La Trace du serpent/Livre 2/Chapitre 06

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 173-191).

CHAPITRE VI.

LE CADAVRE DANS LA BRUYÈRE.

Le matin qui suivit l’orage se leva brillant et pur, promettant un jour brûlant d’été, mais promettant aussi une brise fraîche pour contrebalancer l’ardeur du soleil. C’était la suite de la tempête, qui, mourant vers trois heures avec une furie non sans but, avait laissé derrière elle un air meilleur et plus pur à la place de l’atmosphère étouffante qui avait signalé son arrivée.

M. Joseph Peters, assis ce matin à déjeuner, en compagnie de Kuppins, la bonne de l’enfant trouvé, avait beaucoup à dire à l’aide de son sale alphabet, — devenu graisseux par suite de la tranche de jambon matinale, — sur l’orage de la dernière nuit. Kuppins n’était nullement changée depuis que nous l’avons vue, et quatre mois n’avaient apporté aucune altération dans l’apparence imperturbable du silencieux agent de police ; mais quatre mois avaient produit une métamorphose dans l’enfant trouvé, aujourd’hui familièrement appelé baby. Baby est court vêtu ; Baby commence à comprendre. Ce progrès d’intelligence paraît consister principalement à saisir tous les objets à sa portée, depuis les boucles luxuriantes de Kuppins jusqu’au fourneau brûlant de la pipe de M. Peters. Baby possède aussi une merveilleuse paire de souliers, qui se trouvent alternativement dans sa bouche, dans le feu et sur ses pieds, quand ils ne sont pas dehors, jetés par la croisée, dans des tas de poussière, ou dans divers autres réduits domestiques trop nombreux pour être mentionnés. Baby est aussi orné d’un bonnet avec une ruche ; le bonheur de Kuppins est de la plisser à petits plis, et celui de Baby de la tirer et de la défaire. Baby est fortement attaché à Kuppins, et manifeste son affection par des démonstrations aimables, comme celles de donner des coups de poing dans sa gorge, de se suspendre à son nez, d’enfoncer une pipe dans ses narines, et autres preuves également charmantes de tendresse enfantine. Baby est, en un mot, un enfant surprenant, et l’œil de M. Peters, en déjeunant, se porte de son jambon et de son cresson de fontaine sur son jeune protégé, avec un air de fierté qu’il n’essaye pas de cacher.

M. Peters s’était élevé dans sa profession depuis le dernier mois de février ; il avait aidé à découvrir deux ou trois voleurs, et avait montré en ces occasions un tel degré d’habileté, en triomphant des difficultés qui pouvaient naître de son infirmité, qu’il avait acquis une meilleure place dans la police exécutive de Slopperton, et naturellement un plus fort salaire. Mais les affaires avaient été tristes dernièrement, et M. Joseph Peters, qui était ambitieux, n’avait pas encore trouvé un terrain réellement convenable pour déployer ses talents.

« Il faudrait une bonne banque, ruminait-il, ou une bonne fabrication de faux billets pour une valeur de dix mille livres au moins… Un brin de bigamie serait quelque chose de nouveau ; mais un joli cas d’empoisonnement pourrait faire ma fortune. Si ce petit-là était grand, pensait-il intérieurement, comme l’élève de Kuppins poussait un cri d’une force inusitée, ses poumons feraient ma fortune. Mon Dieu, continua-t-il s’échauffant jusqu’à la métaphysique, je ne considère pas cet enfant comme un enfant, mais comme une voix. »

La voix justement s’exerçait alors avec beaucoup de puissance, car Kuppins, dans un moment de tendresse imprudente, avait régalé l’enfant trouvé avec la couenne laissée par M. Peters, mets qui ne s’harmonisant pas avec son jeune gosier, avait causé cette teinte pourpre qui colorait sa figure avec une violence alarmante.

