La Trace du serpent/Livre 4/Chapitre 05

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 76-88).

CHAPITRE V.

LES CHEROKÉES FONT UN SERMENT.

Le cab s’arrête dans une rue étroite dans le voisinage de Drury Lane, devant la porte d’un modeste cabaret, qui s’annonce lui-même, en lettres d’or ternies sur une enseigne sale, comme « le Cherokée, tenu par Jim Stilston. » Jim Stilston est un professeur très-distingué du noble art de la défense de soi-même ; et est très-connu pour un coup particulier, qu’il porte d’une façon badine avec son poing droit, de ses amis et du public en général, sous le nom du boxeur gaucher.

Ordinairement, à cette heure de la nuit, la respectable hôtellerie est plongée dans le calme qui convient à la maison d’un propriétaire qui a fermé ses volets et verrouillé sa porte, à l’heure précise où les cloches de Saint-Martin-le-Grand et de Saint-Clément-le-Danois sonnent minuit. On n’aperçoit que la faible lueur d’une veilleuse à l’une des croisées supérieures ; mais malgré tout, Richard et Darley descendent de voiture, et après avoir renvoyé le cab, Gus regarde de tous côtés dans la rue pour voir s’il n’y a personne, pose ses lèvres sur le trou de la serrure de la porte de l’hôtellerie de M. Stilston et produit une imitation parfaite du faible miaulement d’un membre invalide de l’espèce féline.

Le boxeur gaucher a, sans doute, le cœur tendre et nourrit une affection toute particulière pour les chats dans le malheur, car la porte s’ouvre doucement, juste assez grande pour laisser entrer Richard et son ami.

La personne qui les introduit est une jeune femme, qui a été surprise apparemment en mettant ses cheveux en papillotes, car elle a précipitamment jeté sa brosse et son peigne dans un coin du comptoir parmi les biscuits et les petits pâtés. Elle est évidemment très-endormie, et a une envie extrême de bâiller à la figure de M. Auguste Darley ; mais aussitôt qu’ils sont entrés, elle ferme la porte et reprend sa place derrière le comptoir. Il y a un seul bec de gaz allumé, et il est presque difficile de croire que le gentleman assis dans un fauteuil devant un feu à moitié éteint dans la salle du comptoir, sa noble tête couverte par un foulard de coton rouge, n’est autre ni plus ni moins que l’immortel gaucher ; il ronfle bruyamment à faire tout frémir autour de lui, et de façon à faire désirer aux gens nerveux qui l’entendent qu’il eût débarrassé son cerveau avant de se mettre à dormir.

« Eh bien ! Sophia Maria, sont-ils tous là haut ? dit M. Darley, en indiquant du doigt la porte qui conduit à l’escalier.

— Tous sans exception, monsieur, et il n’y a pas moyen de les renvoyer maintenant. M. Splitters a fait un drame pour le Théâtre Victoria, et ils ont eu une abominable querelle avec lui parce qu’il y a dans cette pièce quinze meurtres, et quatre valets de comédie qui disent tous : « Non, ne faites pas cela. » Le patron vient d’y monter à l’instant pour leur parler, car ils étaient en train de se jeter des pots de bière à la tête, en plaisantant, et il a eu peur qu’ils n’en vinssent à se cracher à la figure ; et vous savez, monsieur, continua la dame en se tournant vers Richard, en manière d’explication, vous savez que cela rend un gentleman furieux si on lance un crachat sur lui, surtout s’il est en toilette de cérémonie, pour assister à une soirée.

— Alors je vais monter vite et leur parler une minute, dit Gus ; suivez-moi, Dick.

— Quant à votre ami, monsieur, remontra l’Hébé du boxeur ; il n’est pas un Joyeux. L’est-il, monsieur ?

— Oh ! je réponds pour lui, dit Gus ; tout va bien. Sophia Maria, apportez deux verres de grog bouillant et dites au boxeur de monter, quand je sonnerai. »

Sophia Maria lança un regard d’inquiétude de Gus sur le patron endormi, et dit :

« Il se réveillera en fureur, si je le dérange ; il est maintenant dans son premier sommeil, et il ira au lit aussitôt que la place sera vidée.

