La Trace du serpent/Livre 5/Chapitre 03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 152-163).

CHAPITRE III.

LES CHEROKÉES REMARQUENT LEUR HOMME.

Le Théâtre de Sa Majesté est particulièrement brillant dans cette soirée. Les diamants et la beauté resplendissent à tous les étages, dans les loges aux draperies couleurs d’ambre. Les stalles sont pleines et le parterre regorge ; dans le passage des élégants il n’y a pas une place ; vraiment, comme un gentleman le fait remarquer à un de ses voisins, si le Pandémonium est aussi encombré que cette salle, il a envie de se faire ministre méthodiste dans sa vieillesse, et de s’adonner à la fréquentation des réunions à thé.

Le gentleman qui fait cette remarque n’est autre ni plus ni moins qu’un membre distingué du club des Joyeux et le joueur aux dominos dont il a été question dans un chapitre précédent.

Il est debout et cause avec Richard. À le voir en ce moment, une lorgnette à la main, sa chevelure disposée d’une façon conforme aux usages de la société, et rappelant avec des modifications ce héros célèbre de l’almanach de Newgate, et d’un roman moderne, M. Jack Sheppard ; portant un habit de cérémonie, des bottes en cuir breveté, et le gilet blanc de rigueur, vous auriez cru, à le voir ainsi, qu’il n’a jamais été ivre-mort de sa vie.

Combien il est difficile, soit dit en passant, en observant un homme dans certaine phase de son existence, de deviner ce qu’il peut être dans une autre ! Je me demande souvent si le président de la chambre des communes n’a jamais chanté des chansons comiques. Il ne paraît pas qu’il l’ait jamais fait, mais il aurait pu le faire.

Ce gentleman est M. Percy Cordonner. Tous les Cherokées sont plus ou moins lettrés, et tous les Cherokées ont plus ou moins leur entrée dans tous les lieux de bonne compagnie, depuis le Théâtre de Sa Majesté jusqu’aux réunions de plaisirs et des membres du P. R. Mais quel motif amène ce soir Richard à l’Opéra, et qui est ce petit gentleman à côté de lui, qui n’a pas l’air d’un amateur de musique ?

« Sont-ils tous là ? demande Dick à M. Cordonner.

— Tous sans exception ; à moins que Splitters n’ait été incapable de s’arracher à sa fête nocturne mêlée de sang et de flammes du Bengale, au Vic. Sa pièce a été jouée quarante fois, et je suis fermement convaincu qu’il a assisté à chaque représentation, et qu’il s’arrache les cheveux quand les acteurs oublient les beautés du dialogue et restent confus. Ils ne sont pas confus, continue-t-il en tombant dans sa rêverie ; quand nos compositions sont à court de types, ils tombent sur eux et les mettent dehors.

— Vous êtes sûr alors qu’ils sont tous là, Percy ?

— Tous sans exception, vous dis-je. Je suis le délégué ; ils ont rendez-vous chez le marchand d’huîtres dans Haymarket ; vous savez, il y a une jolie fille et des huîtres fraîches de Colchester ; inutile de vous préoccuper d’un extra pour le citron, et vous pouvez lui presser la main quand elle vous donne votre monnaie. Ils doivent venir ici deux à la fois, pour poser leur marque sur le gentleman en question. Est-il déjà dans la salle, vieux camarade ? »

Richard se tourne vers le petit homme tranquille, qui est notre vieil ami M. Peters, et lui adresse une question ; celui-ci secoue la tête pour toute réponse.

« Non, il n’est pas encore ici, dit Dick. Jetons un coup d’œil sur le théâtre et voyons de quelle sorte d’étoffe est fait ce signor Mosquetti.