M. Peters rumina longtemps, et à la fin, faisant un signal d’avertissement à Kuppins, comme c’était son habitude en entamant une conversation, avec un claquement bruyant de son médium et de son pouce, commença ainsi :

« Il y a eu une boutique dévalisée à Halford’s Heath, et je dois m’y rendre pour faire quelques perquisitions dans le village ; voici ce que je veux faire avec vous ; je vous prendrai vous et Baby dans le cabriolet de M. Vorkins. Il m’a dit qu’il me le prêterait toutes les fois qu’il me ferait plaisir de le lui demander. Et je veux vous régaler aux Jardins de la Rose des Buissons. »

Jamais le sale alphabet n’avait façonné des mots aussi agréables. Une promenade dans le cabriolet de M. Vorkins et les Jardins de la Rose des Buissons. Si Kuppins eut été transportée par les fées et qu’elle se fût éveillée un matin étant leur reine, je ne pense pas qu’elle eût choisi une réjouissance plus élevée pour célébrer son avènement au trône.

Kuppins, durant les quelques mois de résidence de M. Peters dans l’Éden intérieur du no 5 de la petite rue de Gulliver, avait conquis une place importante dans les affections de M. Peters. La propriétaire un peu mûre de l’Éden n’était rien à ses yeux en comparaison de Kuppins. C’était Kuppins qu’il consultait quand il donnait les ordres pour son dîner ; Kuppins dont il connaissait l’œil infaillible pour choisir une tranche de mouton ou de porc ; Kuppins dont le doigt était comme celui du destin pour décider si les harengs saurs étaient tendres ou durs. C’était d’après les conseils de Kuppins qu’il achetait quelque mystérieux vêtement pour Baby, ou quelque prodigieuse merveille sous la forme de foulard ou de cravate pour lui. Et cette partie de thé dans un jardin, il l’avait longtemps combinée comme une juste récompense de la fidélité de sa servante.

M. Vorkins était un des chefs de la police active et la voiture de M. Vorkins était une heureuse combinaison de la carriole d’un marchand de provisions pour les chats, et du cabriolet d’un jeune homme d’il y a un demi-siècle, c’est-à-dire qu’elle avait en partage les avantages de l’une, sans posséder les qualités de l’autre ; mais M. Peters la considérait avec respect, et elle était aux yeux de Kuppins un véhicule superbe et fashionable, dans lequel le membre le plus distingué de la pairie eût monté avec orgueil et plaisir pour descendre la place de Waterloo.

Cette après-dînée de juin, à deux heures, on vit le cabriolet de M. Vorkins devant la porte du no 5 de la petite rue de Gulliver, contenant Kuppins coiffée d’un chapeau miraculeux et Baby orné d’un bonnet prodigieux. M. Peters, debout sur le pavé, donnait un coup d’œil à la disposition de l’équipage, et la jeune population de la rue admirait le groupe.

« Ne pensez-vous pas que votre chapeau va trop charger la voiture, miss ? dit un jeune disciple du célèbre Joe Miller, il est assez lourd, pourtant. »

Miss Kuppins, elle était miss Kuppins dans son costume de dimanche, lança un coup d’œil de Parthe au jeune barbare et abaissa un voile vert qui, après l’enfant trouvé, faisait son orgueil. M. Peters, armé d’un fouet formidable, monta sur le siège à côté d’elle et lança la voiture, laissant la jeune population susdite dégorger son envie dans l’explosion d’une artillerie complète de jeux de mots.

Le cabriolet de M. Vorkins était un équipage de fée pour Kuppins, et le vieux poney de M. Vorkins un quadrupède enchanté, dont les sabots ailés l’emportaient loin de Slopperton qui apparaissait comme un nuage de fumée, et qui bientôt disparut complètement à ses yeux. Un quadrupède enchanté, au moyen duquel les faubourgs de Slopperton à la longue enfilade de maisons, les échafaudages, les terrains stériles à vendre par lots, les rues mal famées et la rivière noirâtre se confondaient dans le lointain, et qui s’élançait sur une route coupée par une large bruyère dont les ondulations montraient de féeriques mares d’eau bleue, dans le cristal profond desquelles les bonnes gens auraient pu contempler leur chétive beauté comme dans un miroir. C’était, en vérité, chose agréable que d’être voituré dans le cabriolet retentissant de M. Vorkins à travers l’air pur du pays, embaumé par les senteurs des champs lointains de fèves de marais, et de regarder derrière soi la fumée de Slopperton, semblable à un barbouillage noir dans le ciel bleu et d’être presque conduit à se demander comment, dans un pays aussi enchanteur et aussi délicieux, une vilaine tache comme Slopperton pouvait exister.