— Ne craignez rien, Sophia ; réveillez-le quand je sonnerai, et envoyez-le là-haut, il y trouvera quelque chose qui le mettra de bonne humeur. Allons, Dick, grimpons, vous connaissez le chemin. »

Les Joyeux Cherokées faisaient sentir leur voisinage par une si étouffante atmosphère de tabac dans l’escalier, que quiconque non initié à leurs mystères, en eût positivement été suffoqué. Gus ouvrit la porte d’une pièce sur le derrière, au premier étage, d’une étendue beaucoup plus considérable que l’aspect général de la maison ne pouvait le faire préjuger. Cette pièce était remplie de gentlemen, qui variaient par l’âge, la taille, le costume et les agréments personnels, autant que cette diversité peut régner dans une salle remplie de gentlemen. Les uns jouaient au billard, d’autres regardaient et pariaient pour les joueurs, ou le plus souvent leur faisaient de vifs reproches pour un coup qui, dans le dialecte des Joyeux Cherokées, était qualifié de l’adjectif Cherokée : mou, qui disait tout. D’autres mangeaient un mets particulier, intitulé : rôtie au fromage, une curieuse préparation à soulever le cœur d’une personne non habituée, et qui ressemblait à un cataplasme de moutarde ou à un savon jaunâtre à l’état de dissolution, tandis que de gais compagnons secouaient les cendres de leurs pipes dans leurs assiettes, répandaient leur porter en portant le verre à leurs lèvres et charmaient gaiement le temps de la façon la plus enivrante. Un gentleman, un jeune Cherokée, après avoir mangé sa rôtie s’était laissé aller au sommeil la tête dans son assiette et ses sourcils dans la moutarde. Quelques-uns jouaient aux cartes, d’autres aux dominos ; l’un des gentlemen était tout en pleurs, parce que le double-six qu’il voulait poser était tombé à côté dans un crachoir, et qu’il ne se sentait ni la force morale ni la puissance physique de le ramasser ; mais, à l’exception du gentleman endormi, chacun parlait très-haut et sur des sujets complétement différents, l’effet général que cela produisait était plein d’animation, pour ne pas dire de confusion.

« Gentlemen, dit Gus, j’ai l’honneur d’amener un ami que je désire vous présenter.

— Très-bien, Gus, dit le gentleman engagé dans la partie de dominos ; c’est moi qui dois jouer. »

Et, fixant un œil moitié ouvert sur l’ivoire souillé, il s’échappa en une série de ridicules imprécations contre le monde en général et contre le domino en particulier.

Richard prit un siège à une petite distance de ce gentleman et à l’extrémité de la longue table, siège consacré dans les grandes occasions au vice-président. Quelques bruyants spectateurs de la salle de billard se trouvèrent disposés à trouver cela mauvais et murmurèrent quelques mots pour comparer la perruque et les favoris rouges de Dick aux populaires accompagnements d’une tranche de bœuf bouilli.

« Je pense, Darley, s’écria un gentleman tenant une queue de billard avec laquelle il s’efforçait, mais en vain, de lisser sa chevelure ébouriffée, je pense, mon vieux camarade, et j’espère que votre ami a commis un ou deux meurtres, parce que, dans ce cas, Splitters pourra le caser dans un nouveau drame. »

Splitters, qui était resté quatre heures dans un état de complet abattement à cause des cruelles allusions faites à propos de son dernier chef-d’œuvre, poussa un grognement de l’angle éloigné de la table où il s’occupait à chercher une consolation dans les verres des autres, ce qui, chacun buvant une boisson différente, ne contribuait pas médiocrement à aggraver le dérangement de son esprit.

« Mon ami n’a jamais commis de meurtre de sa vie, Splitters ; ainsi il ne peut servir de sujet dramatique sous ce rapport ; mais il a été accusé d’en avoir commis un, et il est aussi innocent que vous l’êtes, vous qui n’avez jamais assassiné dans votre vie que Lindley Murray et la langue de votre pays.

— Qui a assassiné quelqu’un ? dit le joueur de dominos passant sa main gauche dans ses cheveux jusqu’à ce que sa chevelure ressemblât à une plante hérissée du genre cactus. Qui est assassiné ? Je voudrais que tout le monde l’eût été, et que je pusse exécuter ma danse de prédilection sur leur tombeau. Attrape ce double-six, c’est le camarade que je dois jouer.

— Vous nous direz sans doute le nom de votre ami à la chevelure châtain, Darley, dit un gentleman la bouche pleine de rôtie au fromage. Il ne semble pas avoir une humeur trop brillante ; il eût mieux fait d’aller à la Gaieté de la Mort dans l’autre rue. »

La Gaieté de la Mort était le sobriquet d’un club rival qui s’était vanté de faire tomber celui des Cherokées.

