ses rayons couchants le jour de notre mariage.

— Non, non, fillette, le soleil ne brillera jamais pour cela. Il vous faut choisir un autre fiancé, et vous pouvez en trouver un meilleur, car assurément vous en méritez un meilleur, car vous êtes franche, mignonne, franche comme l’acier. »

Elle attira sa tête plus près de son cœur, et se courbant sur lui, baisa ses lèvres desséchées. Elle ne pensait pas, ou se souciait fort peu de savoir quelle fièvre ou quel poison elle pouvait absorber dans cette caresse, si elle eût pensé à cela, elle eût peut-être prié pour que la fièvre qui avait terrassé son amant, pût la terrasser aussi. Il dit encore quelques mots, tandis que la lumière, dont l’éclat pâlissait, brilla, vacilla puis s’évanouit.

« Elle a disparu, disparu pour jamais ; elle est derrière moi, maintenant, fillette, et je dois jeter les yeux droit devant…

— Sur quoi, Jim ; sur quoi ?

— Sur le terrible abîme, fillette. Je suis debout sur le bord, et mon œil plonge dans le fond… un gouffre glacé, noir et vide… mais il y a peut-être une autre lumière au delà, fillette ; qui sait ?

— Quelques-uns disent qu’ils le savent, Jim, dit la jeune fille ; quelques-uns assurent, qu’il y a une autre lumière au delà, plus belle que celle que nous voyons ici, et qui brille toujours. Il y a des gens qui connaissent tout ce qui en est, Jim.

— Pourquoi alors ne pas nous l’avoir dit ? répondit le malade, ayant une expression irritée dans ses yeux caves. Ceux qui sont instruits auraient dû nous enseigner toutes ces choses, mais je suppose qu’ils ne nous ont pas jugés dignes de les apprendre. Combien de gens me regretteront, fillette, quand je serai parti ? Ce ne sera pas ma grand’mère ; son cerveau est fêlé avec l’idée de son secret d’or, comme si elle ne l’eût pas vendu depuis longtemps, si elle avait eu un secret, vendu pour avoir du pain ou plus vraisemblablement encore pour avoir du gin. Pas une âme dans Peter l’aveugle, ils ont assez à faire de songer au morceau de pain à se procurer, ou à l’abri qui doit protéger leurs misérables têtes, excepté vous, fillette, pas une âme ne me regrettera, et je pense que vous me regretterez, vous. »

Il pensait qu’elle le regretterait. Qu’avait donc été l’histoire de sa vie à elle, si ce n’est une longue pensée d’amour et de soins pour lui, une existence qui n’avait eu d’autres joies et d’autres douleurs que les siennes ?

Durant leur conversation, Jabez entra et s’asseyant sur un tabouret bas à côté du lit, il adressa la parole au malade.

« Ainsi donc, dit Jim, en le regardant en pleine figure d’un air curieux, ainsi donc, vous êtes mon frère. La vieille femme m’a tout raconté, mon frère jumeau ; si ressemblant, que c’est tout à fait un bonheur de vous regarder, c’est comme si je me voyais dans un miroir, et je n’ai jamais été habitué à ce genre de luxe. Allume une chandelle, fillette, je veux voir la figure de mon frère. »

Son frère voulut s’opposer à ce qu’on allumât une chandelle, cela pouvait blesser les yeux du malade, mais le malade répéta sa demande, et la jeune fille obéit.

« Maintenant, viens ici, et tiens la chandelle, fillette, et tiens-là près de la figure de mon frère, je veux bien l’examiner. »

M. Jabez North sembla très-peu goûter le regard fixe de son frère, et ses beaux yeux bleus, tant remarqués, l’évitèrent, allèrent de côté et d’autre, et finalement s’abaissèrent devant l’examen du malade.

« C’est une belle figure, dit Jim, elle ressemble beaucoup à celle de vos beaux gentlemen de haute naissance, mais cela paraît singulier, quand on considère à qui elle appartient ; mais malgré tout je ne puis dire que cette figure me revienne beaucoup. Il y a quelque chose en dessous ; il y a quelque chose de caché derrière le rideau. Je crois, frère, que vous tramez un complot ce soir, et un très-vilain complot même, ou mon nom n’est pas Jim Lomax.

— Pauvre ami, dit Jabez avec compassion, sa tête bat malheureusement la campagne, ce soir.

— Vous croyez ? répondit le malade ; vous croyez que ma tête bat la campagne, mon garçon ? Espérons-le ; espérons que je n’y voie pas très-clair ce soir, car je ne voudrais pas avoir une mauvaise opinion de toi, ne serait-ce que pour l’amour de ma mère morte.

