La Trace du serpent/Livre 5/Chapitre 01

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 121-134).


LIVRE CINQUIÈME

L’AGENT MUET.


CHAPITRE I.

LE COMTE DE MAROLLES CHEZ LUI.

Les habitants de Friar Street et autres localités semblables, étant dans l’habitude de s’éveiller le matin en respirant les odeurs mêlées de suif venant des savons qu’on faisait bouillir, et d’aller se coucher le soir avec le parfum d’os brûlés sous leur nez, ne pouvaient naturellement avoir quelque chose de commun dans leur nature extérieure avec les citoyens de Park Lane et de ses environs, pour les nerfs olfactifs desquels, les plantes exotiques dépensent leurs courtes et artificielles existences dans les escaliers, les boudoirs et les serres à l’élégante architecture et aux riches glaces, et parfument les eaux jaillissantes dans des bassins dorés, pendant les longs jours d’été.

Tout individu capable de se livrer à cet exercice renommé de métaphysique, que l’on appelle aller droit aux conclusions, pourrait s’imaginer que les chagrins et les maux vulgaires, qui peuvent être considérés comme existant d’une manière parallèle avec le savon bouilli et les os brûlés, c’est-à-dire l’amour sans espoir et les tortures de la jalousie, la maladie, la mort, la folie ou le désespoir, devaient être aussi bannis des régions de Park Lane et exclusivement confinés dans le cercle de Friar Street. Nulle personne douée du sentiment des convenances, ne voudrait certainement supposer qu’il en est autrement, et ne consentirait à se représenter milady la duchesse de Magfavi mangeant des harengs saurs à l’heure ridicule d’une heure après midi, ou garnissant sa grille de charbon de ses doigts d’albâtre, ou se lamentant sur la mort de son enfant, ou se désolant sur l’infidélité de son époux, absolument comme mistress Stiggins, la marchande de pommes de terre et de charbon, sur une petite échelle, ou mistress Higgins dont les seuls revenus proviennent de matelas confectionnés sur place.

Et il peut paraître dur, ô mes frères, que la fortune, le rang, le pouvoir, institutions divines, sans doute, soient des institutions impuissantes ici-bas ; elles peuvent bien exclure les atmosphères viciées, les mauvaises odeurs, les vues désagréables et les bruits discordants ; elles peuvent entourer ceux qui possèdent le privilège de la naissance, de la beauté, de la grâce, de l’art, du luxe et de toutes sortes de plaisirs ; mais elles ne peuvent fermer la porte à la mort ou à l’affliction : car, Mayfair et Saint Gilles doivent ouvrir également leurs brillantes demeures à ces inflexibles visiteuses, toutes les fois qu’il plaît à ces hôtes sinistres d’y frapper.

Vous n’envoyez pas vos invitations pour vos concerts du matin, vos fêtes champêtres, ou vos thés dansants, à la misère ou au chagrin, oh, nobles duchesses et comtesses ; mais avez-vous jamais vu leurs faces dans la foule, quand vous songiez le moins à les rencontrer ?

