La Trace du serpent/Livre 2/Chapitre 05

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 163-172).

CHAPITRE V.

MINUIT AUX HORLOGES DE SLOPPERTON.

Les nuages et le ciel tinrent leur promesse, et comme les horloges sonnaient onze heures un quart, l’orage éclata sur les clochers de Slopperton.

De brillants éclairs bleuâtres sillonnèrent Peter l’aveugle, et les coups de tonnerre qui suivirent l’ébranlèrent jusque dans ses fondements, pendant qu’une forte averse lavait les pierres ruinées, les tuyaux de cheminées et les marches des portes, comme cela n’arrivait pas souvent. Slopperton au lit ne pouvait pas s’endormir, et Slopperton levé ne se souciait pas d’aller au lit. Slopperton, à souper, eut ses nerfs, au point de manier avec impatience les couteaux et les fourchettes de fer, et Slopperton, se mettant à la fenêtre pour regarder les éclairs du dehors, se retirait précipitamment à cette vue ; Slopperton, en général, était accablé par l’orage et avait l’idée que quelque chose de terrible arriverait avant la fin de la nuit.

Dans l’établissement paisible du docteur Tappenden régnaient la consternation et l’alarme ; M. Jabez North, le suppléant principal, était sorti tard dans la soirée et n’était pas rentré à l’heure voulue pour fermer la porte de la maison. Cet événement sans précédent était le sujet de cette alarme considérable, spécialement en l’absence du docteur Tappenden, Jabez étant en quelque sorte le maître reconnu de la maison. La jeune femme qui veillait à la garderobe des jeunes gens tenait compagnie à la servante qui attendait le retour de M. North.

« J’espère, dit la servante, qu’il ne lui est rien arrivé pendant l’orage ; j’espère qu’il ne se sera pas réfugié sous un arbre. »

La servante avait l’idée fixe que se placer sous un arbre pendant l’orage était courir à une mort immédiate.

« Pauvre cher jeune homme, dit la lingère, je tremble à la pensée de ce qui peut ainsi le retenir dehors. Un garçon si rangé ! jamais une minute en retard ! À chaque bruit que j’entends, je pense le voir apparaître à une croisée.

— Ne dites pas cela, miss Smithers ! s’écria la servante, regardant derrière elle comme si elle s’attendait à voir le spectre de Jabez North montrant une tache de sang sur son côté gauche, derrière sa chaise. Je crois que vous ne le voudriez pas ! Oh ! j’espère qu’il n’a pas été assassiné ; il y a seulement trois ans et demi qu’un homme a coupé la gorge à sa femme, dans le bas de Windmill Lane, parce qu’elle n’avait pas mis de sel dans son poêlon quand elle faisait cuire des pois verts. »

L’effrayant parallèle entre la femme qui faisait cuire des pois sans sel et Jabez North en retard de deux heures frappa d’une telle terreur les jeunes femmes, qu’elles restèrent silencieuses pendant quelques minutes, durant lesquelles elles regardèrent un fumeron à la chandelle sans avoir, ni l’une ni l’autre, le courage de l’enlever, leurs nerfs les rendant incapables de faire jouer les mouchettes.

« Pauvre jeune homme ! dit enfin la servante ; savez-vous, miss Smithers, que je ne puis m’empêcher de penser qu’il a été bas dernièrement. »

Ce mot bas admettant pour le moment plusieurs sens, miss Smithers répliqua d’un air indigné :

« Bas, Sarah Anne ! pas dans son langage, assurément, et quant à ses manières, elles sont dignes d’un gentilhomme qui a appris la littérature.

— Non, non, miss Smithers, je veux parler de son humeur ; j’ai idée qu’il avait dernièrement quelque chose qui le chagrinait. Il est peut-être amoureux, ce pauvre jeune homme. »

Miss Smithers rougit ; ceci avait de l’intérêt pour elle ; M. North lui avait prêté Rasselas, qu’elle considérait comme une histoire d’un palpitant intérêt, et elle avait mis en ordre pendant trois ans ses bas et ses boutons de chemises. Qu’il arrivât certains événements, et mistress Jabez North sonnerait bien mieux, de toutes manières, que miss Smithers.

« Peut-être, dit Sarah Anne malicieusement, peut-être a-t-il oublié sa position, et s’est-il mis dans la tête d’épouser notre jeune maîtresse. Elle a beaucoup d’argent, vous savez, miss Smithers, quoique sa figure ne soit pas très-agréable à voir. »

La figure de Sarah Anne avait une plénitude dont l’exubérance menaçait d’éclater au moment où l’on s’y attendrait le moins.

