La Trace du serpent/Livre 5/Chapitre 02

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 135-151).

CHAPITRE II.

M. PETERS VOIT UN REVENANT.

M. Peters, pensionné par la mère de Richard par un revenu de cent livres a pris une petite maison garnie dans un très-petit square, non loin de l’établissement de M. Darley, il est tout fier de son adresse qui sonne haut : Wellington Square, Waterloo Road. Ayant accompli ce premier devoir, il sent qu’il n’a plus rien à faire dans la vie que de se reposer sur ses lauriers et de jouir avec dignité du repos qu’il a si bien gagné.

Naturellement, M. Peters, comme célibataire, ne peut, en aucune manière, gérer son intérieur par lui-même ; et ayant monté une maison selon ses besoins, il n’est pas dans la position de s’y établir et de la conduire ; aussi n’a-t-il rien de mieux à faire que d’envoyer chercher Kuppins, et en conséquence il envoie chercher Kuppins.

Kuppins sera cuisinière, gouvernante, blanchisseuse et demoiselle de compagnie tout à la fois, et elle aura pour gages dix livres par an, le thé, le sucre et la bière, gages connus dans Slopperton uniquement dans les plus hautes et les plus aristocratiques familles, dans lesquelles les domestiques sont arrêtés, sans qu’on leur accorde aucune permission de sortir les dimanches.

Kuppins vient donc à Londres, amenant avec elle l’enfant trouvé, et, en arrivant à la gare d’Euston Square à huit heures du soir, elle se trouve lancée dans les merveilles éblouissantes de New Road.

Certainement, elle n’est pas pavée avec de l’or, cette merveilleuse cité, et elle est peut-être, après tout, actuellement un peu boueuse ; mais les boutiques ! oh ! quels centres de splendeur ! Quelle joie pleine de délices que d’être exposé à être écrasé à chaque minute ! Sans parler de cette chance délicieuse d’être bousculé par la foule qui est rassemblée autour d’une femme ivre qui se débat avec un policeman. Il doit y avoir sans doute une élection générale, ou un incendie considérable, ou un homme pendu, ou un meurtre qui vient d’être commis dans la rue voisine, ou quelque événement extraordinaire qui vient d’avoir lieu, pour qu’il y ait une telle foule de piétons rassemblés, une telle presse de cabs, de charrettes, d’omnibus et de tapissières de déménagements, roulant avec fracas, arrachant et brisant tout, équipages conduits par des cochers possédés d’un suprême degré de folie, et tirés par des chevaux aussi emportés que ce coursier célèbre qui servit au poétique et artistique châtiment de notre vieille connaissance Mazeppa. Tottenham Court Road ! quelle magnifique promenade ! Environnée, bien entendu, par les hôtels de la noblesse ! Et ce superbe établissement, avec ses guichets en fer, Buckingham Palace ou la Tour de Londres ? Kuppins penche à croire que c’est la Tour de Londres, parce que les guichets en fer ont un aspect guerrier et évidemment sont mis comme moyens de défense, dans le cas d’une attaque de la part des Français.