À travers le feuillage et les splendides fleurs de la serre, à travers les rideaux de damas blanc de la grande porte vitrée, le soleil d’automne glisse ses rayons refroidis dans un boudoir au second étage d’un vaste hôtel dans Park Lane. Les tapis veloutés de cette pièce, les parquets de la chambre à coucher et du salon attenant, imitent une pelouse sur laquelle sont tombées des feuilles d’automne ; le dessin est vraiment si parfait, qu’il est difficile de penser que la légère brise qui pénètre par la croisée ouverte ne va pas enlever les feuilles fragiles qui semblent voltiger sous la lumière du soleil. La tapisserie des murs est du blanc le plus tendre, et elle est ornée des portraits sur émail de Louis XVI, de Marie Antoinette, de Madame Élizabeth et de l’infortuné petit prisonnier du Temple, enchâssés dans des panneaux ovales, aux quatre côtés du boudoir. Tout objet dans cet appartement, quoique étant parfait de forme et de nuance, est d’un style simple et calme ; on n’y voit pas de ces meubles de Boule, à dorures et à marqueteries, de ces fleurs artificielles, de ces estampes françaises, de ces boîtes à musique qui pourraient orner le boudoir d’une danseuse de l’Opéra, ou d’une femme de parvenu. Les fauteuils, les somptueux sofas sont recouverts de damas blanc, et leur bois est en érable uni. Sur le marbre de la cheminée, sont deux ou trois vases de la forme la plus classique, et qui, avec le buste de Napoléon de Canova, sont les seuls ornements de la pièce. Près du foyer, dans lequel brûle un médiocre feu, se trouve une table chargée de livres, les plus récentes publications françaises, anglaises et allemandes du jour ; mais elles sont empilées en un grand tas, comme si elles avaient été parcourues l’une après l’autre et mises de côté sans avoir été lues. À côté de cette table est assise une dame, dont la beauté est rendue encore plus saisissante par la simplicité de sa toilette noire.

Cette dame est Valérie de Lancy, maintenant comtesse de Marolles, car M. de Marolles a acquis un domaine dans le midi de la France, avec une partie de la fortune de sa femme, qui lui donne le titre de comte de Marolles.

Un homme chanceux, ce Raymond de Marolles. Une belle femme, un titre et une immense fortune, ne sont pas de si méprisables biens dans la loterie de la vie ; mais ce Raymond est un homme qui veut étendre ses richesses : aussi s’est-il établi comme banquier sur une grande échelle dans l’Amérique du Sud, et est-il venu dernièrement en Angleterre, avec sa femme et son fils, dans le but d’établir une succursale de cette banque à Londres. Il est bien entendu, que cet homme avec ses hautes relations et son énorme fortune, est considéré et possède un immense crédit dans tout le continent de l’Amérique du Sud.

Huit années n’ont rien enlevé à la beauté de Valérie de Marolles ; ses yeux noirs ont le même feu, sa tête fière a la même grâce hautaine : mais, dans la solitude et au repos, son visage porte l’empreinte d’une profonde tristesse pénible à voir, car c’est la sinistre tristesse du désespoir. Le monde dans lequel elle vit, qui la connaît seulement comme la brillante, spirituelle, vive et étincelante Parisienne, songe peu qu’elle cause parce qu’elle n’ose pas réfléchir, qu’elle est sémillante et animée parce qu’elle n’ose pas rester calme ; qu’elle court d’un endroit à un autre à la poursuite du plaisir et de l’excitation, parce que, dans l’excitation seule et dans une existence aussi fausse et aussi vide que les joies qu’elle donne, elle peut fuir le fantôme qui la persécute. Oh ! image qui ne veut pas s’éloigner. Oh ! spectre pâle et pensif qui surgit devant nous à toute heure et à tout moment pour se moquer et rire de nos fêtes bruyantes et tumultueuses que, conformément à la loi des contrastes, nous appelons plaisirs. Ce fantôme, c’est le passé !

Valérie n’est pas seule ; un petit garçon, de sept à huit ans, se tient debout devant ses genoux et lit à haute voix dans un livre de fables :

« Une grenouille vit un bœuf. »

Il commence et, comme il lit le premier mot, la porte du boudoir s’ouvre et donne passage à un gentleman dont le pâle et beau visage, les yeux bleus, les cils blonds, la chevelure et les sourcils noirs font reconnaître pour l’époux de Valérie. ;

« Ah ! dit-il, lançant un coup d’œil railleur sur l’enfant qui lève les yeux un instant, puis les baisse sur le livre avec une indifférence qui dénote peu d’amour pour le nouveau venu, vous instruisez votre fils, madame, vous lui apprenez à lire, n’est-ce pas une absurdité ? Le bambin a une belle voix et l’oreille d’un maëstro ; qu’il apprenne le solfège et très-probablement, un de ces jours, il sera un homme aussi illustre que… »

Valérie le regarde avec le mépris d’autrefois, avec cette froideur glaciale des premiers jours.

