La Trace du serpent/Livre 2/Chapitre 07

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 192-200).

CHAPITRE VII.

LE SOUS-MAÎTRE ABANDONNE SA PLACE.

Le jour même où M. Peters régala Kuppins et l’enfant trouvé de thé et de cresson de fontaine, le docteur Tappenden et Jane sa fille retournaient à leurs dieux lares, à Slopperton.

Qui décrira le cérémonial et le vacarme qui furent déployés à la réception de ce grand dignitaire, le maître de la maison ? Il avait annoncé son retour par le train qui arrive à Slopperton à six heures, et à cette même heure, une table à thé bien servie était dressée dans l’étude, cette terrible pièce dans laquelle les petits écoliers entraient les yeux rouges et les joues pâles, et de laquelle ils sortaient avec des couleurs charmantes, grâce à un procédé particulier aux maîtres d’école, qui désirent ne pas gâter l’enfance. Mais nul fantôme des bastonnades du temps passé, nulle plainte enfantine du pays des ombres, quoique le petit Allecompain, mort et parti pour l’autre monde, eût reçu maintes corrections dans cette même salle, ne hantaient le sanctuaire du docteur ; un appartement vraiment gai, chaud en hiver et frais en été, magnifiquement meublé en tout temps. La théière en argent réfléchit le soleil couchant ; elle réfléchit aussi Sarah Jane mettant la table, qui, sens dessus dessous, n’offre pas un bien bel objet de réflexion, l’image tendant à s’affaisser ou à s’allonger, suivant qu’elle voltige aux environs du service à thé. Beurre d’anchois, gâteaux lourds, marmelade écossaise et pain de fantaisie, tout semble appeler à grands cris l’arrivée du docteur et de sa fille pour commencer le massacre ; mais malgré tout, la crainte agite le cœur de la gouvernante à mesure que l’heure de cette arrivée approche davantage. Comment expliquer l’absence de son factotum ? qui la lui apprendra ? Tout le monde est certainement innocent, mais dans le premier accès de sa fureur, l’avalanche de colère du docteur ne peut-elle pas dans sa chute tomber sur l’innocent ? Miss Smithers, cette divinité qui préside aux effets des jeunes gentlemen, tient en outre les clefs des diverses armoires et du buffet, elle est chargée des fonctions redoutables et délicates qui se rattachent au thé, au sucre et aux notes du boucher, et est considérée par tous les fonctionnaires de l’établissement, depuis le cuisinier jusqu’au garçon découpeur, comme étant la personne qui doit naturellement faire l’annonce effrayante de la disparition inexplicable de M. Jabez North. Aussi, quand le docteur et sa fille sont descendus de la voiture qui les a transportés de la station avec leurs bagages, miss Smithers voltige timidement autour d’eux, dans l’attente d’un moment favorable.

« Comment vous êtes-vous portée, miss ? À vous voir, je pourrais dire parfaitement, en vérité, car je ne vous ai jamais vu meilleure figure, dit miss Smithers avec plus d’enthousiasme que d’accentuation, tandis qu’elle ôtait le châle des charmantes épaules de miss Tappenden.

— Merci, Smithers, je vais mieux, » répondit la jeune fille avec un air de languissante condescendance.

Miss Jane, avec la prétention de ne jamais vouloir s’occuper d’elle, était toujours à se plaindre et passait son existence à respirer des sels et de l’eau de lavande, et à lire par jour trois volumes d’un cabinet de lecture.

« Et comment, demanda la voix grave du silencieux docteur, comment tout se passe-t-il ici, Smithers ? »

Pendant ce temps ils s’étaient assis à la table à thé, et le savant Tappenden était en train de mettre cinq morceaux de sucre dans sa tasse, tandis que la belle Smithers faisait attendre sa réponse.

« D’une façon tout à fait satisfaisante, assurément, dit cette jeune fille, dont l’embarras devient très-grand, d’une façon tout à fait satisfaisante, monsieur, pour le moins que…

— Qu’entendez-vous par, pour le moins que, Smithers ? demanda impatiemment le docteur. En premier lieu, ce n’est pas correct, et en second lieu, cela sonne comme l’annonce de quelque chose de désagréable. Pour l’amour de Dieu, Smithers, allez vite et droit au but ; un malheur est-il arrivé, quel est-il, et pourquoi n’en suis-je pas informé ? »

Smithers, désespérant de pouvoir répondre à ces trois questions à la fois, ce dont elle devait, sans aucun doute, être capable ou le docteur ne les lui eût pas adressées, balbutia :

« M. North, monsieur !

M. North, monsieur ! Eh bien quoi, M. North, monsieur ? à propos, où est M. North ? Pourquoi n’est-il pas ici pour nous recevoir ? »

Smithers était là dans ce but, et elle continua ainsi :

« M. North, monsieur, n’est pas rentré la nuit dernière, monsieur ; nous avons veillé pour l’attendre jusqu’à une heure, la nuit dernière, de ce matin, monsieur. »

L’orage qui s’amassait sur la figure du docteur, rendait à chaque instant le langage de Smithers plus incorrect.

« Il n’est pas rentré la nuit dernière ? Il n’est pas revenu à mon établissement à dix heures, comme je l’ordonne à toute personne employée par moi ? s’écria le docteur effaré.

— Non, monsieur, ni même ce matin, ni encore cette après-midi, monsieur ; et les élèves Américains ont regardé dehors par la croisée, et ont continué de le faire, monsieur, quoique nous n’ayons cessé de leur dire de se retirer, jusqu’à ce que nous en eussions la voix enrouée, monsieur.

