La Trace du serpent/Livre 3/Chapitre 10

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 318-326).

CHAPITRE X.

MAGNÉTISME ANIMAL.

Un mois environ s’était écoulé depuis cet étrange mariage, et M. Blurosset était assis devant sa petite table au tapis vert, la lumière de la lampe éclairant directement les paquets de cartes étalés, sur lesquels les lunettes bleues se penchaient avec la même attention et le même regard concentré que le soir où le destin de Valérie tomba des lèvres du professeur de chimie et de nécromancie. Par moments, de ses doigts légers et pleins de précaution, M. Blurosset change la place d’une carte ou des cartes, quelquefois il se renverse sur le dos de sa chaise et réfléchit profondément, sa bouche sans expression, qui ne trahit aucun secret, ne révèle rien de la nature de ses pensées. Quelquefois il fait des marques sur un long morceau de papier, trace des rangées de figures et des signes d’algèbre, sur lesquels il médite longuement. Bientôt, ensuite, il lève la tête, et prête l’oreille.

Son petit appartement a deux entrées. L’une conduit à l’escalier extérieur, l’autre communique avec sa chambre à coucher. Cette dernière est entr’ouverte, très-peu, mais assez cependant pour laisser apercevoir une faible lumière dans l’intérieur de la chambre ; c’est dans la direction de cette porte que les lunettes bleues sont fixées, quand M. Blurosset interrompt ses calculs pour prêter l’oreille, et c’est le bruit dans l’intérieur de cette chambre qu’il écoute.

Ce bruit est la respiration laborieuse et pénible d’un homme. La chambre est occupée.

« Bien, dit maintenant M. Blurosset, la respiration est certainement plus régulière. C’est, en vérité, un cas surprenant. »

En disant ces mots, il regarde sa montre.

« Onze heures cinq minutes, c’est l’heure de la dose, » murmure-t-il.

Il ouvre la petite armoire dans laquelle il a pris le poison qu’il a donné à Valérie, cherche quelques fioles desquelles il fait tomber plusieurs gouttes qu’il mélange dans un petit verre de pharmacie ; il regarde cette mixture à la lumière, la pose sur ses lèvres et passe ensuite dans la pièce voisine.

On entend un bruit comme si la personne à laquelle il donne le remède faisait une faible résistance, mais après un instant, M. Blurosset sort de la chambre avec le verre vide.

Il se rassied devant le tapis vert, et reprend ses combinaisons sur les cartes. Bientôt la sonnette retentit à la porte de la maison.

« Si tard, murmure M. Blurosset, c’est très-probablement quelqu’un pour moi. »

Et il se lève, ramasse les cartes en un seul paquet, et allant vers la porte de sa chambre à coucher, il la ferme doucement. Cela fait, il écoute un moment l’oreille collée sur la boiserie, s’il n’y a plus de bruit de respiration de l’autre côté.

Ces opérations à peine terminées, plusieurs coups se font entendre à l’autre porte. Il l’ouvre. La personne qui entre est une femme, très-simplement vêtue, et enveloppée d’un voile épais.

« Monsieur Blurosset, demande-t-elle.

— Lui-même, madame, entrez, je vous prie, et donnez-vous la peine de vous asseoir. »

Il lui présente une chaise à une petite distance du tapis vert, et la place aussi loin que possible de l’entrée de sa chambre à coucher. Elle s’assied, et comme il attend qu’elle entame la conversation, elle dit :

« J’ai entendu parler de votre réputation, monsieur, et viens…

— Allons, madame, dit-il, en l’interrompant, vous pouvez lever votre voile, si vous le désirez. Je me souviens parfaitement de vous, je n’ai pas oublié le son de votre voix, mademoiselle de Cévennes.

Il n’y a pas une ombre d’impertinence dans la manière avec laquelle il prononce ces mots, il parle comme s’il constatait simplement un fait, qu’il est bien aise qu’elle connaisse. Dans tout ce qu’il fait ou dit, il a l’air d’un savant dont la vie ne sort pas des régions de la science.

Valérie, car c’est bien elle, lève son voile.

« Monsieur, dit-elle, vous êtes sincère avec moi, et il me sera agréable d’être dans la même condition avec vous. Je suis très-malheureuse, je le suis depuis quelques mois, et je le serai jusqu’au jour de ma mort. Une seule raison m’a empêchée de venir chez vous avant ce jour, vous offrir la moitié de ma fortune pour une autre substance semblable à celle que vous m’avez vendue il y a quelque temps. Vous pouvez juger, d’après cela, que cette raison était toute-puissante, puisque, la mort seule pouvant me procurer la paix, je n’ai pas encore essayé de mourir. Mais je désire avoir à ma disposition les moyens d’une mort certaine. Je puis n’avoir jamais besoin d’en user, et je jure de ne jamais en user que sur moi-même. »

Pendant tout ce temps, les lunettes bleues ont été fixées sur son visage, et maintenant M. Blurosset l’interrompt :

« Et pour une substance pareille, vous m’offririez une somme considérable ? demande-t-il.

— Oui, monsieur.

— Je ne puis vous la vendre, dit-il, aussi tranquillement que s’il eût parlé de quelque bagatelle sans importance.

— Vous ne pouvez ? s’écrie-t-elle.

