La Trace du serpent/Livre 5/Chapitre 09

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 222-235).

CHAPITRE IX.

LE CAPITAINE LANSDOWN ENTEND PAR HASARD UNE CONVERSATION QUI PARAÎT L’INTÉRESSER.

Laurent Blurosset faisait rage dans le West End de Londres. Que cherchent-ils, ces habitants blasés du West End, si ce n’est une émotion ? Une émotion, obtenue par n’importe quel moyen. Si Laurent Blurosset était un magicien, cela n’en valait que mieux, s’il s’était vendu au démon, cela n’en valait que mieux encore, et n’en était que plus piquant. C’était quelque chose qui approchait presque d’une sensation, que de faire une visite matinale à un gentleman qui avait fait un pacte avec Satan, ou qui avait mis son nom sur un morceau de papier timbré, payable à vue à Lucifer lui-même ; et puis il existait une chance, une ombre de probabilité, si faible qu’elle fût, de rencontrer le maître du gentleman qu’on allait voir, et combien de délices pouvait procurer cette rencontre ! Comment devait faire ce seigneur-maître, pour visiter Marlborough Street ? avait-il un passe-partout de la porte d’entrée ? ou laissait-il sa carte au domestique, comme tout autre des gentlemen, ses élèves et ses associés ? surgissait-il d’une trappe sous le tapis de Bruxelles du salon ? ou bien se glissait-il par un panneau à coulisse de Wouwermans qui ornait les murs ? De toute façon, une visite au mystérieux chimiste de Marlborough était la meilleure chose à faire, pour terminer cette ennuyeuse saison de Londres, et M. Laurent Blurosset était considéré comme une distraction beaucoup plus attrayante que l’Opéra.

C’est dans l’obscurité grandissante de cette soirée, où il y avait une si grande animation, dans le petit cabinet de chirurgie, dans Friar Street, qu’un équipage entièrement fermé s’arrête devant la porte de M. Blurosset, et qu’une dame, enveloppée d’un voile épais, descend de la voiture. La tête gracieuse, mais hautaine, est une tête de notre connaissance : c’est Valérie, qui, dans la profondeur de son affliction, vient vers l’homme qui est en partie l’auteur de cette affliction.

Elle est introduite dans un petit appartement sur le derrière de la maison, moitié cabinet d’étude, moitié laboratoire, encombré de livres, de manuscrits, de creusets et d’instruments de mathématiques. Sur une petite table, près du feu qui brûle tristement dans la grille, sont jetées sans ordre, les cartes bien connues, les cartes qui prophétisèrent, il y a huit ans, la mort du roi de pique.

La pièce est vide quand elle y pénètre, et elle s’assied dans les ténèbres épaisses, car il n’y a d’autre lumière que la flamme vacillante du triste feu.

Quelles sont ses pensées, pendant qu’elle est assise dans l’obscurité de cet appartement silencieux ? Qui le dira ? Quelle profonde forêt, quelle immense étendue d’océan, quelle île déserte est plus morne que l’arrière-appartement d’une maison de Londres, dont la croisée laisse voir pour horizon un mur grisâtre et élevé ou quelque phénomène de végétation, lugubre, desséché par la fumée, fantastique, que nul autre sur terre que le propriétaire ne s’avisa jamais d’appeler un arbre ?

Quelles sont ses pensées dans cette pièce à l’aspect désolé ? Quel peut être le sujet de ses pensées, si ce n’est celui qui a occupé son esprit depuis huit années écoulées, le souvenir de l’homme qu’elle aimait et qu’elle a tué. Et il était innocent ! Aussi longtemps qu’elle a été convaincue de sa culpabilité, de sa cruelle et amère trahison, il lui a paru un sacrifice, ce crime de la nuit de novembre. Aujourd’hui il prend une autre couleur, c’est un meurtre, et elle a été une pitoyable marionnette dans les mains d’un démon, passé maître.

M. Blurosset entre dans l’appartement, et la trouve seule avec ses pensées.

« Madame, dit-il, j’ai peut-être l’honneur de vous connaître ? »

Il reçoit de si nombreuses visites de belles personnes que celle-ci, dont il ne peut voir la figure, peut bien être une de ses anciennes clientes.

« Il y a huit ans que vous m’avez vue, monsieur, réplique-t-elle. Vous m’avez oubliée très-probablement.

— Vous oublier, vous, madame, peut-être, mais non votre voix, elle est de celles qu’on n’oublie pas.

— Vraiment, monsieur, et pourquoi donc ?

— Parce que, madame, elle porte avec elle un accent particulier auquel je ne puis me méprendre en qualité de physiologiste. C’est la voix d’une personne qui a souffert.