« Qui est mort ? murmura le joueur de dominos. Je voudrais que tout le monde le fût, je me serais engagé à l’enterrer à bas prix. J’aurais gagné, ajouta-t-il d’un air douloureux, si j’avais ramassé ce double-six.

— Je suppose que votre ami veut être vice-président à notre prochaine réunion, dit le gentleman à la queue de billard qui, à défaut de querelles, se plaignait toujours que la société fût trop paisible pour lui.

— Ce ne serait pas la première fois, qu’il serait le Vice, et ce ne serait pas la première fois qu’il serait Président, si vous le nommiez, dit Gus ; allons, vieux camarade, dites-leur que vous êtes de retour, et demandez-leur s’ils sont enchantés de vous voir ? »

À ces mots, le gentleman aux cheveux rouges se dresse de toute sa hauteur, jette au loin ses boucles rouges et ses terribles favoris, et promène ses regards sur les Cherokées, les mains enfoncées dans ses poches.

« Dick le Diable ! »

Tel fut le cri qui s’éleva, un bref et sauvage hourrah, comme il n’en avait jamais été entendu dans cette réunion, qui était, comme nous le savons, la plus turbulente qui eût existé de mémoire de Cherokée. Dick le Diable évadé, de retour, aussi beau que jamais, aussi gaillard que jamais, aussi brillant compagnon, à la tête aussi extravagante et au cœur aussi généreux qu’il y a huit ans, alors qu’il était la vie et l’âme de leur réunion. Quels serrements de main ! chacun secouait la sienne, encore et toujours, et puis ils se la serrèrent entre eux, et le joueur de billard essuyant ses yeux avec sa queue, et le gentleman endormi se réveillant et frottant les siens avec la moutarde, et le joueur de dominos, qui, malgré son horreur pour l’humanité, n’eût pas endommagé la plus petite aile du plus petit papillon, fit même un miraculeux effort, ramassa le double-six et le présenta d’une manière magnanime à Richard.

« Prenez-le, prenez-le, vieil ami, et qu’il fasse votre bonheur ; si j’avais joué ce domino, j’aurais gagné la partie. »

Après quoi il exécuta deux ou trois pas d’une danse Cherokée, et retomba dans ses ridicules imprécations susdites, en un langage mêlé de français et d’anglais, contre les habitants d’un monde incapable de l’apprécier.

Il fallut un certain temps avant qu’une apparence de calme pût être rétablie ; mais quand le silence régna à peu près, Richard s’adressa ainsi à la société :

« Gentlemen, avant la malheureuse circonstance qui m’a séparé de vous pendant si longtemps, vous me connaissiez bien, je crois, et je suis fier de penser que j’avais votre confiance et votre estime. >

Approuvèrent-ils ? Oh ! complètement. Ils choquèrent tous leurs verres, et en brisèrent trois, ainsi très-probablement ils approuvèrent.

« Je n’ai pas besoin de faire allusion à l’accusation fatale dont j’ai été la victime. Vous êtes, je le comprends, vous êtes informés de tous les incidents de cette affaire, et vous me rendez heureux en me croyant innocent. »

En le croyant innocent ? en le reconnaissant innocent ? Ils étaient si indignés à la simple idée que quelqu’un pût penser autrement, qu’un individu dans le corridor, le boxeur en personne, exprima en grondant, un énergique adjectif, contre le tapage et la police.

« Gentlemen, j’ai reconquis aujourd’hui ma liberté, grâces soient rendues au dévouement d’une personne envers laquelle j’ai contracté une dette pour la vie, et grâces aussi à l’assistance de mon vieil ami Gus Darley. »

Chacun ici voulut secouer la main de Gus, qui était tout à fait confus ; mais à la fin Richard continua :