M. Peters, qui escorte Kuppins, lui dit que c’est le magasin de MM. Shovlbred, marchands de toiles et de mercerie. Elle pense qu’il doit rêver et qu’il a besoin d’être pincé et réveillé avant de faire un pas de plus. C’est un voyage tout à fait pénible pour M. Peters, car Kuppins demande à faire arrêter le cab tous les vingt-cinq pas à peu près, pour descendre et admirer quelque chose dans ce merveilleux Tottenham Court Road. Voici une femme à la face de porc, que l’on peut voir pour trois pence, et si elle ressemble au transparent qui la représente, un transparent de trente pieds de hauteur, déchiré de toutes parts et d’une fraîcheur peu brillante, il faut que M. Peters ait, en vérité, le cœur bien dur pour refuser de descendre de voiture et d’aller la voir. Puis voici l’homme au parapluie couvert d’estampes, près de la chapelle, et Kuppins désirerait faire l’acquisition de quelques spécimens des beaux-arts, particulièrement le portrait de l’honorable mistress Peel, en chapeau de velours noir avec une plume d’Autruche blanche ; voici encore, au coin, le magasin d’articles de Chine : oh ! les beaux verres, les magnifiques carafes, tout cela étalé sur le trottoir, devant la porte, prodigieux à voir, étonnant de bon marché ; et puis ensuite la friture, dont l’odeur, pénétrant par la portière du cab (Kuppins veut avoir la portière ouverte, et sa tête est toujours si en dehors, qu’elle risque d’être décapitée par les omnibus qui passent), aurait donné de l’appétit à un gourmet classique après un repas dans le restaurant d’Apollon ! En un mot, tout ce que peut faire M. Peters est de garder saine et sauve dans le cab une moitié de l’enthousiaste Kuppins, tandis que l’autre moitié s’agite, gesticule et s’exclame hors de la portière du véhicule. L’enfant trouvé a insisté pour monter sur le siège, où, se tenant sur les genoux du cocher, et adhérant à la partie supérieure de la voiture, elle présente une certaine ressemblance avec le signor Tomkinso, le prince des contrées orientales, au Cirque royal d’Astley.

Mais la pire fantaisie de Kuppins est peut-être la folle envie qui la tourmente de voir Tottenham Court, et quand on lui dit qu’il n’existe pas un tel endroit, et qu’il n’a jamais existé, au moins que M. Peters n’en a jamais entendu parler, elle commence à considérer Londres, malgré toutes ses gloires, tout à fait comme un taudis. Ensuite, Kuppins est encore énormément désappointée de ne pas passer devant l’abbaye de Westminster et la Banque d’Angleterre, monuments qu’elle s’était imaginée être tous les deux situés à Charing Cross, et il est un peu ennuyeux pour M. Peters d’être à chaque instant interrogé pour savoir si chaque médiocre église qu’ils rencontrent n’est pas la cathédrale de Saint-Paul, ou pour le moins la lugubre enceinte de Newgate. Passer sur un pont, et que ce pont ne soit pas le pont de Londres, pas même celui de Waterloo, renferme un mystère incompréhensible ; entendre dire que Shot Tower, située du côté de Surrey, n’est pas le Monument, est chose trop renversante pour être supportée. Quant au théâtre Victoria, qui est illuminé avec une telle splendeur, que le vestibule paraît être l’entrée d’un pays féerique, Kuppins est si intimement convaincue que c’est Drury Lane, ou peut-être encore rien moins que le palais du Parlement ou Covent Garden, que les protestations des doigts de M. Peters ne sauraient déraciner cette illusion de son esprit.

Mais, la course, après tout, touche à sa fin, et Kuppins, saine et sauve avec son bagage, descend devant le numéro 17 de Wellington Square, avec M. Peters et l’enfant trouvé. Ils pénètrent dans un élégant salon sur le devant, meublé d’une table à la Pembroke d’un brillant irréprochable, mais d’une complète vétusté, recouverte d’un tapis de laine aux couleurs du Royal Stuart ; d’une demi-douzaine de chaises en jonc, si neuves et reluisant d’un si beau vernis, qu’il est à craindre qu’elles ne s’attachent aux vêtements de la personne assez peu initiée à leur nature ou à leurs propriétés, pour se risquer à s’asseoir dessus ; d’un tapis de Kidderminster dont le dessin est d’une dimension à convenir aux besoins d’un hôtel de ville, mais qui paraît un peu disproportionné pour l’appartement de M. Peters, deux motifs et un quart de ce dessin suffisant pour couvrir la longueur entière de la pièce ; d’un manteau de cheminée orné d’une glace divisée en trois compartiments par des colonnes dorées de l’ordre corinthien, rehaussées d’ébène, et décoré en outre de deux petits chats en velours noir, de chaque côté, et d’un petit garçon en velours de diverses couleurs sur un petit cheval en velours brun au milieu.