Ce fut en vain que Sarah Anne et miss Smithers firent des conjectures sur la cause probable de l’absence du sous-maître. Minuit sonna au coucou hollandais de la cuisine, à la pendule de l’escalier et à celle du salon, pièce d’horlogerie honorable et compliquée qui sonnait toujours huit heures à midi, et enfin à toutes les horloges de Slopperton, et pas de Jabez North !

Pas de Jabez North… Une figure pâle, avec des yeux brillants levés vers le ciel, était dehors, sur la triste bruyère, à trois milles de Slopperton, exposée à la fureur de l’orage impitoyable. Un malade était couché sur un misérable matelas, dans une pauvre chambre de Peter l’aveugle ; mais pas de Jabez North !

À travers l’inexorable tempête, dégouttant l’eau sous la pluie battante, la jeune fille dont le nom était Sillikens se hâtait vers Peter l’aveugle. La faible lueur de la chandelle, au long lumignon, plantée dans une mare de suif, était la seule clarté qui brillât dans ces lugubres environs. Le cœur de la jeune fille avait de terribles pulsations en approchant de cette lumière, car un doute plein d’angoisses torturait son esprit sur cette autre lumière, qu’elle avait laissée brûlant si faiblement, et qui pouvait maintenant être éteinte. Mais elle prit courage, et poussant la porte, qui n’opposait ni verrous ni barres à quelque sectateur égaré de Mercure, elle entra dans la pièce tristement éclairée. L’individu était couché la face tournée du côté du mur ; la vieille femme était assise à côté du foyer, où brillait une flamme vacillante. Elle avait sur la table, parmi les fioles à médicaments, une autre bouteille qui contenait, sans aucun doute, un spiritueux ; elle tenait en effet dans sa main une tasse à thé ébréchée, dans laquelle elle puisait par intervalles quelques gorgées de consolation, car elle avait évidemment pleuré.

« Mère, comment va-t-il, comment va-t-il ? demanda la jeune fille avec une agitation fébrile, pénible à voir, parce qu’elle révélait combien elle redoutait la réponse.

— Mieux, chérie, mieux, oh ! pour jamais beaucoup mieux ! répondit la vieille femme d’une voix larmoyante, avec un nouveau recours à la tasse à thé.

— Mieux ! merci, mon Dieu, merci ! »

Et la jeune fille, s’avançant doucement près du lit, se pencha et écouta la respiration du malade, qui était faible, mais régulière.

« Il semble très-profondément endormi, grand-mère ; a-t-il dormi tout le temps ?

— Depuis quand, chérie ?

— Depuis que je suis partie. Où est le docteur ?

— Parti. Oh mon garçon bien-aimé, penser qu’il en viendrait là ! et sa mère était mon unique enfant ! Oh mon-chéri ! mon chéri ! »

Et la vieille femme fondit en larmes, étouffant ses sanglots à l’aide de la tasse à thé.

« Mais il est mieux, grand-mère ; peut-être en réchappera-t-il maintenant. J’ai toujours dit qu’il s’en sauverait. Oh, je suis si heureuse, si heureuse ! »

Et elle s’assit avec ses vêtements trempés, auxquels elle ne pensa pas un instant, sur un petit tabouret à côté du lit. Bientôt le malade se retourna et ouvrit les yeux.

« Vous avez été longtemps absente, fillette, » dit-il.

Quelque chose dans sa voix, ou dans sa façon de parler, elle ne savait quoi, la fit tressaillir ; mais elle entoura son cou de ses bras et dit :

« Jim, mon Jim bien-aimé, le danger est passé. Le gouffre noir dont vous aperceviez le fond est fermé, et des années nombreuses de bonheur vont venir, et le soleil pourra éclairer encore le jour de notre mariage.

— Peut-être, fillette, peut-être ; mais, dites-moi, quelle heure est-il ?

— Ne songez pas à l’heure, Jim. Il est très-tard, et la nuit est affreuse ; mais qu’importe, vous êtes mieux, Jim, et dût le soleil ne plus briller sur la terre, je ne pense pas que je fusse capable de m’en chagriner, maintenant que vous êtes sauvé !

— Toutes les lumières sont-elles éteintes dans Peter l’aveugle, fillette ? demanda-t-il.

— Toutes les lumières ?… oui, Jim, voilà deux heures ; mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— Et dans Slopperton, avez-vous rencontré beaucoup de monde, fillette ?