— Vous entendez, dit Jabez en appelant du regard le témoignage de la jeune fille, vous entendez comme il a le délire.

— Encore un instant, mon garçon, s’écria Jim avec une soudaine énergie, en posant sa main décharnée sur le bras de son frère, encore un instant. Je vais mourir bientôt ; et avant qu’il soit trop tard, j’ai une prière à vous faire ; je n’en ai pas tant à adresser à Dieu ni aux hommes, que je doive oublier celle-ci. Vous voyez cette pauvre petite ; nous nous sommes aimés, je ne sais pas depuis combien de temps, mais depuis l’époque où elle était un petit être gazouillant que je portais sur mes épaules ; et un de ces jours, quand les salaires auraient été meilleurs, le pain moins cher, et l’avenir plus riant, d’une manière ou d’une autre, pour de pauvres gens comme nous, nous devions nous marier ; mais maintenant tout est fini. Aie bon courage, fillette, et ne pâlis pas ainsi. Il vaut peut-être mieux que ce soit comme cela. Eh bien, comme je disais, nous nous sommes aimés pendant de nombreuses années ; et souvent, quand je ne pouvais avoir de l’ouvrage, peut-être quelquefois quand je ne voulais pas travailler, que j’étais paresseux, ou que je me livrais à la boisson, ou que je fréquentais de mauvaises compagnies, cette pauvre petite m’a gardé un abri et m’a donné du pain à manger, avec le travail de ses mains. Elle m’a été dévouée, je ne pourrais dire à quel point ; mais il y a quelque chose au coin de votre bouche qui me fait croire que vous vous souciez fort peu d’écouter ce que je vous dis. Si vous voulez cependant me voir mourir en paix, promettez-moi ceci : c’est qu’aussi longtemps que vous aurez un shilling elle ne restera pas sans un penny ; c’est qu’aussi longtemps que vous aurez un toit pour abriter votre tête, elle ne sera jamais sans asile ; promettez-le moi ! »

Il saisit d’une main convulsive le poignet de Jabez. Ce gentleman fit un effort pour le regarder dans les yeux, mais il ne put soutenir leur éclat interrogateur, et fut obligé de baisser les siens.

« Allons, dit Jim, promettez et jurez par tout ce que vous avez de plus sacré que vous ferez cela.

— Je le jure, dit humblement Jabez.

— Et si vous violez votre serment, ajouta son frère, ne venez jamais près du lieu où je serai enseveli, car je sortirais de ma tombe, et mon ombre vous poursuivrait. »

Le moribond tomba épuisé sur son oreiller. La jeune fille versa quelques gouttes d’un médicament et les lui donna, tandis que Jabez marchait vers la porte, s’arrêtait sur le seuil, et regardait le ciel.

Pour une nuit de juin, le ciel était très-sombre. Une vaste voûte noire était suspendue sur la terre, et pas la moindre lueur d’une étoile pour rompre cette noirceur d’encre. Une nuit pleine de menaces. Les sourds murmures d’un vent étouffant mugissaient et annonçaient l’arrivée d’un orage. Jamais l’obscurité de Peter l’aveugle n’avait été plus profonde que cette nuit. On pouvait à peine apercevoir sa main devant soi. Une malheureuse qui rapportait un demi-quart de gin du cabaret le plus voisin, quoique habitante de l’endroit et familiarisée avec les accidents du pavé et les décombres de briques, broncha sur son propre seuil et répandit le précieux liquide.

Il eût été difficile de voir dans le mois de juin le ciel et la terre sous un aspect plus lugubre. Ce n’était pas cependant ce que pensait M. Jabez North, car après avoir contemplé le ciel pendant quelques instants en silence, il s’écria :

« Une belle nuit ! une superbe nuit ! une nuit à souhait ! »

Une ombre qui se détachait plus sombre dans l’obscurité vint à lui. C’était le docteur.

« Vraiment, monsieur, dit-il, je suis enchanté que vous trouviez la nuit belle ; mais je vous demande pardon de ne pas partager votre opinion, car je ne me souviens pas d’avoir vu, à cette saison de l’année, un ciel plus noir ou qui annonçât un plus terrible orage.

— Je ne pensais pas trop à ce que je disais, docteur… ce pauvre homme là-dedans…

— Ah oui, le pauvre camarade ! Je doute qu’il voie l’orage, même rapproché comme il l’est. Je suppose que vous prenez quelque intérêt à lui à cause de sa ressemblance extraordinaire avec vous.

— Ce motif d’intérêt serait tout à fait égoïste. C’est un simple sentiment d’humanité qui m’a fait descendre dans ce triste endroit, pour voir si je pourrais être de quelque secours à la pauvre créature.