Le matin du jour suivant, M. Peters annonça son intention de promener l’enfant trouvé dans la ville de Londres, pour lui montrer l’extérieur de Saint-Paul, le Monument, Punch et Judy, et autres curiosités appropriées à l’intelligence de son âge. Kuppins brûlait du désir d’aller visiter la femme à la face de porc, créature magnifique, qu’elle ne pouvait s’empêcher de se représenter comme la plus étonnante merveille de toute la capitale ; mais Kuppins devait rester au logis à son poste de maîtresse de maison, pour arranger et inspecter les rouages domestiques du numéro 17 de Wellington Square. Aussi l’enfant trouvé, magnifiquement paré d’une collerette blanche et d’une paire de bottines trop étroites, prit la main de son protecteur, et tous deux s’élancèrent pour leur excursion.

Dans tous les cas, Punch et Judy remportèrent la palme, selon le jugement du jeune gentleman, sur les merveilles de ce qu’il appelait le gros village.

Il n’existe peut-être pas une vue plus splendide que celle offerte par l’extérieur de Saint-Paul ; mais, d’un autre côté, il est beaucoup trop blanc, et l’enfant trouvé aurait mieux aimé voir le chef-d’œuvre de sir Christophe Wren relevé par quelques teintes de peinture fraîche avant d’être invité à l’admirer. Le Monument, sans doute, était vraiment admirable en lui-même ; mais à moins de pouvoir être perpétuellement perché sur son sommet, et perpétuellement exposé, à une épaisseur de cheveu près, à se précipiter sur le pavé au-dessous, cet édifice n’était pas beaucoup de son goût. Mais Punch, avec sa façon délicieuse et originale de s’énoncer, ses conversations familières d’un comique renversant avec Judy, et le drôle de chien plein de mélancolie, ayant une collerette autour du cou et une aversion évidente pour sa profession ; oh ! cela, vraiment, était un spectacle à voir continuellement et à exciter d’autant plus l’admiration qu’on le verrait davantage ; c’est ce qu’eût dit, sans aucun doute, l’enfant trouvé, s’il eût été familier avec le docteur Johnson, ce qui, heureusement, n’était pas, pour le repos de son esprit. Oh ! quel bonheur d’être né dans cette humble classe de la société où un homme peut descendre dans la tombe tranquillement sans avoir eu connaissance de Rasselas, et mourir sans avoir lu Télémaque ou Charles XII. Heureux enfant trouvé, qui n’as pas été condamné à recevoir une éducation libérale ! Ni déclinaison, ni conjugaison, ni longue division, ni pont aux ânes n’ont jamais rompu ton repos.

C’est une journée tout à fait pénible pour M. Peters, et il n’est pas fâché, quand, vers quatre heures de l’après-midi, après avoir fait faire à l’enfant trouvé le tour de la Banque d’Angleterre (le jeune gentleman s’obstinant à vouloir franchir les grands guichets massifs, dans le désir insensé de demander de l’argent), après lui avoir montré le vaste dos de la vieille dame de Threadneedle Street et la maison de correction, ils débouchent de Lombard Street pour atteindre un omnibus qui doit les ramener au logis. Mais comme ils viennent de sortir de la rue, l’enfant trouvé s’arrête malheureusement, et force M. Peters à faire de même.

Devant les portes à panneaux de glaces d’une superbe construction, qu’une plaque de cuivre annonce être la banque anglo-hispano-américaine, stationnent deux chevaux et un groom en bottes à revers et culotte de peau de daim. Il attend évidemment quelqu’un qui est dans l’intérieur de la banque, et l’enfant trouvé insiste vivement pour attendre aussi, afin de voir le gentleman monter à cheval. Le complaisant agent y consent, et ils flânent sur le trottoir pendant quelques instants avant que les portes vitrées ne soient violemment ouvertes par un commis cravaté de blanc, pour donner passage à un gentleman qui a complètement l’air d’un étranger.