« Désirez-vous quelque chose de moi ce matin, monsieur ! demande-t-elle.

— Non, madame. Ayant l’entière disposition de votre fortune, que pourrais-je désirer ? Un sourire ? Non, madame ; vous gardez vos sourires pour votre fils ; et, au reste, ils sont à bon marché dans Londres les sourires de la beauté.

— Alors, monsieur, puisque vous n’avez pas besoin de ma signature, puis-je vous demander pourquoi vous venez m’insulter par votre présence ?

— Vous instruisez votre fils à respecter son père, madame, dit Raymond en ricanant et il se jette dans un fauteuil en face de Valérie : vous donnez un bon exemple au futur comte de Marolles ; il sera un modèle de piété filiale comme vous en êtes un de…

— Ne craignez pas, monsieur de Marolles, que j’apprenne un seul jour à mon fils à respecter son père ; craignez plutôt que je ne lui apprenne à le venger.

— Mais, madame, c’est à vous à craindre cela. »

Pendant la durée de ce court dialogue le petit garçon a saisi la main de sa mère, en la regardant d’un œil sérieux et inquiet ; tout jeune qu’il est, il y a du courage dans son coup d’œil et un air de fermeté et de résolution dans sa lèvre supérieure qui promet pour l’avenir. Valérie détourne les yeux de la figure cynique de son époux et caresse de sa main les boucles noires de la chevelure de l’enfant. Ces boucles lui rappellent-elles celles d’une autre chevelure noire ? Aperçoit-elle d’autres yeux dans la clarté de ceux qu’elle contemple maintenant ?

« Vous êtes vraiment assez bonne pour me demander, madame, le sujet de ma visite, votre discernement naturel vous faisant comprendre qu’il n’y a rien de bien remarquablement attrayant dans la fréquentation de ces appartements et dans les lectures enfantines exclusivement composées de mots d’une syllabe (il jette en parlant un coup d’œil sur l’enfant et ses cruels yeux bleus ne sont jamais si cruels que lorsqu’il regarde de ce côté), pour m’engager à pénétrer ici sans quelque motif.

— Monsieur sera peut-être assez bon pour être bref dans l’exposé de ce motif. Il peut imaginer que, me consacrant entièrement à mon fils, je ne vois pas avec plaisir ses études ou même ses amusements interrompus.

— Vous élevez votre jeune comte Almaviva comme un prince, madame ; c’est quelque chose d’avoir un sang noble dans les veines, même d’un seul côté. »

Si elle avait pu le tuer du regard lancé par son œil noir étincelant, il fût tombé mort tandis qu’il prononce les mots qui frappent l’un après l’autre son cœur brisé : il connaît son pouvoir, il sait en quoi il consiste, il sait comment en user et il se plaît à la torturer, parce que, malgré qu’il ait obtenu d’elle rang et fortune, il n’a jamais pu la subjuguer, elle l’a toujours défié même dans son désespoir.

« Vous êtes inconvenant, monsieur. Je vous en prie, soyez assez bon pour me dire ce qui vous amène ici ; car je ne voudrais pas faire injure à votre bon sens en vous disant que votre visite est la bienvenue.

— Ce sera alors en peu de mots, madame. Nos arrangements domestiques ne me conviennent point. On ne nous a jamais vus nous quereller, il est vrai, mais on nous a vus rarement nous adresser mutuellement la parole et on ne nous à jamais vus ensemble en public. Tout cela était fort bien dans l’Amérique du Sud où nous étions roi et reine de notre cercle ; ici ce n’est plus la même chose. Pour le moins nous avons l’air mystérieux ; le haut monde est enclin au scandale. Nos gens tirent des conséquences : monsieur n’aime pas madame et il l’a épousée pour son argent ; ou, d’un autre côté, madame n’aime pas monsieur, mais elle l’a épousé parce qu’elle avait une puissante raison de le faire. Cela ne convient pas, comtesse. Un banquier doit être considéré, ou le monde peut craindre de lui donner sa confiance. Je dois être ce qu’on m’appelle aujourd’hui : l’éminent banquier, et je dois jouir de la confiance générale.

