La Trace du serpent/Livre 3/Chapitre 09

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 308-317).

CHAPITRE IX.

UN MARIAGE DANS LE GRAND MONDE.

Un mois après le jour de cette entrevue, Paris s’occupait d’un singulier mariage sur le point d’être célébré dans les régions étroites et supérieures de ce monde qui forme le sommet de la pyramide aristocratique. La nièce et héritière du marquis de Cévennes allait épouser un gentilhomme que Paris connaissait très-peu. Mais quoique Paris le connaisse très-peu, Paris a néanmoins beaucoup de choses à dire ; toutes ses assertions peut-être n’ont pas le plus léger fondement. Ainsi, le mardi, Paris affirme que M. Raymond de Marolles est Allemand et réfugié politique ; le mercredi, Paris se rétracte ; il n’est pas Allemand, il est Français, c’est le fils d’un fils naturel de Philippe-Égalité, et par conséquent le neveu du roi, sous l’influence duquel le mariage a été négocié. Paris, en un mot, a de si nombreux renseignements sur M. Raymond de Marolles, qu’il est complètement inutile pour le marquis de Cévennes d’en donner un quelconque sur lui, et par suite il est seul à garder le silence sur ce sujet. M. de Marolles est un homme de mérite, un gentilhomme, bien entendu, et sa nièce a beaucoup d’attachement pour lui ; à part cela, le marquis n’articule pas un mot sur la matière. Combien plus Paris pourrait avoir à dire, s’il pouvait, pour une minute, deviner la scène orageuse qui eut lieu entre l’oncle et la nièce dans le château de Bourgogne ; quand, agenouillée devant le crucifix, Valérie jura qu’il y avait une si terrible nécessité à cet étrange mariage, que si son oncle la connaissait (et il ne la connaîtrait jamais), il se jetterait lui-même à genoux devant elle pour la supplier de se sacrifier à l’honneur de sa noble maison. Quelles idées avaient pu faire naître dans l’esprit du marquis ces sombres insinuations, nul ne le savait, mais il cessa de s’opposer au mariage de l’unique rejeton de l’une des plus grandes familles de France avec un homme qui ne pouvait rien dire de son origine, mais qui avait reçu l’éducation d’un gentilhomme, et avait une force de volonté suffisante pour conquérir la fortune.

La cérémonie du mariage fut célébrée avec grande magnificence à Paris dans l’hôtel du marquis. La fortune, le rang et la fashion étaient également représentés dans les vastes salons, et M. de Marolles se trouva être le centre d’un cercle formé par la vieille noblesse de France. Il eût été bien difficile, même pour un observateur minutieux, de découvrir un éclair de triomphe dans ses brillants yeux bleus, ou un sourire jouant autour de ses lèvres minces, qui dénotassent que le nouveau marié était l’auteur fortuné d’un plan infâme et bien ourdi. Il portait, dans le fait, sa bonne fortune avec une telle indifférence d’homme bien élevé, que Paris l’inscrivit immédiatement parmi les grands hommes, sinon même au premier rang, ce qui est le septième ciel dans le paradis parisien. Il eût été difficile aussi, pour un observateur quelconque, de lire le secret du pâle, mais beau visage, de la mariée. Froide, calme et hautaine, elle avait un sourire stéréotypé pour tout le monde, et ne montra pas plus d’agitation pendant la cérémonie que si elle eût représenté une mariée dans une charade en action.

Peut-être que l’heure où un événement quelconque, si effrayant, si douloureux qu’il pût être, eût été capable de la réveiller de sa froide sérénité, s’était enfuie pour jamais. Peut-être qu’ayant survécu à son amour, elle avait survécu à la faculté de sentir ou de souffrir, et devait désormais vivre pour le monde, comme une actrice distinguée dans la grande comédie de la société aristocratique.

Elle se tient dans l’embrasure d’une croisée chargée de plantes exotiques, qui forment un grand rideau de feuilles d’un sombre vert, et de fleurs des tropiques, à travers lequel pénètre la clarté bleue d’un ciel de printemps, clair, brillant et froid. Elle est occupée à causer avec une vieille duchesse, une personne fade ou plutôt flétrie, composée de trois parties de velours rouge, et tout le reste de dentelles de Valenciennes et de blanc de perle, et si affreusement parfumée, sur sa personne et dans ses vêtements, qu’elle est comme une boutique ambulante de coiffeur, et tout aussi insupportable.

