La Trace du serpent/Livre 3/Chapitre 01

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 201-212).


LIVRE TROISIÈME

UNE SAINTE INSTITUTION.


CHAPITRE I.

VALEUR D’UNE LORGNETTE D’OPÉRA.

Paris ! cité de fashion, de plaisir, de beauté, d’opulence, de distinction, de talent, en un mot de toutes les gloires de la terre. Cité de palais, qui ont vu sourire La Vallière, et ricaner Scarron ; sous les lambris desquels ont résonné les échos de la voix de Bossuet, que tous les fous du monde, venaient entendre et s’en allaient en larmes, uniquement pour oublier le lendemain ce qu’ils avaient entendu la veille. Glorieuse cité, dans laquelle un bon mot est plus fameux qu’une bonne action ; qui est plus riche en souvenirs de Ninon de Lenclos qu’en souvenirs de Jeanne d’Arc ; pour laquelle Beaumarchais a écrit, et Marmontel moralisé ; que l’Écossais John Law infecta d’une folie furieuse, dans ces jours heureux où le joyeux et facile Philippe d’Orléans, bon vivant accompli, était régent de France ; Paris, que le jeune Arouet, plus tard Voltaire, gouverna à la baguette, avec les mordantes saillies qu’il faisait retentir au loin dans sa retraite de Ferney. Paris, dans lequel Mme du Deffand termina ses années si pénibles, si tristes, si ennuyées, si railleuses, en tenant un salon, en se querellant avec Mlle de l’Espinasse, ou en correspondant avec Horace Walpole, ce cher Horace qui parlait de ces brillantes dames françaises comme de femmes qui négligeaient tous les devoirs de la vie et donnaient de très-jolis soupers.

Paris ! dans lequel Bailly harangua, et Mme Roland rêva, dans lequel Marie-Antoinette se livra au désespoir, et l’aimable princesse Élisabeth finit sa sainte vie, dans lequel le fils de saint Louis affronta avec calme le tranchant rouge de cette terrible machine inventée par le charitable docteur, en vue de faire du bien à ses semblables. Cité, dont les murs virent trembler et suspecter le bilieux Robespierre, et sous les ombres de laquelle les glorieux vingt-deux allèrent à la mort la main dans la main, en chantant l’hymne de la liberté. Paris, se réjouissant à la victoire de Marengo, et lançant des salves joyeuses aux victoires de Lodi, d’Arcole, d’Austerlitz, d’Averstadt et d’Iéna. Paris, qui prit le deuil après Waterloo, et ouvrit ses bras, après de pénibles années d’attente, pour conserver dans son sein les cendres de l’empereur de son choix ; Paris, le merveilleux, Paris, le superbe, cité dorée, dont les rues sont une suite de palais, merveilles de splendeur et d’art. Est-il possible que sous cette myriade de toits, il existe de ces bagatelles accidentelles, telles que la misère, la famine, le vice, le crime et la mort ? Non, nous n’approfondirons pas la question, nous entrerons de suite dans un des temples le plus encombré par la foule, dont la déesse s’appelle Plaisir, Élégance, Folie et Oisiveté. Transportons-nous de suite aux stalles de l’Opéra.

La salle est garnie de beautés élégantes. De brillants uniformes étincellent dans le fond des loges, et foisonnent dans le parterre encombré. Le roi citoyen est là, non pas le roi de France, un titre aussi mesquin ne lui convient pas, il ambitionne celui de roi des Français. Son trône est basé, non sur une étendue de pays, mais sur les cœurs vivants de son peuple. Cela n’est peut-être pas bâti sur des fondations bien solides, mais en mil huit cent trente-huit, tout est prospère pour Louis-Philippe et son heureuse famille. Au premier rang des stalles, près de l’orchestre, un grand jeune homme flâne, avec sa jumelle à la main. Il est beau, très-élégant, et vêtu avec le goût le plus parfait et à la dernière mode, sa chevelure noire est bouclée autour de son front blanc et délicat, ses yeux sont d’un bleu brillant, ombragés par des cils plus clairs que ses cheveux et mélangés d’or ; une moustache noire et épaisse cache presque sa bouche, mais révèle, parfois, sa lèvre mince inférieure, et une rangée de dents d’une blancheur éclatante. Son nez est délicat et aquilin, et l’ensemble de ses traits porte le cachet aristocratique. Il est seul, cependant, et parmi la foule des personnes élégantes et distinguées qui l’entourent, pas une ne se retourne pour lui parler. Sa main blanche repose, négligemment sur le dossier de la stalle qu’il occupe, tandis qu’il regarde autour de la salle en essuyant nonchalamment sa lorgnette. Son attention est bientôt attirée par la conversation de deux messieurs qui sont près de lui, et sans avoir l’air de les écouter, il ne perd pas une de leurs paroles.