— Je le disséquerai, pour le principe, dit Percy ; et meilleur il sera, plus je le disséquerai, autre principe. »

La curiosité est vivement excitée par ce nouveau ténor à la réputation européenne. L’opéra représenté est Lucia, et l’apparition d’Edgardo est attendue avec anxiété. Bientôt le héros au jupon écossais et aux bottes à entonnoir fait son entrée. C’est un bel homme, à la figure pâle et au teint méridional ; ses manières sont aisées et indolentes ; sa voix est mélodieuse par elle-même ; ses notes amples vibrent et coulent avec douceur, sans le moindre signe d’effort. Quoique Richard prétende avoir l’œil sur le théâtre, quoique peut-être il essaye de diriger son attention de ce côté, sa figure pâle, son regard distrait et sa lèvre inférieure en mouvement, dénotent qu’il est extrêmement agité. Il attend le moment où l’agent de police lui dira : « Voilà le meurtrier de votre oncle ; voilà l’homme pour le crime duquel vous avez souffert et devez souffrir, jusqu’à ce qu’il soit traîné devant la justice. » Le premier acte de l’opéra paraît interminable à Dick le Diable, tandis que son philosophique ami, M. Cordonner, semble aussi froid qu’il aurait pu l’être à la vue d’un tremblement de terre, de la fin du monde, ou de quelque autre événement peu important de cette nature.

Le rideau est tombé sur le premier acte, quand M. Peters pose sa main sur le bras de Richard et lui montre une loge au premier rang.

Un gentleman, une dame et un petit garçon viennent justement de prendre leurs places. Le gentleman, comme il est de bon ton, tourne le dos à la scène et fait face à la salle ; il lève sa jumelle pour l’inspecter à loisir. Percy place sa lorgnette dans la main de Richard en prononçant un affectionné « courage, mon vieux ! » et l’observe, tandis que celui-ci regarde pour la première fois son plus mortel ennemi.

Cette figure calme, aristocratique et sereine est-elle celle d’un assassin ? Les yeux bleus fuyants et les lèvres minces et relevées ne sont pas faciles à distinguer à cette distance, mais on voit parfaitement à travers la lorgnette l’ensemble général du visage, et il n’y a pas de danger que Richard manque de le reconnaître, en quelque lieu et à quelque heure qu’il puisse le rencontrer.

M. Cordonner, après avoir passé longtemps en revue les charmes personnels du comte de Marolles, remarque avec moins de respect que d’insouciance que « ce bandit n’a nullement mauvais air, qu’il aurait fait un magnifique coquin haut placé dans un drame de la Porte-Saint-Martin. Figurez-vous-le en bottes à la hessoise, empoisonnant tous ses parents, et riant au nez de la police quand elle vient l’arrêter. »

« Le reconnaîtriez-vous, Percy ? demanda Richard.

— Au milieu d’une armée de soldats, portant tous le même uniforme, répliqua son ami. Il y a quelque chose qui empêche toute méprise dans cette figure pâle et mince. Je vais aller chercher les autres camarades afin qu’ils puissent se le rappeler quand ils le rencontreront. »

Par groupes de deux et de trois, les Cherokécs arrivèrent dans le parterre, sous la conduite de M. Cordonner, qui, pour rendre service à un ami, s’efforçait de faire violemment une trouée pour atteindre l’endroit où se tenaient Richard et l’agent de police. L’un après l’autre, ils examinèrent longtemps, à travers la très-puissante lorgnette qui facilitait leur inspection, les traits paisibles de Victor de Marolles.

Ce gentleman ne songeait guère à ces amateurs, ou plutôt à cette bande dévouée de police, formée dans le but spécial de découvrir le crime qu’il était soupçonné d’avoir commis. L’un après l’autre, les Joyeux enregistrèrent son beau visage dans leur mémoire, et avec une cordiale poignée de main jurèrent à Richard de le servir, en n’importe quel endroit et en n’importe quelle circonstance, de près ou de loin, lorsqu’ils pourraient découvrir l’occasion de le faire. Et pendant tout ce temps le comte reste complètement impassible. Non tout à fait impassible cependant lorsqu’au second acte, il reconnaît dans Edgardo, le nouveau ténor, le héros de la soirée, son ancienne connaissance du Théâtre-Italien de Paris ; le choriste, l’imitateur, M. Paul Moucée. Cet habile artiste ne s’est pas soucié de reprendre un instrument qui, lui ayant servi une fois, a été jugé devoir être mis de côté, pour n’être plus jamais employé. En effet, ce signor Paolo Mosquetti n’est autre ni plus ni moins que le malpropre buveur de petits verres, le joueur aux dominos, le choriste à trente francs d’appointements par semaine. Son talent, qui le rendait capable de chanter un air en imitant dans la perfection le ténor du jour, lui a permis aussi, avec un peu de travail et un peu moins de verres de vin et de parties de dominos, de devenir, lui aussi, un ténor à la mode, dont les triomphes ont été consacrés à Milan, à Naples, à Vienne et à Paris.