« Et vous quittez la France dans un mois, pour prendre possession de vos propriétés situées dans l’Amérique du Sud ? demanda-t-elle.

— Oui, dans un mois, dit Valérie en jouant avec la feuille vert sombre d’un magnolia. Je suis heureuse de voir le pays natal de ma mère. Je suis fatiguée de Paris.

— En vérité, vous me surprenez ! »

La fade duchesse ne peut concevoir la possibilité d’un être fatigué de l’existence de Paris. Elle est enfoncé dans son trente-quatrième attachement platonique. Le présent objet est un romancier célèbre de l’école romantique, et comme en ce moment elle le voit entrer dans le salon par une porte éloignée, elle se retire de la croisée, en traînant sa personne parfumée à travers la foule joyeuse.

Peut-être M. Raymond de Marolles, en conversation avec un vieux général de l’empire dont la poitrine est une constellation d’étoiles et de croix, n’attendait-il que cette occasion, car il s’avance d’un pas léger et avec une démarche gracieuse vers l’endroit où est assise sa nouvelle épouse, dont les doigts sont occupés à détruire des fleurs délicates de serre chaude, et à en disperser les débris sur le parquet à ses pieds, d’une façon vraiment extravagante.

« Valérie ? » dit-il, en se penchant vers elle et en lui parlant d’une voix dont l’intonation douce et musicale aurait pu passer pour tendre, si elle n’eût manqué de ce timbre harmonieux qui part de l’âme, mais en étant privée elle sonnait creux comme de la monnaie fausse.

La place où était assise la mariée était si abritée par les fleurs, et les draperies de satin qui enveloppaient la croisée, qu’elle formait un petit coin, séparé du reste de la pièce encombrée par la foule.

« Valérie ? » répéta-t-il.

Et voyant qu’elle ne lui répond pas, il pose sa main blanche dégantée sur son poignet chargé de bijoux.

Elle se leva vivement, et se redressant de toute sa hauteur, secoua sa main avec un geste qui, eût-elle été touchée par le plus odieux et le plus repoussant des reptiles rampant sur la surface de la terre, n’aurait pu exprimer une horreur et un dégoût plus profonds.

« L’occasion ne saurait être plus favorable, dit-elle, pour vous faire entendre ce que j’ai à vous dire. Vous pouvez peut-être comprendre que vous adresser la parole est pour moi chose si révoltante, que j’userai du plus petit nombre de mots possible, et que je me servirai de leur sens le plus clair. Vous êtes l’incarnation de mes malheurs et de mon crime ; comme tel, vous pouvez peut-être concevoir combien profondément je vous hais. Vous êtes un infâme, et un infâme si mesquin et si méprisable, que même à l’heure de votre succès, vous êtes pitoyable ; oui, pitoyable, en n’ayant pas le pouvoir, du fond de l’abîme où vous êtes tombé, de connaître combien vous êtes dégradé ! Comme tel, je vous méprise et vous abhorre, comme nous abhorrons ces insectes venimeux, qui, du milieu de leur corruption, nous défient de les saisir et de les écraser.

— Et comme votre époux, madame ?… Les paroles les plus dures le troublent si peu, qu’il se baisse pour ramasser une fleur rare, qu’elle a jetée dans sa colère, et la place soigneusement à sa boutonnière. Et comme votre époux, madame ?… L’état de vos sentiments envers moi dans ce rôle, est peut-être une question de plus à arrêter.

— Vous avez raison, dit-elle, toute indifférence railleuse mise de côté, et frémissant de rage et de dédain ; voilà la question. Votre spéculation a été une spéculation heureuse.

— Complètement heureuse, dit-il en continuant d’attacher la fleur à son habit.

— Vous avez la disposition de ma fortune.

— Une fortune que beaucoup de princes seraient fiers de posséder, » interrompt-il, regardant la fleur et non pas elle.

C’est un homme courageux, très-vraisemblablement, mais il n’a pas la réputation de regarder les gens en face, et il ne se soucie point de rencontrer les yeux de sa femme en ce moment.