— Cette action vous honore, monsieur, dit le docteur, et maintenant à notre malade. »

Ce fut avec un visage grave que l’homme de l’art examina le pauvre Jim, qui était tombé dans un assoupissement agité et fiévreux ; et quand Jabez le prit à part pour lui demander son opinion, il dit :

« S’il vit encore une demi-heure, je serai grandement surpris. Où est la vieille femme, sa grand’mère ?

— Je ne l’ai pas vue ce soir, » dit Jabez.

Puis se tournant du côté de la jeune fille, il lui demanda si elle savait où était la vieille.

« Non, elle est partie il y a quelque temps déjà, et n’a pas dit où elle allait. Elle n’a pas tout à fait sa raison, vous savez, monsieur, et sort souvent à la tombée de la nuit. »

Le docteur s’assit sur une chaise brisée, près du matelas sur lequel reposait le malade : une chandelle dégouttant le suif jetait une faible lueur dans cette triste et pauvre chambre ; Jabez se promenait de long en large de ce pas léger que nous avons déjà signalé. Chose étrange, car en sa qualité de philosophe la mort d’un de ses semblables ne pouvait l’impressionner beaucoup, il y avait ce soir-là dans ses manières une gêne qu’il ne pouvait entièrement cacher. Son regard allait du docteur à la jeune fille, et de la jeune fille à son frère malade. Quelquefois il discontinuait sa promenade pour regarder dehors par la porte ouverte, et une fois il s’arrêta devant la chandelle pour voir l’heure à sa montre. Il y avait dans ses yeux une expression d’anxiété, et dans sa bouche une contraction pénible ; il pouvait à peine contenir le tremblement de ses doigts effilés, qui dénotait l’impatience et l’agitation. Bientôt les horloges de Slopperton sonnèrent dix heures un quart. En entendant cette heure, Jabez attira le médecin à part et lui dit tout bas :

« N’y aurait-il aucun moyen d’éloigner cette pauvre fille d’ici ? Elle est extrêmement attachée à cet infortuné, et s’il meurt, je crains une scène terrible. Ce serait un acte de pitié, que de l’éloigner par un stratagème quelconque. Comment pourrions-nous la tenir absente jusqu’à ce que tout soit fini ?

— Je crois en avoir le moyen, dit le docteur ; mon collègue a sa pharmacie à l’autre extrémité de la ville, je vais l’y envoyer. »

Il retourna près du lit et dit aussitôt :

« Voyez-vous, ma bonne fille, je vais écrire une ordonnance pour quelque chose qui fera, je crois, du bien à notre malade ; vous irez chercher le médicament en mon nom, et vous attendrez qu’il soit prêt. »

La jeune fille le regarda d’un air suppliant et plein de tristesse.

« Je ne voudrais pas le quitter, monsieur.

— Mais c’est pour son bien, ma chère enfant.

— Oui, oui, monsieur, vous êtes vraiment bon.

Je vais y aller ; je courrai pendant tout le chemin… Et vous ne le quitterez pas tout le temps que je serai partie, n’est-ce pas, monsieur ?

— Non, ma bonne fille, je vous le promets. Voici l’ordonnance ; elle est écrite au crayon, mais l’élève vous comprendra. Maintenant, écoutez-moi, que je vous indique où est la pharmacie. »

Il lui donna ses indications, et après avoir jeté un regard long et triste sur son fiancé, elle quitta la maison et s’élança dans la direction de Slopperton.

« Si elle court aussi vite tout le chemin, dit Jabez en regardant la jeune fille qui s’éloignait, elle sera de retour en moins d’une heure.

— Alors elle le trouvera mort ou mieux, » répliqua le docteur. »

La pâle figure de Jabez devint livide à ce mot : mieux.

« Mieux ! dit-il. A-t-il une chance de se rétablir ?

— Il y a des choses merveilleuses dans cette lutte entre la vie et la mort. Ce sommeil peut être une crise. S’il se réveille, il peut y avoir un faible espoir de le sauver. »

La main de Jabez trembla comme une feuille ; il tourna le dos au docteur, parcourut une fois la chambre de long en large, et demanda ensuite avec son ancien calme :

« Et vous, monsieur, vous dont le temps est si précieux pour tant de malades, vous ne pouvez vous permettre de les abandonner tous et de rester ici à veiller cet homme.

— Le cas est extraordinaire et m’intéresse ; en outre, je ne sache pas avoir aucun malade en danger ce soir. Mon suppléant a mon adresse et m’enverrait chercher si ma présence était nécessaire.