Il n’y a rien de bien remarquable dans ce gentleman ; ses gants, d’une couleur pâle de lavande, sont assurément d’un goût parfait ; la coupe de ses habits est une recommandation pour son tailleur ; mais que peut-il y avoir dans son apparition pour forcer M. Peters à s’appuyer sur le candélabre du réverbère ? Voilà ce qui est difficile à dire. Quoi qu’il en soit, M. Peters se cramponne au candélabre le plus voisin, et devient aussi blanc que la plus blanche feuille de papier qui sortit jamais de la boutique d’un papetier. Ce gentleman, qui n’est autre que le comte de Marolles, a mieux à faire que d’occuper ses beaux yeux bleus à regarder un si mince gibier que M. Peters et l’enfant trouvé. Il monte sur son cheval et le fait marcher au pas.

Aussitôt fait, M. Peters, abandonnant le candélabre, saisit l’enfant trouvé ébahi et s’élance sur les pas du cavalier. En un instant il se trouve dans le passage encombré par la foule devant Guidhall ; un cab vide passe près de lui, il lui fait signe de s’arrêter avec des gestes d’énergumène et saute dedans, sans se dessaisir de l’enfant trouvé. Le comte de Marolles est obligé de serrer un moment les rênes de son cheval pour lui faire éviter l’encombrement des cabs et des omnibus ; d’après l’instruction de M. Peters, l’enfant désigne le cavalier au cocher du cab, en lui enjoignant emphatiquement de suivre ce gentleman et de ne pas le perdre un instant de vue. Le conducteur fait signe qu’il a compris, fait claquer son fouet, et marche lentement derrière le cavalier qui a quelque difficulté à se frayer un chemin dans Cheapside. L’agent, dont le teint conserve encore une grande ressemblance avec le papier à écrire, regarde en dehors de la portière, comme s’il craignait que le cavalier qu’ils suivent ne vienne à s’évanouir comme un souffle dans l’air ou à disparaître par une trappe dans le cimetière de Saint-Paul. L’enfant trouvé suit des yeux ceux de son protecteur, puis les tourne vers M. Peters, et ne sait évidemment que penser de cet événement. À la fin, son patron retire sa tête de la portière et se parle ainsi à lui-même sur ses doigts.

« Comment peut-il se faire que ce soit lui, puisqu’il est mort ? »

Ceci est au-dessus de l’intelligence de l’enfant, qui évidemment ne comprend pas la portée de la question, et qui évidemment aussi n’a pas l’air de trouver tout cela de son goût, car il dit :

« Ne vous préoccupez pas de cela ; allons, vous dis-je, pas maintenant.

— Comment se peut-il que ce soit lui, continue M. Peters, élargissant la question. Quand je l’ai trouvé moi-même, mort, là dans cette bruyère et que je l’ai ramené au bureau de police, et que je l’ai vu ensuite ensevelir ? qui donc aurait pu être celui qui était à l’embranchement des quatre routes, trempé et gisant dans la boue, il y a cinq ans. »

Ce discours entièrement obscur ne se trouve pas convenir beaucoup plus à l’enfant que le premier, car il crie avec plus d’énergie que précédemment.

« Maintenant je vous dis et je vous le répète que cela ne m’amuse pas, père ; ne vous inquiétez pas de tout cela maintenant, s’il vous plaît. Qu’est-ce que cela signifie ? qui est mort il y a cinq ans, les habits trempés et gisant dans la boue, et à l’embranchement de quatre routes dans la bruyère ? Qui ? »

M. Peters met sa tête hors de la portière, et dirigeant l’attention de l’enfant trouvé vers l’élégant cavalier qu’ils suivent, dit sur ses doigts d’un air solennel :

« Lui !

— Mort, lui ? dit l’enfant, se serrant près de son père adoptif ? Mort ! et, ma foi ! il a l’air de se bien porter, malgré cela ; mais, continua-t-il, où sont les habits trempés, et l’embranchement des quatre routes et la boue, dans laquelle il gisait ? Je croirais presque qu’il porte un large vêtement pour cacher tout cela, n’est-ce pas ? »

M. Peters ne répond pas à cette question, mais semble réfléchir et, si l’expression peut être permise, penser tout haut sur ses doigts, comme c’était quelquefois son habitude.