« La princesse espagnole est-elle ici ? demande l’un.

— Qui, la nièce du marquis, la jeune fille qui a cette immense propriété dans l’Amérique espagnole ? Oui, elle est dans la loge voisine de celle du roi ; ne voyez-vous pas ses diamants ? Ils étincellent suffisamment pour mettre en feu les rideaux de la loge.

— Elle est immensément riche, alors ?

— C’est un Eldorado. Le marquis de Cévennes n’a pas d’enfants, et toute sa fortune reviendra à la jeune fille ; sa propriété de l’Amérique espagnole lui vient de sa mère, elle est orpheline, comme vous savez, et le marquis est son tuteur.

— Elle est belle, mais il y a un peu trop du démon dans ses grands yeux noirs en amande, et dans cette petite bouche mutine. Quelle fortune pour un intriguant aventurier !

— Un aventurier. Valérie de Cévennes la proie d’un aventurier ! Montrez-moi l’homme capable de la conquérir, sans une fortune et un rang égal au sien, et je vous dirai que vous avez trouvé la huitième merveille du monde. »

Les yeux de l’écouteur brillèrent d’un éclat étrange, et levant sa lorgnette, il regarda attentivement pendant quelques instants autour de la salle, puis fixement du côté de la loge voisine de celle occupée par la famille royale.

La beauté espagnole était, en vérité, une splendide créature ; une beauté aux formes superbes et au teint admirable, mais ayant un air de hauteur et de résolution dans tous les traits de son visage. Un homme de cinquante ans était assis à côté d’elle, et derrière son fauteuil se tenaient deux ou trois personnages, aux poitrines chamarrées de broderies et de décorations. Ils lui adressaient la parole, mais elle prêtait peu d’attention à leurs discours ; si elle répondait, c’était par un mot, ou par une inclinaison de sa tête altière, qu’elle ne daignait pas retourner de leur côté. Elle ne cessait de tenir les yeux fixés sur le rideau qui bientôt se leva. On représentait Robert le Diable ; le rôle de Robert était chanté par le grand artiste du jour, un jeune homme dont la magnifique voix et le beau visage avait fait fureur dans le monde musical. On racontait plusieurs versions sur son origine. Les uns disaient qu’il avait été primitivement cordonnier, les autres qu’il était fils d’un prince. Il avait, quoi qu’il fût, réalisé une fortune à vingt-sept ans et pouvait se permettre de rire de ces histoires. L’opéra commence et l’excellente jumelle du flâneur des stalles lui transmet les moindres changements du visage de Valérie de Cévennes. Elle apporte d’abord un vague tressaillement, et puis un serrement plus prononcé de ses lèvres minces, à l’apparition de Robert, les yeux du flâneur s’attachent plus fortement, si c’est possible, qu’auparavant sur la figure de la beauté espagnole. Bientôt Isabelle chante son grand morceau au pied de la croix ; et comme l’admirable mélodie éclate en un cri passionné de pitié et de supplication, quelque chose comme un appel semblable passe comme un éclair sur le visage de Valérie de Cévennes, dont les yeux noirs sont fixés, non pas sur la chanteuse, mais sur le héros de la scène. Au moment où la salle entière applaudit à la fin de la mélodie, le bouquet de Valérie tombe aux pieds d’Isabelle. Robert, le prend et le présente à la chanteuse, pendant qu’il agit ainsi, la jumelle du flâneur, qui plus rapidement que le bouquet n’est tombé, s’est retournée vers le théâtre, transmet un mouvement si rapide, qu’il aurait pu passer pour un exploit d’escamoteur, Robert le Diable a retiré un billet du bouquet, le flâneur saisit le regard de triomphe lancé sur la loge voisine de celle du roi, quoi qu’il soit rapide comme l’éclair, il voit le petit morceau de papier chiffonné dans sa main, et après un long et dernier regard sur le front hautain et les lèvres immobiles de Valérie de Cévennes, il abaisse sa lorgnette.