Le jardin de la Rose des Buissons était un lieu fréquenté par Slopperton dans les après-midi du dimanche, et plusieurs savants qui habitaient dans la grande cité n’hésitaient pas à dire que les rosiers de ces jardins étaient des arbrisseaux plantés par Sa Majesté Satanique, et que la route sinueuse qui dominait Halford’s Heath, quoique bordée pour l’œil ignorant de ruisseaux aux eaux bleues et de fleurs sauvages aux douces odeurs, se déroulait en réalité entre deux lacs de feu et de soufre. Quelques gentlemen, néanmoins, osaient dire, des gentlemen cravatés de blanc, aussi des gentlemen bien-venus dans leurs visites fréquentes dans la demeure du pauvre, que Slopperton pouvait aller à des endroits plus mauvais que le jardin de la Rose des Buissons, et pouvait être entraîné à des actions plus coupables que de prendre du thé et du cresson de fontaine à neuf pence par tête. Mais, en dépit de toutes les divergences d’opinion, le jardin de la Rose des Buissons prospérait, et les bouches de Slopperton goûtaient fort le thé, le pain et le beurre de la Rose des Buissons.

M. Peters déposa sa jeune et belle compagne, avec le baby dans ses bras, à la porte des jardins, après lui avoir donné ses indications pour commander deux thés et choisir un berceau, et se dirigea vers le village de Halford pour expédier ses affaires de service.

La commande des thés et le choix d’une tonnelle fut un travail agréable pour la belle Kuppins ; elle choisit une retraite rustique, recouverte comme d’un épais rideau vert par des tiges luxuriantes de houblon. Il fallait voir Kuppins s’escrimer avec les perce-oreilles et les araignées dans leur rustique demeure, et dérouter, en définitive, ces insectes des nids de leurs parents. M. Peters revint du village au bout d’une heure environ, suant et couvert de poussière, mais tout triomphant de l’issue de l’affaire pour laquelle il y était allé, et avec une soif démesurée de thé à neuf pence par tête. Je ne sais si la Rose des Buissons se trouvait sur les deux thés à neuf pence, mais je sais que le beurre, le pain et le cresson disparurent devant l’agent et sa belle compagne comme par magie. Il était plaisant d’observer l’enfant trouvé durant cette fête champêtre. Il avait été élevé au biberon, ou pour mieux dire à la cuiller, et avait été nourri de toute espèce de comestibles, depuis la bouillie farineuse, jusqu’aux beefsteaks, oignons, laitances de harengs saurs, sans parler des sucres d’orge, des couennes de jambon et des pattes d’écrevisses ; il avait, en conséquence, à l’apparition des deux thés, porté immédiatement ses mains sur une hotte de cresson et sur une tartine de beurre, essuyant le côté beurré sur sa figure, ce qui lui donnait l’aspect d’un enfant en violente transpiration, moyen préparatoire pour manger la susdite tartine. Il livra aussi un assaut contre la tasse de thé bouillant de M. Peters, mais se brûlant les mains il se réfugia dans le sein de Kuppins, et fit éclater son indignation en cris terribles, qui, au dire de l’agent de police, donnaient de l’animation aux jardins. Après les deux thés, M. Peters, accompagné de Kuppins et de l’enfant, fit le tour des jardins, et regarda dans les tonnelles qui étaient fort peu occupées par cette après-midi de semaine. L’agent se donna le plaisir de considérer une curieuse machine à jeu, dont les cases étaient indiquées par des numéros et des noix de Barcelone, et au moyen de laquelle on pouvait perdre trois pence et un demi-penny, sans avoir la possibilité de gagner la moindre chose. Il y avait aussi un jeu de boule, et une escarpolette, sur laquelle Kuppins essaya de monter, et qui se défit de la jeune femme, en la faisant tomber en avant sur la figure au premier balancement. Ayant épuisé les honnêtes récréations des jardins, M. Peters et Kuppins retournèrent à leur berceau, et le gentleman resta à fumer sa pipe de terre et à contempler l’enfant avec une sérénité parfaite et un plaisir calme et délicieux à voir. Il y avait autre chose que l’enfant dans l’esprit de M. Peters, pendant cette soirée d’été, c’était la pensée du procès de Richard Marwood et la part qu’il y avait prise à l’aide de son sale alphabet ; il songeait peut-être au sort de Richard, Richard, un misérable fou, désespéré et incurable, emprisonné pour la vie dans un triste asile, et se consolant dans ce lieu affreux par des idées extravagantes de grandeur imaginaire. Bientôt M. Peters, avec le claquement préparatoire de ses doigts, demanda à Kuppins si elle pouvait se souvenir de la vieille fable du lion et de la mouche.