— Je vais sortir fumer un cigare, dit Jabez après un instant de silence. Je ne puis rester dans cette chambre de malade et assister à ce terrible conflit entre la vie et la mort. »

Il se perdit dans l’obscurité, resta absent environ cinq minutes et revint.

« Votre cigare n’a pas été long, remarqua le docteur ; vous êtes un fumeur habile… Mauvais pour la santé, monsieur.

— Mon cigare ne valait rien, je l’ai jeté. »

Peu de temps après, on frappa à la porte ; un petit garçon en guenilles, ayant l’air d’un vagabond, regarda dedans et demanda :

« M. Saunder, le docteur, est-il ici ?

— Oui, mon garçon ; qui me demande ?

— Une jeune femme, dans Hill Fields, qui a pris du poison, dit-on ; on vous demande avec instance.

— Du poison ; le cas est urgent, dit M. Saunders. Qui vous a envoyé vers moi ? »

Le garçon regarda d’un air embarrassé Jabez qui se tenait dans l’ombre, et qui, à l’insu du docteur, chuchota quelque chose derrière sa main.

« Le pharmacien, monsieur, répondit le garçon regardant toujours du côté de Jabez.

— Oh ! on vous envoie de la pharmacie ; il faut que je parte, car, sans nul doute, c’est un cas désespéré. Je vous laisse veiller sur ce pauvre individu ; s’il s’éveille, donnez-lui deux cuillerées de la potion qui est là ; je ne pourrais faire davantage si je restais moi-même. Allons, mon garçon, vous pouvez me montrer le chemin, je suppose ?

— Oui, monsieur.

— Partons, alors, » dit le docteur.

Et il suivit précipitamment le petit garçon, et après quelques instants il disparut dans les ténèbres et fut loin de la portée de Peter l’aveugle.

Cinq minutes après son départ, Jabez alla à la porte, et après avoir regardé au dehors et examiné les misérables habitations, dans lesquelles on ne voyait aucun vestige de lumière, il donna un coup de sifflet bas et prolongé.

Une figure sortit de l’obscurité et approcha de l’endroit où il se trouvait. C’était la vieille femme, sa grand’mère.

« Tout va bien, chéri, dit-elle » tout bas ; Bill Withers a tout disposé, il attend près du mur là-bas : il n’y a pas une âme aux environs, et je veillerai. Vous aurez besoin de l’aide de Bill ; quand vous serez prêt, vous n’aurez qu’à siffler doucement trois fois de suite, il saura ce que cela veut dire, et je ferai bonne garde pendant qu’il vous aidera. N’ai-je pas joliment conduit toute l’affaire, et n’ai-je pas bien mérité les souverains d’or que vous m’avez promis. C’était toujours des guinées, autrefois, quand j’étais jeune, chéri ; maintenant rien ne vaut les choses de l’ancien temps.

— Pas de commérages, dit Jabez en posant rudement la main sur son bras, si vous ne voulez éveiller quelqu’un de l’endroit.

— Mais dites, chéri, tout est-il fini ? Rien de blâmable, vous savez, vous me l’avez promis.

— Tout fini, oui, il y a une demi-heure. Si vous me retenez ici avec votre bavardage, la jeune fille sera revenue, avant que nous ayons tout arrangé pour son retour.

— Laissez-moi entrer pour lui fermer les yeux, chéri, dit la vieille femme d’un ton suppliant. Sa mère était mon enfant. Laissez-moi lui fermer les yeux.

— Restez où vous êtes, ou je vous étrangle ! » dit en grondant son respectueux petit-fils.

Et il ferma la porte sur sa vénérable parente et la laissa marmotter sur le seuil.

Jabez s’avança près du lit sur lequel son frère était couché ; Jim, en ce moment, s’éveilla de son assoupissement agité, et, ouvrant les yeux de toute leur grandeur, les fixa sur l’individu qui était à côté de lui. Il fit un effort pour parler, montra du doigt ses lèvres, et, étendant la main vers les fioles sur la table, faisait signe à son frère. Ce signe était une prière pour demander la potion stimulante et calmante qui apaisait toujours la brûlante ardeur de sa fièvre. Jabez ne bougea pas.

« Il est éveillé, murmura-t-il ; voici la crise de sa vie et de ma destinée. »

Les horloges de Slopperton sonnèrent onze heures un quart.

Le moribond dit, en murmurant péniblement :

« C’est un noir abîme, fillette, un gouffre noir et sans miséricorde… et je suis sur le point d’y tomber !… »

Pas une main amie, Jim, pour t’écarter de ce terrible gouffre ! La potion resta intacte, sur la table ; et, peut-être aussi coupable que le premier meurtrier, ton frère jumeau se tint immobile à côté de ton lit.