— La personne à qui j’avais confié le soin de mes élèves, abandonnant son poste, et mes élèves regardant dehors par la croisée ! s’exclama le docteur Tappenden du ton d’un homme qui dirait : « La gloire de l’Angleterre n’est plus ; vous ne voudrez peut-être plus le croire, mais cela est.

— Nous ne savions que faire, monsieur, et aussi, avons-nous pensé que nous n’avions rien de mieux à faire, continua l’égarée Smithers, en pensant que vous veniez aujourd’hui, que de laisser aller l’affaire jusqu’à votre retour : vous plairait-il, monsieur, de prendre quelques œufs frais ?

— Des œufs, dit le docteur ; des œufs frais, sortez, Smithers. Il y a quelques mesures à prendre immédiatement ; ce jeune homme était mon bras droit, et je lui aurais confié des sommes inouïes, ou même, ajouta-t-il, mon livre de chèques. »

En prononçant ces mots livre de chèques, il posa instinctivement sa main sur la poche qui contenait ce précieux volume ; mais il se rappela bientôt qu’il avait usé la dernière et unique feuille à faire un chèque pour solder la note de la demi-saison d’été du boucher, et qu’il avait dans son bureau un nouveau livre intact. Ce bureau restait toujours dans l’étude, et le docteur donna un coup-d’œil involontaire dans la direction où il était.

C’était un très-beau meuble, sévère comme le docteur lui-même, en bois de noyer brillant, et recouvert de maroquin vert foncé, avec une échancrure pour les genoux du docteur, et muni de chaque côté de deux rangées de tiroirs à poignées de cuivre et à serrures de Bramah. Le tiroir du milieu sur le côté gauche contenait un tiroir secret et intérieur, et le docteur jeta ses yeux sur la serrure, car ce compartiment contenait son nouveau livre de chèques. Le bois de noyer autour de la serrure de ce tiroir du milieu semblait un peu endommagé. Le docteur pensa qu’il pouvait aussi bien se lever et l’examiner, et une inspection plus rapprochée lui montra la poignée de cuivre légèrement tordue, comme si une main vigoureuse avait altéré sa forme. Le docteur, saisissant la poignée pour la redresser, tira le tiroir et versa son contenu sur le parquet ; il fit de même pour le tiroir intérieur, et avec tous les objets renfermés, fit tomber le livre de chèques qui avait les trois premières feuilles déchirées.

« Ainsi, dit le docteur, cet homme qui avait toute ma confiance a ouvert mon bureau avec effraction, et ne trouvant pas d’argent, a pris des billets blancs, dans l’espoir de pouvoir contrefaire ma signature. Penser que je ne connaissais pas cet homme ? »

Penser que vous ne le connaissiez pas, docteur, vous pouvez penser aussi, que dans ce moment même, peut-être, vous ne savez pas à moitié ce que cet homme a été capable de faire.

Mais c’était le cas d’agir et non de réfléchir ; le docteur se lança donc vers la station du chemin de fer, et envoya une dépêche télégraphique à ses banquiers, pour faire opposition à tous les billets présentés avec sa signature, et pour faire arrêter immédiatement le porteur de ces billets. De la station du chemin de fer, il courut, transpirant d’une façon impossible, au bureau de police, pour faire ouvrir une enquête sur l’absence de Jabez, puis retourna chez lui, remplissant de terreur l’esprit de sa gouvernante et même de sa fille, la charmante Jane, qui prit une dose extra de sels volatiles et se mit au lit pour lire : « Lady Clarinda ou les Malheurs de Belgrave. »

Le crépuscule en grandissant amena un message télégraphique des banquiers qui annonçait que trois billets de mille livres chacun, avaient été présentés et encaissés à onze heures du matin, par un gentleman, ayant un cabriolet et un laquais. À la suite de cette dépêche, il en vint une autre du bureau de police, annonçant qu’un cadavre avait été trouvé dans Halford Heath, répondant à la description de l’individu absent.

Le chef d’institution effaré, se hâta d’aller au bureau, et reconnut d’un coup d’œil les traits de son ex-coadjuteur. On lui montra le contenu de la poche du mort, et la fiole vide avec l’étiquette significative. Non, nulle autre main que celle du professeur ne pouvait avoir ouvert le bureau dans l’étude, et la réputation de l’infortuné jeune homme fut impliquée dans d’étranges coïncidences. Mais le motif de son suicide ? il fut expliqué par une lettre très-passionnée écrite de la main du défunt, qui fut trouvée dans son pupitre. Elle était adressée au docteur, exprimait une vive reconnaissance pour les bontés passées de ce digne gentleman, et signalait obscurément un attachement sans espoir pour sa fille, qui rendait l’existence de l’auteur un fardeau trop lourd pour qu’il pût le supporter. Au reste, Jabez North avait passé un seuil, au delà duquel les recherches les plus hardies et les plus minutieuses pouvaient difficilement le suivre. Aussi, garda-t-il avec lui son petit secret dans le pays du grand mystère.

Il y eut naturellement une expertise, à laquelle prirent part deux chimistes différents, qui lui avaient vendu du laudanum la nuit qui avait précédé sa disparition. Il y eut un autre chimiste qui déposa lui avoir vendu un jour ou deux auparavant, une bouteille de teinture brevetée pour les cheveux, qui était une composition vénéneuse, mais assurément, il ne pouvait avoir songé à s’empoisonner avec la teinture.

La police de Londres fut en défaut pour suivre les traces du porteur des billets, et le docteur Tappenden annonça par un avis inséré dans les journaux de Slopperton, « que la rentrée de ses élèves aurait lieu le 27 juillet. »