— Non, mademoiselle. Je suis un homme entièrement absorbé dans la recherche de la science. Ma vie a été depuis si longtemps consacrée à la science seule, que peut-être en suis-je venu à considérer trop légèrement tout ce qui sort du cercle de mon petit laboratoire. Vous m’avez demandé un poison, il y a quelque temps, ou du moins vous fûtes introduite ici par un de mes élèves, à la prière duquel je vous vendis ce poison. J’ai été pendant vingt ans occupé de l’étude de cette substance. Je puis ne pas en connaître encore complètement les propriétés, mais j’espère y parvenir avant que l’année soit écoulée. Je vous la donnai, et quoique je veuille bien croire le contraire, elle peut dans vos mains avoir été la cause de quelque méprise. »

Il s’arrête et la regarde un moment ; mais elle a depuis si longtemps la conscience de son crime, celui-ci s’est tellement identifié avec elle-même, qu’elle ne sourcille pas devant l’examen du chimiste.

« J’ai mis une arme dans vos mains, continue-t-il ; et je n’avais pas le droit d’agir ainsi. Je ne réfléchis pas à cela alors, mais j’y ai réfléchi depuis. Au reste, je n’ai aucun motif qui m’engage à vous vendre la substance que vous me demandez. L’argent est pour moi de peu d’utilité, hors les dépenses nécessaires pour me procurer les produits chimiques que j’emploie. Celles-ci, il montre les cartes, me donnent assez pour cela, en dehors de ces frais, mes besoins n’exigent que quelques francs par semaine.

— Alors, vous ne voulez pas me vendre ce poison ? Vous êtes décidé ? demande-t-elle.

— Tout à fait décidé ! »

Elle hausse les épaules.

« Comme il vous plaira ; il y a toujours la rivière, et vous pouvez être assuré, monsieur, que ceux qui ne peuvent supporter la vie sauront bien trouver les moyens de mourir. Je vous souhaite le bonsoir. »

Elle est sur le point de quitter la chambre, quand elle s’arrête, la main sur le bouton de la porte et se retourne.

Elle reste quelques minutes immobile et silencieuse, une main sur la poignée de la porte et l’autre pressée sur son cœur. M. Blurosset a comme l’ombre d’un air de surprise dans sa contenance impassible.

« Je ne sais pas ce qui se passe en moi, ce soir, dit-elle, mais quelque chose semble m’enraciner à cette place. Je ne puis quitter cette chambre.

— Vous êtes indisposée, mademoiselle, peut-être. Permettez-moi de vous donner un cordial.

— Non, non, je ne suis pas indisposée. »

Elle garde de nouveau le silence, ses yeux ne sont pas fixés sur le chimiste, mais ils ont un regard étrange et vague. Elle lui demande soudain :

« Croyez-vous au magnétisme ? »

— Madame, j’ai usé la moitié des jours de ma vie à essayer de répondre à cette question, et je ne puis y répondre qu’à demi. Quelquefois oui, quelquefois non.

— Croyez-vous qu’il soit possible à une âme d’être douée de la mystérieuse prescience des sentiments d’une autre âme ? d’être triste, quand elle est triste, quoique n’ayant personnellement aucun motif de tristesse, et de se réjouir quand elle est heureuse, n’ayant aucune raison de se réjouir ?

— Je ne puis répondre à votre question, madame, parce qu’elle en entraîne une autre. Je n’ai pas encore découvert ce qu’est réellement l’âme. Le magnétisme animal, s’il devient jamais une science, sera une science toute matérielle, et l’âme échappe à toute dissection de la matière.

— Croyez-vous, alors, que par l’influence de quelque fluide, dont la nature nous est inconnue, nous puissions avoir la conscience étrange de la présence ou de la proximité de certaines personnes qui ne nous est révélée ni par la vue ni par l’ouïe, mais plutôt par une espèce de sensation qu’elles sont près de nous ?

— Vous croyez cela possible, madame, ou autrement vous ne m’adresseriez pas cette question.

— Peut-être. J’ai quelquefois pensé avoir cette conscience, mais cela se rapportait à une personne qui est morte.

— Eh bien, madame…

— Et vous me croirez folle, et je me crois folle aussi ; car je sens comme si cette personne morte était près de moi ce soir. »

Il se lève, et, s’approchant d’elle, tâte son pouls. Il est accéléré et intermittent ; évidemment elle est violemment agitée, quoiqu’elle fasse les plus grands efforts pour se contenir.

« Mais vous dites que cette personne est morte ! demande-t-il.

— Oui, elle est morte depuis quelques mois.

— Vous savez que les fantômes sont des choses qui n’existent pas ?

— J’en suis parfaitement convaincue !

— Et cependant ?… demande-t-il.

— Et cependant je sens comme si le mort était ce soir près de moi… Dites-moi, il n’y a dans cette chambre personne que nous ?

— Personne.

— Et cette porte conduit…

— Dans la chambre où je couche.

— Et il n’y a personne ? demande-t-elle.

— Personne. Permettez-moi de vous donner un calmant, madame ; vous êtes positivement indisposée.

— Non, non, monsieur ; vous êtes trop bon. Je me ressens encore des suites d’une longue maladie. Elles sont peut-être la cause de mes folles idées de ce soir. Demain je quitte la France, peut-être pour toujours. »

Elle le laisse. Elle s’arrête un moment sur les marches de l’escalier sombre, et semble irrésolue, comme à moitié décidée à retourner, mais elle continue de descendre rapidement, et dans une minute elle se trouve dans la rue.

Elle prend un chemin détourné pour regagner sa demeure. Si simplement vêtue et avec son voile épais, personne ne la remarque durant toute sa course.

Son époux, M. de Marolles, assiste à un dîner donné par un membre distingué de la Chambre des pairs. Décidément, il a tenu les cartes gagnantes dans le jeu de la vie. Et elle, à jamais poursuivie par le passé, avance d’un pas fatigué vers l’avenir sombre et inconnu.