« Il ne saurait positivement exister deux individus aussi ressemblants. Celui que j’ai trouvé mort était le même que celui que j’ai vu dans l’auberge, conversant avec la jeune femme ; et s’il en est ainsi, celui-ci est un autre, car le premier est mort, aussi sûr que des œufs sont des œufs. Quand les œufs cesseront d’être des œufs, ce qui, — continua M. Peters en manière de raisonnement, — attendu qu’ils se vendent vingt pour un shilling venant de France, et qu’ils sont dangereux, si vous avez quelque prévention contre les germes à moitié couvés, n’est pas, malgré tout, vraisemblablement près d’arriver de quelque temps ; alors, seulement, celui que j’ai trouvé dans la bruyère reviendra de nouveau à la vie. »

L’enfant, le cou tendu, au risque de tirer son épine dorsale au point de rompre cette partie délicate de sa charpente osseuse, était trop affairé en dehors de la portière du cab, occupé qu’il était à ne pas perdre de vue le comte de Marolles, pour accorder aucune attention aux doigts de M. Peters. L’extérieur de Saint-Paul, et Punch et Judy, étaient bien sur leur chemin, mais n’offraient que des distractions peu intéressantes, comparées au délicieux plaisir de suivre un revenant monté sur un cheval et portant des gants de chevreau couleur de lavande.

« Il y eut une circonstance, continua l’agent plongé dans ses réflexions, qui me parut curieuse, lorsque je trouvai le corps de ce jeune gentleman. Qu’était devenue la cicatrice de la blessure faite par le souverain que la jeune femme lui avait jeté à la tête ? Je ne pus en découvrir la moindre trace, quoique je l’aie minutieusement cherchée, et cependant ce coup n’était pas de ceux qui ne laissent aucune cicatrice après six mois, ni même après six ans. J’ai eu la figure égratignée, quoique célibataire, et je sais ce qui en est au bout du compte, et l’embarras que l’on éprouve pour se tirer de là, en disant que l’on s’est amusé à jouer avec de petits chats irrévérencieux, et autres choses de ce genre ; mais pour ce qui est de cette entaille, d’un demi-pouce de profondeur, produite par l’arête tranchante d’un souverain ? Si je pouvais seulement apercevoir son front, c’était justement au-dessus du sourcil, je pourrais la voir même avec son chapeau sur la tête. »

Tandis que M. Peters se livre à de telles réflexions, le cab continue sa course et suit le comte de Marolles en bas de Ludgate Hill, en traversant Fleet Street et le Strand, Charing Cross et Pall Mail, Saint James Street et Piccadilly, jusqu’à ce qu’il arrive avec lui au coin de Park Lane.

« Voici, dit M. Peters, où vivent les filous élégants ; très-probablement il habite par ici ; voilà qu’il conduit son cheval comme s’il allait bientôt s’arrêter ; descendons. »

Sur quoi l’enfant trouvé communique le désir de M. Peters au cocher, et ils descendent de voiture.

Les prévisions de l’agent sont exactes ; le comte s’arrête, et, sautant de son cheval, jette les rênes au groom. Il arrive en ce moment qu’une voiture découverte, dans laquelle sont assises deux dames, passe se dirigeant vers Grosvenor Gate ; une des dames salue le banquier de l’Amérique du Sud, et comme celui-ci ôte son chapeau pour rendre le salut, M. Peters, qui ne regarde qu’une seule chose, voit très-distinctement la cicatrice qui est le seul souvenir de cette rencontre dans l’auberge sur les bords du Sloshy.

Raymond dit en jetant les rênes au groom :

« Je ne monterai plus à cheval aujourd’hui, Curtis ; dites à Morgan de tenir prêt à huit heures l’équipage de la comtesse pour l’Opéra. »

M. Peters, qui ne paraît pas être un individu doué de la faculté d’entendre, mais qui semble vivement occupé à attirer l’attention de l’enfant trouvé sur les beautés architecturales de Grosvenor Gate, prend néanmoins bonne note de cette remarque.

L’élégant banquier monte les marches de son hôtel, à l’entrée duquel stationnent d’obséquieux valets, dont les livrées somptueuses et les superbes mollets remplissent d’admiration le jeune esprit de l’enfant trouvé.