Kuppins s’en souvenait et elle commença de raconter avec volubilité comment un lion, qui avait une fois rendu un service à une mouche, se trouva pris lui-même dans un grand filet, et avoir besoin d’un ami ; comment cette mouche insignifiante avait, par sa pure industrie et sa persévérance, accompli la délivrance du puissant lion. Quant à savoir s’ils vécurent heureux ensuite, Kuppins ne pouvait le dire, mais elle ne doutait nullement qu’il n’en eût été ainsi ; cette fin étant la conclusion obligée de toute histoire, dans l’opinion de cette jeune fille.

M. Peters se gratta violemment la tête pendant ce récit, qu’il écouta la bouche arrondie, et quand elle fut finie il tomba dans une rêverie qui dura jusqu’au moment où les horloges de Slopperton sonnèrent huit heures moins un quart, alors il posa sa pipe et partit arranger le cabriolet de M. Vorkins pour le retour au logis.

Des deux voyages, peut-être, celui du retour fut presque le plus agréable. Il semblait à la jeune imagination de Kuppins que M. Peters dirigeait le cabriolet de M. Vorkins droit sur le soleil couchant, qui disparaissait dans une mer cramoisie, derrière une crête sombre de bruyère. Slopperton n’était encore invisible, que comme un nuage noir dans la pourpre du ciel. Cette route à travers la bruyère était très-déserte tous les soirs, excepté le dimanche, et la petite société ne rencontra qu’un groupe de faneurs qui revenaient de leur ouvrage, et la robuste femme d’un fermier avec une charge d’épices, qui venait de Slopperton et se hâtait de retourner à son logis. La soirée était calme, pas un bruit ne s’élevait dans l’air transparent, excepté le dernier chant d’un oiseau, ou le craquettement de la cigale. Si Kuppins eût été avec toute autre personne, elle eût peut-être été effrayée, car Kuppins avait une idée vague que des apparitions telles que spectres et bandits étaient communes le soir ; mais en compagnie de M. Peters, Kuppins aurait affronté sans pâlir un régiment de brigands ou un cimetière rempli de fantômes, car n’était-il pas la loi et la police en personne, à l’ombre desquelles il ne pouvait y avoir aucune crainte ?

La voiture de M. Vorkins avançait rapidement vers le soleil couchant, quand M. Peters se rangea et s’arrêta irrésolu entre deux routes. Ces deux routes se rencontraient en un point un peu plus éloigné, et les amateurs des promenades du dimanche qui traversaient la bruyère, prenaient qui l’une, qui l’autre ; mais celle de gauche était la moins fréquentée, étant la plus étroite et la plus montueuse, et ce fut celle-là que prit M. Peters, avançant toujours vers la ligne noire derrière laquelle le soleil rouge se couchait. Les champs stériles de la bruyère étaient tout étincelants de l’éclat de l’ardente lueur cramoisie ; une alouette égarée et un rossignol hâtif faisaient un duo, que semblaient écouter les Cigales, suspendant leurs craquettements. Une grenouille d’une disposition apparemment peureuse soutenait un croassement timide dans un fossé sur le bord de la route, et à part ces voix on n’entendait aucun bruit sous le ciel. Le paysage paisible et le calme de la soirée en produisant une bénigne influence sur Kuppins, éveillèrent le sentiment du sommeil dans le sein de cette jeune fille.

« Mon Dieu, M. Peters, dit-elle, il est pénible de penser que dans un endroit comme celui-ci, les gens de votre profession puissent être nécessaires ; je crois que si jamais j’étais poussée à voler et à assassiner quelqu’un, ce qui, je l’espère, ne m’arrivera jamais maintenant, connaissant mieux mes devoirs envers mes semblables, je crois, de façon ou d’autre, que cette soirée se représenterait à mon esprit, et que j’entendrais le chant de ces oiseaux et verrais ce coucher de soleil, de sorte qu’il me serait impossible, de toute manière, de commettre un crime. »

M. Peters hocha la tête d’un air de doute : c’était un être bienveillant et philanthrope, mais il ne voulait pas que sa profession fût décriée ; et le meurtre était chose inséparable de son esprit, comme le pain l’est du fromage.