— C’est vrai !… c’est bien vrai !

— D’une personne qui a souffert au delà de ce que souffre ordinairement une femme.

— Vous avez raison, monsieur.

— Et maintenant, madame, que puis-je faire pour vous ?

— Rien, monsieur, vous ne pouvez faire autre chose que ce que pourrait faire aussi bien que vous le plus ordinaire pharmacien de la ville, en consentant à me vendre une once de laudanum.

— Oh ! nous en revenons à la même idée, dit-il avec une teinte de sarcasme dans l’accent de sa voix. Je me souviens qu’il y a huit ans…

— Je vous demandai les moyens de mourir. Je ne dis pas que j’eusse alors le désir de mourir ; en ce moment même, je ne l’ai pas… j’avais un but dans la vie, et ce but, je l’ai encore. »

Tandis qu’elle prononce ces paroles, celui qui habite avec Blurosset, le militaire indien, le capitaine Lansdown, est entré dans la maison au moyen de son passe-partout, il est arrêté, en traversant le vestibule, par le son des voix qui arrive à lui de l’intérieur par la porte entr’ouverte du cabinet d’étude. Je ne prétends pas justifier une conduite aussi indigne d’un officier et d’un gentleman ; mais le capitaine s’arrêta dans l’ombre de l’antichambre, et écouta la voix de la personne qui parlait, comme si la vie et la mort étaient renfermées dans ses paroles.

« J’ai encore, disais-je, un but dans la vie, un but solennel et sacré : celui de protéger un innocent. Quelque grande coupable que je puisse être, je remercie le ciel de m’avoir encore donné le pouvoir de protéger mon fils.

— Vous êtes mariée, madame ?

— Je suis mariée. Vous savez cela aussi bien que moi, monsieur Blurosset. L’homme qui me conduisit la première fois chez vous doit avoir été, sinon votre complice, du moins votre collaborateur. Il vous révéla son plan, sans aucun doute, pour obtenir votre assistance dans ses projets. Je suis mariée à ce scélérat… scélérat tel que je ne crois pas que le ciel en ait jamais éclairé de pareil.

— Et vous voudriez protéger votre fils, madame contre son père… »

Le visage du capitaine Lansdown brille dans l’ombre d’une pâleur aussi livide que celle qui couvre la face de Valérie elle-même, tandis qu’elle regarde fixement M. Blurosset, à la lueur vacillante du feu.

« L’homme à qui je suis mariée n’est pas le père de mon fils, dit Valérie, d’une voix froide et calme.

— Comment, madame ?

— J’étais mariée auparavant, continua-t-elle. Le fils que j’aime si tendrement est le fils de mon premier époux. Le seul motif pour lequel votre digne collaborateur, M. Raymond de Marolles, trempa ses mains dans le sang innocent, était d’acquérir une grande fortune. Il la possède, et il est satisfait… Mais il ne la gardera pas longtemps.

— Et votre projet, en venant me trouver, madame ?

— Est de vous accuser. Oui, monsieur Blurosset, de vous accuser de complicité dans le meurtre de Gaston de Lancy.

— Complice d’un meurtre !

— Oui, vous m’avez vendu du poison… vous saviez à quel usage était destiné ce poison… vous étiez dans le complot, l’infâme et satanique complot qui devait plonger mon âme dans un enfer. Vous me prédîtes la mort de l’homme que j’avais l’intention de tuer ; vous en inspirâtes l’idée à mon cerveau dérangé, vous mîtes l’arme dans ma coupable main ; et, pendant que j’endurais toutes les tortures que le ciel inflige à ceux qui méconnaissent ses lois, vous étiez libre. Non, monsieur, vous ne resterez pas libre. Joignez-vous à moi pour accuser cet homme, aidez-moi pour le traîner devant la justice ; ou, par le ciel qui nous éclaire, par le sang qui anime mon cœur brisé, par la vie de mon unique enfant, je jure de vous accuser. Gaston de Lancy ne doit pas rester sans être vengé par la femme qui l’a aimé et qui l’a tué. »

Le nom de l’homme qu’elle a si tendrement et si passionnément aimé a sur elle une puissance que ne saurait avoir nul autre souvenir sur terre, et elle éclate en un torrent de larmes brûlantes.

Laurent Blurosset considère silencieusement cette explosion de douleur ; peut-être l’étudie-t-il comme un homme de science, et peut-il calculer combien de temps elle durera.

L’officier de l’armée des Indes, dans l’ombre du vestibule, est plus impressionné que le chimiste philosophe, car il tombe à genoux sur le seuil de la porte et cache dans ses mains son visage pâle.