Et pendant tout ce temps Valérie de Marolles a les yeux fixés sur la scène, semblable à celle où, il y a des années, elle a vu si souvent celui qu’elle aimait, et qu’elle ne devait plus revoir sur la terre. Cette faible ressemblance, cette similitude dans la démarche, dans la voix et dans les manières, que Moucée a empruntées à Gaston de Lancy, la frappe très-fortement. La ressemblance n’est pas grande, excepté quand l’acteur s’applique à imiter l’homme auquel il ressemble ; dans ce cas, vraiment, comme nous le savons, il est remarquable ; mais n’importe quand, c’est assez pour porter un coup cruel à ce cœur désespéré, rempli d’affliction et de remords, dont toutes les pensées et tous les souvenirs ne sont que trop propres à réveiller ce passé terrible et toujours présent.

Cependant, les Cherokées expriment très-franchement leur opinion sur le compte de M. de Marolles, et discutent divers plans pour le livrer à la justice. Splitters, à qui l’imagination, comme auteur dramatique, suggère toute espèce de moyens possibles, sans en donner un seul naturel, propose que Richard apparaisse au comte, déguisé en fantôme de l’oncle assassiné, à l’heure convenable de minuit, et confonde le scélérat dans la forteresse de ses crimes, c’est-à-dire dans Park Lane. Cette phrase est textuellement extraite d’un programme de spectacle aussi bien que toute cette très-heureuse invention, les notions de justice de M. Splitters, distributives ou poétiques, étant complètement représentées dans la personne d’un gentleman prononçant un très-long discours et armé de deux pistolets.

« Le boxeur est dehors, dit Percy Cordonner ; il désire jeter un coup d’œil sur notre ami, quand il sortira, afin de pouvoir le reconnaître. Vous feriez mieux de lui laisser lancer sa gauche entre les deux yeux de l’individu, Dick ; c’est la meilleure chance que vous puissiez avoir.

— Non, non, vous dis-je, Percy. Cet homme doit être enfermé où j’ai été enfermé. Cet homme doit boire jusqu’à la lie la coupe que j’ai bue quand j’étais assis sur le banc des criminels à Slopperton et que je voyais tous les yeux tournés vers moi avec exécration et horreur, et que je savais que mon innocence était impuissante à me conserver l’estime d’une seule des personnes qui me connaissaient depuis ma plus tendre enfance.

— Excepté des Joyeux, dit Percy. N’oubliez pas les Joyeux.

— Quand je les oublierai, c’est que j’aurai tout oublié de l’autre côté de la tombe, vous pouvez m’en croire, Percy. Non ; j’ai quelques amis solides sur la terre, et en voici un. »

Et il pose la main sur l’épaule de M. Peters, qui se tient calme à côté de lui.

L’opéra est fini, et le comte de Marolles et sa charmante femme se lèvent pour quitter leur loge. Richard, Percy, Splitters, deux ou trois Cherokées et M. Peters quittent le parterre pour se trouver à l’entrée des loges avant que la famille du banquier soit sortie.

L’équipage du comte de Marolles est appelé, et comme il se range devant la porte, Raymond descend l’escalier avec sa femme au bras, le petit garçon tient la main gauche de sa mère.