M. Peters conservé une attitude très-sérieuse tandis qu’ils s’éloignent ; mais enfin, quand ils ont à moitié descendu Piccadilly, il a recours de nouveau à ses doigts, et s’adresse en ces termes à son jeune compagnon.

« Que pensez-vous de tout cela, Slosh ?

— De quoi ? dit l’enfant trouvé, de l’individu en culotte de peluche écarlate qui a ouvert la porte, ou du fashionable revenant ?

— Du fashionable !

— Mais, je pense qu’il est remarquablement beau et de manières très-élégantes, tout bien considéré ! dit résolûment le précoce enfant.

— Oh ! c’est ce que vous pensez ? Le pensez-vous réellement, Slosh ? »

Slosh répète qu’il le pense.

M. Peters, dont la gravité ne fait que s’accroître, demande de nouveau :

« Oh ! c’est ce que vous pensez ? Le pensez-vous réellement, Slosh ? »

Et l’enfant répond comme précédemment. À la fin, M. Peters s’arrête brusquement pour la plus grande incommodité des passants, et dit :

« Je suis enchanté que vous le trouviez beau, Slosh ; et je suis enchanté que vous le trouviez élégant, ce qui, tout bien considéré, est une chose peu ordinaire. Je suis enchanté que l’air de sa personne vous convienne autant, parce que, Slosh, entre vous et moi, cet homme est votre père ! »

C’est au tour de l’enfant maintenant de se cramponner à un candélabre de réverbère. Avoir un revenant pour père, et, comme Slosh le remarque plus tard, un revenant qui porte des bottes vernies et qui vit, en outre, dans Park Lane, est suffisant pour ôter la respiration à tout petit garçon, pour si précoce qu’il puisse être et pour si superhumainement aguerri qu’ait pu le rendre sa pratique des choses de la police. Après tout, l’enfant trouvé supporte le choc parfaitement bien, se rétablit de l’effet produit par l’information, et se retrouve dispos dans moins d’une minute.

« Je n’aurais pas voulu vous instruire de cela justement à présent, vous savez, Slosh, continue M. Peters, parce que nous ne pouvons pas prévoir comment cela va tourner, et si cette ligne de parenté peut nous servir dans nos projets. Il y a une affaire pendante depuis longtemps entre lui et moi que je veux éclaircir. Je puis avoir besoin de votre assistance, vous me la prêterez loyalement… Me la prêterez-vous, Slosh ?

— Mais, naturellement, dit ce jeune gentleman. Y a-t-il quelque récompense à espérer à son sujet, père ? — Il appelait toujours M. Peters, père, et n’était pas disposé à changer ses habitudes pour un phénomène quelconque de revenant, même du genre paternel, qui pouvait surgir subitement dans Lombard Street. — Y a-t-il quelque récompense à espérer à son sujet ? demande-t-il avec instance : les banquiers sont bons, je le sais, de nos jours. »

L’agent considéra les traits grêles et fins de l’enfant avec un regard scrutateur, particulier aux individus de sa profession.

« Alors, vous me servirez loyalement si j’ai besoin de vous, Slosh ? Je pense que vous serez peut-être obligé de sacrifier l’intérêt de famille dans l’affaire, savez-vous ?

— Pas un mot de tout cela, dit le jeune enthousiaste. Je pendrais ma grand’mère pour un souverain, et pour l’orgueil de l’avoir attrapée, si c’était une sorcière. »

« Les copeaux du vieux tronc sont du même bois, et il n’est que raisonnable de penser qu’ils ont la même fibre, rumine M. Peters tandis que l’enfant. trouvé et lui roulent vers le logis dans un omnibus. Je pensais bien en avoir fait un petit génie, mais je ne savais pas qu’il y eût une telle disposition cachée venant de son père. Il sera la gloire de sa profession. Tendresse de cœur a causé la ruine de plus d’un agent, quand ayant la tête pour combiner de profondes ruses, il n’a pas le cœur assez dur pour les mettre à exécution. »