Il y eut un silence de cinq minutes à peu près. Un silence qui parut terrible, n’étant interrompu que par les sanglots déchirants de cette femme désespérée. À la fin, Laurent Blurosset prend la parole ; il parle d’un ton qu’elle n’a jamais entendu auparavant, et qui n’a jamais été ouï peut-être de personne ; un ton si extraordinaire pour lui et si en dehors de ses habitudes, qu’il est, en quelque sorte, transformé en un homme nouveau.

« Vous dites, madame, que je suis le complice de cet homme. Mais, qu’en savez-vous ? ne pouvez-vous supposer qu’il n’a pas daigné condescendre à me prendre pour complice ? que ce gentleman, qui, devant tous ses succès dans la vie à sa scélératesse seule sans secours étranger, ait eu une confiance considérable dans ses propres talents, et ne m’ait pas jugé digne de l’honneur d’être son complice ?

— Comment, monsieur ?

— Non, madame, Laurent Blurosset n’était pas un homme assez habile pour que le brillant aventurier parisien, Raymond de Marolles, le prît comme son collaborateur. Non, Laurent Blurosset était purement un philosophe, un physiologiste, un rêveur, un être tant soit peu fou, et seulement un misérable jouet dans les mains de l’homme du monde, du chevalier de fortune, de l’impudent et audacieux Anglais.

— Un Anglais ?

— Oui, madame, c’est un des secrets de votre mari ; il est Anglais. Je n’étais pas assez habile pour être le complice de M. de Marolles ; je ne l’étais pas trop, dans son opinion, pour devenir sa dupe.

— Sa dupe ?

— Oui, madame, son mépris pour le savant était extrême ; j’étais un automate utile, rien de plus. Le chimiste, la physiologie, l’homme dont la tête avait grisonné à la poursuite de la science d’induction, dont les nuits et les jours avaient été consacrés à l’étude des grandes lois de la cause et de l’effet, était dans les mains de ce chevalier de fortune un jouet, aussi peu capable d’approfondir ses motifs, que la poupée de bois l’est de deviner ceux du bateleur qui tire les ficelles qui la font danser. Ainsi pensait Raymond de Marolles, l’aventurier, le coureur de fortunes, le voleur, l’assassin.

— Quoi, monsieur, vous le connaissez donc ?

— Jusques dans les replis les plus noirs de son cœur, madame. Vraiment la science serait un mensonge, la sagesse une chimère, si je n’avais lu à travers le masque superficiel de ce bas et fastueux aventurier, aussi bien que je puis lire les mots écrits dans les livres que voilà, à travers la mince apparence de caractères étrangers. Moi, sa dupe, comme il le croyait, moi, le savant fou dont les travaux le faisaient rire, même pendant qu’il cherchait à profiter de leur secours, je riais de lui, à mon tour, je lisais tous ses projets et je l’ai laissé rire et mentir, jusqu’au jour où il me plaira de lever le masque et de lui dire : « Raymond de Marolles, charlatan ! menteur ! fou ! dupe ! dans le combat entre la sagesse « et la fourberie, la déesse aux yeux bleus est triomphante. »

— Mais quoi, monsieur, vous êtes alors doublement meurtrier. Vous connaissiez cet homme, et cependant vous l’encouragiez dans le plus vil complot qui poussa jamais une malheureuse femme à tuer l’homme qu’elle aimait mille fois plus que sa personne indigne. »

Laurent Blurosset laissa errer sur ses lèvres un très-mystérieux sourire.

« J’agissais dans un but, madame. Je désirais éprouver les effets d’un nouveau poison. Le meurtre vient de vous… s’il y a eu meurtre… et non de moi. Vous m’avez demandé une arme, je l’ai mise entre vos mains, je ne vous ai pas forcée d’en user.

— Non, monsieur, mais vous m’avez excitée à le faire. S’il existe une justice sous le ciel, vous aurez à répondre de cet acte, aussi bien que M. de Marolles ; sinon il n’y a pas de justice dans le ciel. Les châtiments de Dieu sont plus terribles que les châtiments des hommes, et vous avez tout sujet de trembler, vous et le misérable dont vous étiez le complice… le complice volontaire et consentant.

— Et vous, madame, en nous traînant devant la justice, n’aurez-vous pas à souffrir ?

— Souffrir ! »

Elle lance un éclat de rire moqueur, dont le bruit sourd et l’expression amère est pénible à entendre… pénible surtout pour les oreilles de celui qui écoute dans l’ombre, le visage toujours enseveli dans ses mains.