« Et savez-vous, continua Kuppins, qu’il me semble tout à fait difficile de croire que, dans ce monde si magnifique et si calme, il puisse se trouver un être assez misérable pour jeter une ombre sur la paix dont ce monde jouit. »

Comme Kuppins disait ces mots, M. Peters et elle furent surpris par la vue d’une ombre entre eux et le soleil couchant, l’ombre en travers de la route étroite figurait la silhouette d’un homme endormi reposant sur un tertre à une petite distance devant eux. Il n’y avait, certainement, rien qui pût effrayer beaucoup la plus timide personne, dans la vue d’un homme endormi, par une soirée d’été, sur la bruyère et les fleurs sauvages, mais quelque chose dans l’apparence de cet homme effraya Kuppins, qui se serra plus près de M. Peters, et elle saisit l’enfant profondément endormi, l’enveloppa dans un châle et l’abrita dans son sein. L’homme était couché sur le dos, la face tournée vers le ciel, et les bras allongés à ses côtés. Le bruit des roues du cabriolet de M. Vorkins ne le réveilla pas, et même quand M. Peters se rangea avec une soudaine secousse, le dormeur ne leva pas la tête. Je ne sais maintenant pourquoi M. Peters se serait arrêté, ou pourquoi lui ou Kuppins auraient éprouvé une certaine curiosité pour cet homme endormi, le fait est qu’ils s’arrêtèrent. Et d’abord il était vêtu tout à fait pauvrement, mais cependant comme un gentleman, et c’était peut-être une chose bizarre qu’un gentleman se fût endormi profondément dans un lieu aussi désert. Ensuite, il y avait quelque chose dans son attitude, un manque d’aisance, une certaine raideur, qui firent un effet étrange sur Kuppins et M. Peters.

« Je voudrais qu’il remuât, dit Kuppins, il paraît si affreusement tranquille, étendu là tout de son long dans cet endroit si solitaire.

— Appelle-le, ma fille, » dit M. Peters avec ses doigts.

Kuppins essaya de pousser un hola, mais elle ne put y réussir, sur quoi M. Peters donna un long coup de sifflet aigu, qui aurait, je crois, étourdi les sept dormeurs de la légende, s’il n’avait pu les réveiller. L’homme étendu sur le tertre ne bougea pas ; le poney, profitant de la halte, s’approcha de la bruyère et commença à tondre l’herbe courte sur le bord du chemin, traînant ainsi le cabriolet de M. Vorkins plus près du dormeur.

« Descends, mignonne, dirent les doigts de l’agent, descends, ma petite, et jette un coup d’œil sur lui, car je ne puis quitter ce poney-là. »

Kuppins regarda M. Peters et M. Peters regarda Kuppins, comme pour dire « et puis ensuite. » Aussi Kuppins pour laquelle les lois des Mèdes et des Perses eussent été douces, comparées à l’ordre de M. Peters, confia l’enfant à ses soins, et descendant de la voiture, elle monta sur le tertre et examina le corps toujours étendu.

Elle ne regarda pas longtemps, mais retournant rapidement vers M. Peters, elle saisit son bras et dit :

« Je ne crois pas qu’il soit endormi, ses yeux sont ouverts, mais semblent regarder comme s’ils ne pouvaient rien voir : il a une petite bouteille dans la main. »

Pourquoi Kuppins tenait-elle si fortement serré le bras de M. Peters tandis qu’elle disait cela ? il serait difficile de le dire ; mais elle avait saisi vigoureusement la manche de son habit, et regardait derrière elle tandis qu’elle parlait avec un visage pâle tourné vers ce visage plus pâle sous le ciel du soir.