« Mais si vous pensez que les mots dont l’interprétation sacrée a été prostituée par nous en ce jour, ont une signification quelconque pour vous ou pour moi, si vous n’êtes pas convaincu qu’il n’y a pas un laquais ou un groom dans cette vaste cité, un mendiant déguenillé dans toutes ces myriades de rues, auquel je ne donnerais plus volontiers le nom d’époux qu’au misérable qui est en ce moment devant moi, vous ne connaissez ni moi ni mon sexe. Ma fortune vous appartient ; prenez-la, gaspillez-la, jetez-la aux vents, dépensez-la jusqu’au dernier liard, dans les misérables vices qui sont les plaisirs des hommes comme vous. Mais osez m’adresser un seul mot de vos lèvres mensongères, osez approcher de moi pour ne toucher que le bas de ma robe, et aussitôt je proclame l’histoire de notre mariage du commencement à la fin. Croyez-moi, quand je vous le dis, et si vous regardez dans mes yeux, vous pourrez y lire que peu de chose me retient et m’empêche de me poser en ce moment au milieu de cette vaste assemblée, et de déclarer solennellement que je suis une vile et horrible meurtrière, et que vous êtes mon tentateur et mon complice. Croyez-moi donc, quand je vous dis qu’il suffit d’un seul de vos regards pour me pousser à publier ce hideux secret, et à en crier les détails, même sur la place publique. Croyez cela, et restez satisfait avec le salaire de votre œuvre. »

Épuisée de fureur, elle tombe sur son siège. Il la regarde d’un air dédaigneux et railleur ; il la méprise pour cette éruption soudaine de rage et de haine, car il sent combien, avec son esprit calculateur et son tempérament de glace, il lui est supérieur.

« Vous êtes tant soit peu précipitée, madame, dans vos conclusions. Qui a dit que j’étais mécontent du salaire de mon œuvre, quand c’est pour ce salaire seul que j’ai joué la partie dans laquelle, comme vous le dites, je suis le gagnant ? Au reste, je ne pense pas être homme à briser mon cœur pour l’amour de n’importe quelle femme vivante, n’ayant jamais bien compris que cette maladie du cerveau, à laquelle les hommes ont donné le nom d’amour, pût réellement exister ; et lors même que l’éclat de beaux yeux noirs serait chose nécessaire à ma félicité, je n’ai pas besoin de vous dire, madame, que la beauté est très-complaisante pour un homme avec une fortune aussi considérable que celle dont je suis le maître aujourd’hui. Il n’y a rien sur terre qui puisse s’opposer à ce que nous vivions en bonne intelligence ; et peut-être ce mariage, dont vous parlez avec tant d’amertume, pourrait-il être aussi heureux que beaucoup d’autres, si nous pouvions, en me supposant Asmodée et vous mon élève, regarder en ce moment à travers les toits de cette bonne ville de Paris. »

Je me demande si M. de Marolles avait raison ? Je me demande si ce sacrement trois fois saint institué par un pouvoir divin, pour la gloire et le bonheur de la terre, est jamais, par une chance quelconque, profané et changé en amère dérision, ou en un méchant mensonge. Si, par quelque hasard, ces mots sacrés servirent jamais, dans une heure sombre de l’âge de ce monde, à unir certains êtres, qui eussent été plus heureux séparés et étrangers l’un à l’autre, quoiqu’ils reposent dans le même tombeau ; ou si, en vérité, cette solennelle cérémonie n’a pas souvent uni certains êtres, avec une chaîne que le temps ne peut ni raccourcir ni allonger, et qui enfin, dans quelques esprits mal organisés, est tombée au niveau d’une farce pitoyable et usée.

C’était, peut-être, un semblable doute qui faisait hocher la tête massive de John Milton, quand il écrivait ce traité sous un dur nom grec, et essayait de dénouer avec l’encre et la plume le nœud formé avec sa langue, que des hommes sages avouent ne pouvoir jamais être entamé avec les dents, quoiqu’ils fassent, pour le mordre et le déchirer.

Cependant les bouchons sautent nombreux et fréquents des bouteilles de vin de Champagne, de Moselle et du Rhin. Si fréquents, en vérité, que la fade duchesse, devenant plus romanesque à chaque verre de vin qu’elle absorbe, parle au romancier de Descartes et de Condillac jusqu’à lui en donner mal à la tête. Cependant les gens à la mode et de haut rang réunis dans les salons du marquis ne tarissent pas d’éloges sur M. Raymond de Marolles, et complimentent le marquis des manières gracieuses de son neveu par alliance. Cependant un soleil brillant perce à travers la palissade de fleurs et les rideaux de riche satin, pour éclairer l’orgueilleuse tête de la mariée, et cependant enfin, ce beau jour de printemps ne se change pas en un jour pâle et blafard en signe d’horreur de ce mariage, qui a été un si vil outrage fait à une sainte institution.