— Pas une demi-douzaine de personnes dans toutes les rues. Personne ne voudrait se hasarder dehors par une pareille nuit, Jim, à moins d’y être forcé. »

Il retourna sa figure du côté du mur, et sembla dormir ; la vieille femme continua de gémir et de marmotter sur sa tasse à thé.

« Penser que mon garçon chéri en viendrait là, et dans une pareille nuit encore, dans une pareille nuit. »

L’orage sévissait avec la même fureur et la pluie, se précipitant sous la porte délabrée, menaçait d’inonder la chambre. Le malade leva bientôt la tête.

« Fillette, dit-il, pourriez-vous m’avoir une goutte de vin ? je crois que si je buvais une goutte de vin, cela me donnerait un peu de force.

« Grand-mère, dit la jeune fille, pourrais-je m’en procurer ? Vous avez quelque argent ; minuit ne vient que de sonner ; je puis aller jusqu’à la taverne, et l’on m’ouvrira si je frappe, pour avoir une goutte de vin pour Jim. »

La vieille femme fouilla dans ses guenilles, retira une pièce de six pence, sur l’argent fourni par la maigre bourse du compatissant Jabez, et la jeune fille sortit en toute hâte pour aller chercher le vin.

La taverne portait le nom des Sept Étoiles ; l’enseigne représentait sept étoiles qui ressemblaient complètement à sept babas en croix, d’un jaune ardent sur un fond bleu foncé. La maîtresse de l’auberge des Sept Étoiles était en train de remettre ses cheveux en papillotes. Pourquoi prenait-elle la peine et l’ennui de boucler sa chevelure, pour faire l’admiration d’un voisinage comme celui de Peter l’aveugle. C’est une des énigmes de cette triste existence, pour la solution de laquelle l’Œdipe n’avait pas encore paru. Je ne suppose pas qu’elle se souciât beaucoup de suspendre sa toilette, et d’ouvrir sa porte, dans le but de vendre la valeur de six pence de vin de Porto ; mais quand elle entendit que c’était pour un malade, elle ne se fit pas prier. Au milieu de la pluie implacable, et sous l’obscurité du ciel, il était presque impossible d’apercevoir sa main devant soi ; mais comme la jeune fille entrait dans Peter l’aveugle, la lueur d’un éclair lui laissa voir la figure d’un homme qui se glissait d’un pas timide à travers la grille aux barreaux de fer brisés. Dans ce qu’elle put saisir de l’individu à la faveur de la lumière bleuâtre, elle distingua quelque chose d’un visage et d’une tournure connus, qui fit battre son cœur ; elle se retourna pour l’examiner, mais il faisait trop noir pour qu’elle pût apercevoir autre chose que l’ombre vague d’un homme courant dans la direction de Slopperton. Se demandant qui pouvait quitter Peter l’aveugle par une pareille nuit et à une telle heure, elle pressa le pas pour apporter le vin à son amant. La vieille femme était tranquillement assise devant le foyer, là chandelle était éteinte, la flamme seule du triste foyer trahissait les lignes sombres du misérable ameublement et de la figure de la grand-mère de Jim, qui, assise et marmottant sur sa tasse, ressemblait à une sorcière fabriquant un charme sur un chaudron portatif.

La jeune fille se précipita vers le lit… le malade n’y était plus.

« Grand-mère… Jim… Jim, où est-il ? » demanda-t-elle d’une voix alarmée, car la figure qu’elle avait rencontrée, courant au milieu de l’orage, se représenta à elle avec une étrange netteté.

« Jim, grand-mère, dites-moi où il est, ou je deviendrai folle. Il n’est pas parti, parti par une nuit pareille et avec une fièvre brûlante.

— Oui, fillette, il est parti… mon trésor… mon garçon chéri. Sa mère morte était mon unique enfant… et il est parti pour toujours… pour toujours… et par cette affreuse nuit. Je suis une misérable vieille femme. »

Pas d’autre explication, pas d’autres paroles que celles-là, murmurées et répétées plusieurs fois ; c’est tout ce que la malheureuse fille put tirer de la vieille femme, qui, moitié imbécile, et plus qu’à moitié ivre, grimaça et grommela sur sa tasse à thé, jusqu’à ce qu’elle tombât endormie, comme un tas de haillons, sur le foyer humide et glacé qu’elle embrassait, murmurant toujours, même dans son sommeil :

« Sa mère morte était mon unique enfant… et il est bien cruel qu’il en soit venu là… et par une pareille nuit… »