« Souffrir ! non, monsieur Blurosset, il n’est plus pour moi de souffrance sur terre. Si, dans l’enfer, les damnés doivent souffrir éternellement les douleurs que j’ai endurées depuis les huit dernières années, les angoisses qui m’ont torturée dans cette nuit d’hiver dans laquelle mourut l’homme que j’aimais ; alors, en vérité, Dieu est une divinité pleine de vengeance. Pensez-vous que le pire châtiment que la loi puisse m’infliger, pour cet horrible crime, puisse approcher des angoisses de mon esprit, tous les jours et à toute heure ? Pensez-vous que je craigne le déshonneur ? Le déshonneur ! bah ! Qu’est-ce que cela ? Il n’y a jamais eu sur terre qu’un seul être dont j’estimasse la bonne opinion, et dont je craignisse le mépris. Cet homme, je l’ai tué. Vous croyez que j’ai peur du monde ? Le monde pour moi, c’était lui, et il est mort. Si vous ne voulez pas être dénoncé comme complice d’une meurtrière et comme son complice, à lui, ne me laissez pas quitter cette chambre ; car, par le ciel qui est sur ma tête, si je quitte cette chambre en vie, je vais aussitôt livrer, vous, Raymond de Marolles et moi-même entre les mains de la justice.

— Et votre fils, madame, que deviendra-t-il ?

— J’ai pris des dispositions pour assurer son bonheur futur. Il retournera en France et sera placé sous la garde de mon oncle. »

Il y a quelques minutes de silence ; Laurent Blurosset semble perdu dans ses pensées ; Valérie reste assise, ayant ses yeux caves et brillants fixés sur la flamme vacillante du feu mourant. Blurosset est le premier qui reprend la parole.

« Vous dites, madame, que si je ne veux pas être livré à la justice, comme complice d’un meurtre, je ne dois pas vous permettre de quitter cette chambre, mais que je dois vous sacrifier ma sûreté. Rien de plus facile, madame, je n’ai qu’à lever la main, à agiter un mouchoir préparé à la manière de ceux employés autrefois par les Borgia et les Médicis devant votre visage ; je n’ai qu’à répandre quelques grains de poudre dans le feu à vos pieds ; vous donner un livre à lire ou une fleur à sentir, et vous ne quitterez pas vivante cette chambre. Et c’est ce que je ferais… si j’étais ce que vous dites que je suis, le complice d’un meurtrier.

— Comment, monsieur ! vous n’avez pris aucune part au meurtre de mon époux ? vous qui me donnâtes la substance qui l’a tué ?…

— Vous êtes précipitée dans vos conclusions, madame. Comment savez-vous que la substance que je vous donnai causa la mort de Gaston de Lancy ?

— Oh ! par pitié ! ne jouez pas avec moi, monsieur. Expliquez-vous, que voulez-vous dire ?…

— Simplement ceci, madame. Que la mort de votre mari dans la soirée du jour où vous lui fîtes boire du vin que vous croyiez empoisonné peut avoir été… une coïncidence…

— Oh ! monsieur ! par pitié !…

— Non, madame, ce fut une coïncidence. La substance que je vous donnai n’était pas un poison. Vous n’êtes pas coupable de la mort de votre mari.

— Oh ! que le ciel soit loué, que le ciel miséricordieux soit loué. »

Elle tombe à genoux et plonge sa tête dans ses mains, laissant éclater des larmes de reconnaissance.

Tandis que son visage est ainsi caché, Blurosset prend dans une petite armoire d’un côté de la cheminée, une pincée de poudre qui produit des flammes de couleur, qu’il jette sur les cendres du feu mourant dans la grille. Une lumière fantastique brille et illumine la chambre d’un éclat étrange et surnaturel.

« Valérie, comtesse de Marolles, dit-il avec une gravité solennelle, on dit que je suis magicien, sorcier, un disciple de l’ange des ténèbres… Non… Quelques-uns, plus extravagants, ont poussé le blasphème jusqu’à déclarer que j’avais le pouvoir de ressusciter les morts. Votre esprit ne doit pas être trompé par des mensonges aussi grossiers. Les morts ne sortent point de leurs tombes à la volonté d’un mortel. Levez la tête, Valérie… comtesse de Marolles, non. Je ne vous donnerai plus ce nom, qui porte en lui le mensonge. Valérie de Lancy, regardez là-bas. »

Il fit signe du doigt dans la direction de la porte. Elle se lève, regarde vers le seuil, fait un pas chancelant en avant et chancelle, pousse un long cri, plein d’égarement, et tombe évanouie sur le plancher.

Dans toutes les angoisses qu’elle a endurées, dans toutes les horreurs qu’elle a traversées, elle n’a jamais perdu précédemment l’usage de ses sens. Il faut, en vérité, une cause bien puissante pour amener un tel événement.