— Afin de pouvoir mieux la tromper, monsieur, voilà le motif qui vous fait désirer la confiance publique, n’est-il pas inscrit dans votre code de morale publique ?

— Madame devient mathématicienne ; son argument par induction lui fait honneur.

— Mais votre affaire, monsieur ?

— Était de vous signifier mon désir, madame, qu’on pût nous voir plus souvent ensemble en public. L’Opéra Italien, actuellement, madame, quoique vous ayez pour lui un si grand éloignement, éloignement, soit dit en passant, que vous ne professiez pas durant la première période de votre vie, est un lieu de réunion fort à la mode. Tout le monde sera là ce soir pour assister au début d’un chanteur d’une célébrité européenne. Peut-être me ferez-vous l’honneur de m’y accompagner ?

— Je ne saurais prendre aucun intérêt, monsieur…

— Aux succès d’un ténor. Ah ! comme nous perdons les goûts de notre jeunesse. Mais vous voudrez bien occuper la loge du premier rang que j’ai louée pour la saison au théâtre de Sa Majesté. Il est de l’intérêt de votre fils, de votre chérubin, de condescendre à ma demande. »

Il lance encore une fois un regard sur l’enfant avec un sourire railleur sur ses lèvres minces, puis il s’éloigne et dit en s’inclinant profondément devant elle :

« Au revoir, madame ; je commanderai la voiture pour huit heures. »

Un cheval qui, à la vente du Tattersall, avait attiré l’attention de tous les amateurs par sa perfection en tous points et par la somme élevée de son enchère, caracole devant la porte de l’hôtel sous la main de son habile cavalier, un groom bien appris à l’élégante livrée. Un autre cheval, également de pure race, attend son cavalier, le comte de Marolles ; le groom descend et tient la bride tandis que le gentleman sort de l’hôtel et S’élance en selle. C’est un cavalier consommé ce comte de Marolles, un bel homme aussi malgré l’impatience et l’astuce de ses yeux bleus et de ses lèvres minces et nerveuses. Sa toilette est parfaite, suffisamment à la hauteur de la mode pour dénoter dans celui qui la porte un homme de haut ton, mais sans l’exagération qui lui donnerait le cachet d’un parvenu. Il a cette élégance et cette grâce étudiée qui, à l’œil de l’observateur, paraît être du laisser-aller, mais qui est en réalité la perfection de l’art le plus remarquable de tous : l’art de cacher l’art.

Il est midi et il n’y a pas beaucoup de monde dans Piccadilly par cette matinée de septembre ; mais parmi les quelques gentlemen qui passent à cheval devant M. de Marolles, les plus distingués le saluent. Il est bien connu dans le grand monde comme l’éminent banquier, le propriétaire d’un superbe hôtel dans Park Lane, le héros de la célébrité parisienne qui porte la croix de la Légion d’honneur qui lui a été donnée par Napoléon Ier à l’occasion d’un dîner chez Talleyrand, le possesseur de propriétés considérables en France et dans l’Amérique du Sud, ayant une fortune dite colossale, et une délicieuse femme ; au reste, si ses titres de noblesse sont tout à fait de fraîche date et si, au dire d’impertinentes gens, il n’a jamais eu un grand-père ou même une espèce de père que l’on puisse citer ; les grands hommes depuis les âges mythologiques ont été renommés pour sortir de la meilleure origine qu’ils ont pu.

Mais pourquoi étant banquier, pourquoi possédant une énorme fortune, essayer encore de l’agrandir par la spéculation ? Cette question est à débattre entre Raymond de Marolles et sa conscience. Peut-être n’existe-t-il pas de bornes à l’ambition de cet homme qui entra dans Paris, il y a huit ans, en obscur aventurier et qui est aujourd’hui millionnaire au dire de plusieurs.