« C’est une splendide créature, dit Percy. Mais il y a quelque chose de diabolique dans ces beaux yeux noirs, et pour rien je ne voudrais être son époux, s’il m’arrivait de l’offenser. »

Pendant que le comte et la comtesse traversent l’espace qui est entre les portes du théâtre et leur voiture, un homme ivre s’approche d’un pas chancelant, et avant que les domestiques ou les policemen qui stationnent à côté puissent s’interposer, il trébuche contre Raymond de Marolles, et dans ce choc fait tomber le chapeau de celui-ci. Il le ramasse immédiatement et, murmurant une excuse d’ivrogne, il le rend à Raymond, qu’il regarde très-fixement en plein visage. Cet événement passe inaperçu, et le comte est un gentleman trop accompli pour faire le moindre éclat. Cet homme était le boxeur.

Tandis que la voiture s’éloigne, il rejoint le groupe sous la colonnade, n’étant pas le moins du monde ivre cette fois.

« Je l’ai vu, monsieur Marwood, dit-il, et je jure de le reconnaître après quarante tours dans l’enceinte, ce qui est capable quelquefois d’enlever un peu du Cupidon à un gentleman. Le drôle n’a pas mauvaise mine après tout, et a l’air courageux. Il est légèrement bâti, mais il peut profiter de cette disposition quand il veut pour danser un quadrille assez propret autour du gaillard devant qui il est en présence, avec agilité et souplesse. J’ai vu l’entaille sur son front, monsieur Peters, comme vous m’aviez dit de la remarquer, dit-il en s’adressant à l’agent. Il n’a pas dû attraper cela dans une glorieuse lutte face à face, au moins elle ne vient pas d’un Anglais. Quand vous traversez l’eau, en fait d’antagonistes, vous ne savez pas ce que vous pouvez trouver.

— Le coup est d’une Anglaise, cependant, dit Richard.

— Cela s’explique maintenant. Ah ! voilà, le terrible avec le sexe tendre, voyez-vous, monsieur : vous ne savez jamais où il a l’intention de vous frapper. Il ne possède pas les moindres principes de l’art, certainement, monsieur, mais, mon Dieu, comme il sait bien s’en passer ! »

Et le gaucher se frotta le nez. Il avait été marié dans les premiers jours de sa carrière, et avait l’habitude de dire que dix tours de corde autour du cou étaient une bagatelle pour un individu enfermé dans son parloir de derrière, quand sa femme a mis en défaut tout ce qu’il peut posséder d’éloquence, et est en train de marquer une douzaine d’éditions différentes des dix commandements sur son teint avec ses cinq doigts réunis.

« Allons, gentlemen, dit le boxeur hospitalier, que dites-vous d’une rôtie au fromage et d’une bouteille de bitter dans mon établissement ? Nous sommes si encombrés que nous serons obligés de nous tenir en bas, car l’entraîneur de Finsbury Fizzer est arrivé de Newmarket, et ses hommes sont occupés à écouter le récit de ses exploits pendant l’intéressante semaine dernière. Ils parlent de descendre la rivière mardi, pour le grand assaut entre lui et l’Alligator Atlantique, et l’animation est épouvantable ; notre demoiselle de comptoir a des ampoules aux mains à force de nettoyer les ustensiles. Retournons donc, gentlemen, pour voir la partie, et si vous avez quelque argent libre que vous vouliez placer sur le Fizzer, je puis vous assurer de décents avantages, car il est le favori. »

Richard secoue la tête. Il dit qu’il désirerait rentrer au logis près de sa mère, qu’il a besoin de causer avec Peters sur l’affaire du jour ; il donne une cordiale poignée de mains à ses amis, et comme ceux-ci se dirigent vers l’établissement du boxeur, il les accompagne jusqu’à Charing Cross, et les laisse à l’angle de la rue qui conduit dans le paisible quartier de Spring Gardens.

Dans la salle du club des Cherokées, cette nuit-là, les membres renouvelèrent le serment qu’ils avaient fait la nuit de l’arrivée de Richard et se constituèrent formellement en « police secrète de Dick. »