« Cela vaut quinze guinées, se dit-il à lui-même ; cette jeune fille peut commander à ses yeux, ils n’ont pas d’éclair qui les trahisse, mais ces lèvres minces ne peuvent taire un secret à un homme doué d’une dose convenable d’intelligence. »

Quand l’opéra est terminé, le flâneur des stalles quitte sa place de l’orchestre, et se promène devant la porte du théâtre, malgré la rigueur de l’hiver. Il s’est peut-être amouraché d’une charmante coryphée, charmante dans tout son éclat de couches de blanc et de rouge, et encore cela ne peut être, car il fût resté dans sa stalle, ou eût voltigé sur les côtés de la scène, car le ballet n’est pas fini. Deux ou trois équipages appartenant aux premiers chanteurs, attendent à la porte du théâtre ; bientôt un homme de haute taille, à la tournure élégante, enveloppé dans un large pardessus, sort ; un groom ouvre la portière d’un petit brougham bien équipé, mais le gentleman dit :

« Non, Farée, vous pouvez rentrer, je marcherai.

— Mais, monsieur, représenta le laquais, monsieur ne sait pas qu’il pleut. »

Monsieur répond qu’il sait qu’il pleut, mais qu’il a un parapluie et qu’il préfère marcher. Le brougham se retire avec le désolé Parée, qui va se consoler dans un café, où il joue l’écarté avec un jeu de cartes qui ressemblent à du papier qui a servi à faire des papillotes, et qui sont tout aussi transparentes que graisseuses.

Le spectateur des stalles, immobile dans l’ombre, entend ce petit dialogue et s’aperçoit aussi, à la lueur des lanternes de voiture, que le gentleman en pardessus n’est autre que le Robert de l’Opéra. Le flâneur semble également indifférent à la pluie, et avoir la fantaisie de marcher ; car, lorsque Robert le Diable traverse la chaussée et s’engage dans une rue opposée, le flâneur le suit. La nuit est noire, il tombe une pluie fine ; une nuit en aucune façon faite pour tenter un jeune dandy à braver tous les désagréments et les périls d’un pavé boueux et du trop plein des gouttières ; mais ni Robert le Diable, ni le flâneur ne semblent se soucier de la boue et de la pluie, car ils traversent plusieurs rues d’un pas rapide… le flâneur toujours à une petite distance derrière et dans l’ombre. Son pas est léger, et n’éveille aucun bruit sur le pavé mouillé, aussi le ténor à la mode n’a aucun soupçon d’être suivi. Il entre bientôt dans une rue retirée mais aristocratique, d’un quartier solitaire de la ville. Le fracas éloigné des voitures et les pas d’une patrouille de gendarmes, sont les seuls bruits qui rompent le silence. On ne voit dans cette large rue, d’autre être vivant que les deux individus. Robert se retourne pour regarder autour de lui, ne voit personne, et continue son chemin jusqu’à ce qu’il arrive à un hôtel au coin de la rue, entouré d’un mur élevé, avec de grandes grilles et une loge de portier. Détaché de l’habitation et presque caché dans un angle du mur, s’élève un petit pavillon, dont les croisées donnent sur une cour ou jardins intérieurs ; attenant à ce pavillon est une porte étroite et basse en chêne sculpté, garnie de gros clous de fer et presque cachée dans l’épaisse maçonnerie du mur qui l’abrite. L’habitation était autrefois un couvent, et est aujourd’hui la propriété du marquis de Cévennes. Robert le Diable, après avoir jeté un coup d’œil de tous les côtés dans la rue faiblement éclairée, approche de cette entrée, et se penchant sur le trou de la serrure, siffle doucement trois mesures d’une mélodie de Don Juan… La ci darem la mano.

« Ainsi, dit le flâneur se tenant dans l’ombre de la maison qui fait face, nous pénétrons plus profondément dans le mystère ; le rideau est levé et la pièce va commencer. »

Les horloges de Paris sonnent onze heures et demie, et la petite porte tourne sur ses gonds, et une faible lumière dans la cour intérieure tombe sur la figure de Robert le Diable. Cette clarté vient d’une lampe tenue par la main d’une jeune fille, élégamment vêtue qui a ouvert la porte.

« Ce n’est pas la femme que je croyais, cette Valérie, dit le flâneur, ou elle aurait ouvert la porte elle-même. Elle a fait de sa femme de chambre sa confidente : une faute, qui prouve ou sa stupidité ou son inexpérience. Elle n’est pas stupide ; sa figure dément cette supposition ; inexpérimentée alors : cela n’en vaut que mieux. »

Pendant qu’il fait ces réflexions, Robert passe la porte en se baissant, et la lumière disparaît.

« Ceci doit être un mariage secret ou quelque chose de pire, murmure le flâneur. Difficile de croire à la dernière chose. Elle a le visage d’une femme capable d’une folie, mais non d’une dégradation. Le visage d’une Phèdre plutôt que celui d’une Messaline. J’ai vu assez de la pièce ce soir. »