« Maintenant, gentlemen, me reposant sur votre amitié, (Écoutez, écoutez, et un autre verre est brisé,) je viens en appeler à vous pour m’aider dans le but futur de ma vie. Ce but sera la découverte du meurtrier véritable de mon oncle, Montague Harding. De quelle manière, quand, où, a-t-il été tué, vous pouvez me prêter votre assistance dans cette affaire, je ne puis vous le dire en ce moment, mais vous êtes tous, gentlemen, des hommes d’esprit. Quelques verres de plus furent brisés, et des flots de bière versés sur les bottes des auditeurs. Vous êtes tous des hommes diversement expérimentés, ayant une connaissance parfaite du monde et de la vie de Londres. D’étranges choses arrivent tous les jours, qui peut dire qu’un de nous ne tombera pas, par un hasard extraordinaire, ou par la volonté de la Providence, sur la trace de ce crime, pour le moment, complètement enseveli dans le mystère ? Promettez-moi, en conséquence, gentlemen, de me faire bénéficier de votre expérience ; et n’importe où cette expérience vous jettera dans la société d’hommes mauvais, souvenez-vous, que l’homme que je cherche peut se trouver parmi eux par suite de quelque circonstance inespérée, et que le trouver est l’unique objet de ma vie. Je ne puis vous donner le moindre indice sur ce qu’il a été ou sur ce qu’il est ; il peut être mort et hors de l’atteinte de la justice, mais il peut vivre aussi ! Et s’il vit, l’homme qui a subi l’infamie de son crime saura le traîner à sa condamnation. Gentlemen, dites-moi que vos sympathies sont pour moi. »

Ils le lui affirmèrent, non pas une fois, mais une douzaine de fois, lui serrant la main qu’ils inondèrent chaque fois de liqueurs diverses. Mais ils cessèrent enfin cette démonstration et le gentleman à la queue de billard après avoir cogné leurs têtes avec cet instrument pour les apaiser se leva comme président et dit :

« Richard Marwood, tous nos cœurs vous sont dévoués, absolument et complètement, et nous jurons de disposer pour vous de toutes les forces de nos intelligences, et de la plus grande énergie de nos facultés pour vous aider dans vos recherches. Gentlemen, êtes-vous disposés à souscrire à ce serment ? »

Ils étaient prêts à souscrire au serment, et chacun d’eux le répéta avec beaucoup de bruit à la vérité, mais du plus profond de son cœur.

Après cet acte solennel, un gentleman sort de l’ombre du corridor, et ce gentleman n’est autre que l’illustre gaucher qui a monté l’escalier pour répondre à l’appel de Darley. Son nez a été cassé plusieurs fois, et cela ne l’a pas embelli ; il a un nombre considérable de balafres sur le visage, comprenant presque toutes les variétés connues de cicatrices et cela ne l’a pas rendu plus beau ; son teint, en outre, a peut-être une ressemblance trop voisine avec un savon marbré, pour avoir le caractère de la beauté ; mais il y a une superbe et virile expression dans sa figure, qui, dans ses moments d’amabilité, rappelle à l’observateur un bienveillant boule-dogue.

Il avance vers Richard et le prend par la main ; ce n’était pas une petite chose que d’avoir la main serrée par le boxeur gaucher, mais Dick le Diable ne sourcille pas à cette pression.

« M. Richard Marwood, dit le gaucher, vous êtes un bon camarade pour moi, depuis le temps où vous étiez assez âgé (il s’arrête ici et cherche dans son esprit à ressaisir les occupations convenables à une tendre jeunesse) ; même depuis le temps où vous étiez assez âgé pour pouvoir pocher un œil et le faire passer au noir, ou pour briser les dents de vos amis dans leurs bouches, d’un léger revers de main. Je vous ai connu en bas de l’escalier, jurant contre la fille de comptoir, et consacrant votre existence à partager entièrement le sort des Joyeux, quand les autres jeunes gens de votre âge sont occupés à se gâter avec des drogues sucrées et des pommes vertes, ce qu’ils appellent vivre. Je vous ai connu empêchant ce gentleman là-bas (il fait un geste avec son pouce dans la direction du joueur de dominos) d’arracher le marteau de sa porte, et le lui renvoyant le matin du jour suivant avec quatorze pennys et six pence pour payer le port ; mais je ne vous ai jamais connu faisant une mauvaise action ou portant un coup à un adversaire renversé. »

Richard remercie le boxeur de la bonne opinion qu’il a de lui, et ils se donnent une nouvelle accolade.

« Je vais vous dire ce qui en est, continua l’hôtelier ; je suis un homme qui parle peu… Si un gaillard m’offense je lui donne ma gauche entre les yeux, gentiment ; s’il recommence, je lui redonne ma gauche, avec intention et il ne recommence pas. Quand un gentleman comme je les aime me fait honneur, je me sens reconnaissant, et quand la chance se présente, je lui témoigne ma gratitude. M. Richard Marwood, je suis votre ami jusqu’à la dernière goutte de mon claret, et que l’homme qui a assassiné votre oncle se trouve éloigné de ma gauche, s’il tient à conserver sa beauté. »