M. Peters descendit rapidement du cabriolet, attacha le vieux poney à un genet épineux, et montant sur le tertre, procéda à l’inspection de la figure endormie. Le visage calme et pâle, avait les yeux levés vers la lumière cramoisie se fondant en un pourpre sombre dans l’immensité du ciel, mais l’ombre ou la lumière terrestre, le matin ou le soir, le calme ou la tempête ne devaient plus jamais être de quelque valeur pour cette figure paisible dans la bruyère. Comment cet individu était-il là, ou comment y était-il venu ? Cela faisait partie de ce grand mystère dont les ténèbres l’enveloppaient, et ce mystère était la mort. Il avait évidemment péri par le poison administré de sa propre main, car dans l’herbe, à côté de lui, se trouvait une fiole vide, et étiquetée opium, sur laquelle reposaient ses doigts effilés, ne la serrant pas, mais étendus comme s’ils étaient tombés sur elle. Ses vêtements étaient complètement imbibés d’humidité, ce qui faisait présumer qu’il était resté là pendant l’orage de la nuit précédente. Une montre d’argent était dans la poche de son gilet, et M. Peters, en l’examinant, découvrit qu’elle s’était arrêtée à dix heures de la nuit précédente, très-vraisemblablement. Son chapeau avait été emporté à une petite distance, et sa chevelure blonde et bouclée tombait en mèches humides sur son front blanc et élevé. Son visage était beau, les traits en étaient bien dessinés, mais les joues creuses et pendantes, faisaient paraître plus grands ses grands yeux bleus.

M. Peters, en examinant les poches, ne trouva aucune preuve de son identité ; un mouchoir, un peu d’argent, quelques demi-pence et un canif enveloppé dans une feuille déchirée d’une grammaire latine étaient les seuls objets qu’elles renfermaient.

L’agent réfléchit quelques instants, la bouche tournée d’un côté, et puis grimpant sur un des monticules les plus élevés près de lui, jeta les yeux sur le pays environnant. Il aperçut bientôt à une petite distance un groupe de faneurs, dont il attira l’attention d’un coup de sifflet. Kuppins lui servit d’interprète pour communiquer ses ordres à ces hommes, et deux des plus grands et des plus robustes prirent le cadavre par la tête et les pieds, et le transportèrent, après avoir couvert du châle de Kuppins le visage froid et livide. On était éloigné de deux milles de Slopperton, et ces deux milles ne furent en aucune façon agréables à parcourir pour Kuppins, assise dans le cabriolet de M. Vorkins, avec M. Peters, qui le conduisait lentement, pour garder le même pas que les hommes chargés de leur funèbre fardeau. Le châle de Kuppins, qui naturellement ne devait plus servir désormais comme châle, n’était pas suffisant pour cacher les contours saillants de la face qu’il couvrait ; quant à Kuppins, elle avait vu ces yeux bleus, et les voir une fois était les voir toujours, pensait-elle. Le triste convoi vint enfin s’arrêter au bureau de police, où les hommes déposèrent leur charge funèbre, et après avoir été payés pour leur peine, se retirèrent enchantés. M. Peters fut assez occupé pendant l’heure qui suivit, à faire un rapport de la découverte du cadavre, et à rédiger un certificat de trouvé mort.

Kuppins et l’enfant trouvé se retirèrent à la petite rue de Gulliver, et s’il y eut jamais une héroïne dans cette rue, cette héroïne fut Kuppins ; on vint de trois rues plus loin pour la voir et pour entendre l’histoire qu’elle raconta si souvent, qu’elle en vint à la fin à la raconter machinalement et à la rendre légèrement obscure par le vague de sa ponctuation. Tout ce que Kuppins pouvait désirer pour souper, et deux ou trois douzaines de repas furent mis à son service, si elle voulait condescendre à les partager, et son règne d’héroïne principale ne finit qu’à l’apparition de M. Peters, le héros, arrivant au logis couvert de sueur et de poussière, pour leur dire, dans son alphabet, horriblement sali par les fonctions qu’il venait de remplir, que l’homme mort avait été reconnu pour être le sous-maître principal d’une grande institution située à l’autre extrémité de la ville, et que son nom était ou avait été Jabez North. Le motif qui l’avait poussé au suicide, il l’avait emporté avec lui dans la sombre et mystérieuse région dans laquelle il s’était lancé volontairement, et M. Peters, dont l’affaire était de fouiller dans les confins de ce pays ténébreux, impuissant à pénétrer dans l’intérieur, put seulement saisir quelques rumeurs qui signalaient, comme cause de cette fin prématurée, l’amour ambitieux du jeune homme pour la fille de son maître. Quel secret l’homme avait-il emporté dans la tombe, qui le dira ? un seul individu, peut-être, connaissait ce que M. Peters même, avec son extrême perspicacité, ne put découvrir.