La Trace du serpent/Livre 6/Chapitre 01

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 237-263).


LIVRE SIXIÈME.

SUR LA TRACE.


CHAPITRE PREMIER.

PÈRE ET FILS.

Trois jours se sont écoulés depuis l’entrevue de Valérie et de Laurent Blurosset, et Raymond de Marolles se promène de long en large dans son cabinet de travail de Park Lane. Il ne doit pas aller à la banque aujourd’hui. La pluie d’automne fouette contre la double fenêtre de l’appartement, qui est situé sur le derrière de la maison, ayant vue sur le petit carré d’un soi-disant jardin ; et sur un mur recouvert de plantes grimpantes à l’aspect triste et échevelé qui s’agitent çà et là, et percé d’une petite porte verte qui communique avec les écuries.

La journée est désespérément pluvieuse ; midi va sonner, et pas assez de jour dans le ciel obscur pour permettre de confectionner le moindre objet de toilette, non pas même une paire de manchettes pour un infortuné marin. Heureux le comte de Marolles, qui n’a pas de motif pour étendre sa promenade au delà de la bordure pourpre et cramoisie de son tapis turc, dans un jour comme celui-ci. Les moineaux de Londres, transformés pour le moment en espèce d’oiseaux aquatiques, voltigent tristement sur les petits marécages des terrains gazonnés, flanqués çà et là de groupes surannés de géraniums flétris qui ont vu positivement de plus beaux jours. Ils ont l’air de regarder avec envie la flamme brillante réfléchie sur les doubles fenêtres de l’appartement du comte ; ces moineaux, qui voudraient peut-être s’introduire et se poser sur les côtés du foyer, et j’oserais affirmer qu’ils gazouillent l’un à l’autre en confidence :

« Une magnifique chose que d’être comte de Marolles, d’avoir une fortune qui demanderait toute la vie du vieux Parr pour être calculée, et un bon feu dans la saison humide. »

Cependant, malgré tous ces avantages, Raymond de Marolles ne paraît pas être l’objet le plus enviable de la création, par cette matinée pluvieuse. Son beau visage pâle est plus pâle que jamais ; ses yeux bleus sont cernés de noir, et sa lèvre inférieure a un mouvement nerveux et convulsif, signes qui ne furent et ne seront jamais des indices de la tranquillité d’esprit. Il n’a pas vu Valérie depuis la soirée dans laquelle M. Paul Moucée, autrement dit le signor Mosquetti, a raconté son histoire. Elle est demeurée renfermée dans ses appartements, et Raymond de Marolles s’est même peu soucié de rompre la solitude de cette femme, dont le chagrin est si près de ressembler au désespoir.

« Que fera-t-elle, maintenant qu’elle sait tout ? Va-t-elle le dénoncer ? Si elle le fait, je suis préparé. Pourvu que Blurosset, le pauvre fou de savant, joue seulement son rôle avec fidélité, je suis sauvé. Mais elle n’osera pas révéler la vérité ; par amour pour son fils elle gardera le silence. Oh ! étrange, inexplicable et mystérieux hasard, que cette fortune pour laquelle j’ai machiné de si profondes combinaisons, pour laquelle j’ai tant hasardé et me suis donné tant de peine, m’appartienne à moi seul ! Cette femme n’est qu’une pure usurpatrice, et seul je suis l’héritier légitime de la fortune des de Cévennes. Que faut-il faire ? Pour la première fois de ma vie je suis en défaut. Voler vers le marquis, lui dire que je suis son fils ; c’est difficile à prouver, maintenant que cette vieille sorcière est morte ; et même si je le prouvais, dussé-je soulever pour cela ciel et terre, que deviendrai-je si elle me dénonce à son oncle et que celui-ci refuse de reconnaître l’aventurier, l’empoisonneur ! Je pourrais bien la faire taire, mais malheureusement elle n’ignore pas les événements, et je crains qu’elle ne veuille pas même accepter une goutte d’eau de la part de son dévoué mari. Si j’avais quelqu’un pour me venir en aide, mais je n’ai personne, personne à qui je puisse me fier, personne en mon pouvoir. Oh ! Laurent Blurosset, que n’ai-je quelques-uns de vos puissants secrets pour faire que le vent d’automne, en pénétrant par la croisée de ma belle cousine, puisse sceller sa bouche pour jamais ! »

Charmantes pensées pour occuper l’esprit dans ce jour pluvieux d’automne ; mais de telles méditations ne sont nullement étrangères à celui de M. Raymond de Marolles.

C’est d’une semblable rêverie qu’il est tiré par le bruit des roues d’une voiture, le carillon d’une sonnette et le choc du marteau de la porte cochère.

« Il est trop bonne heure pour des visites du matin. Qui peut venir à une pareille heure ? quelqu’un de la banque, peut-être. »

Il arpente son cabinet, plein d’anxiété, en se demandant qui peut être ce visiteur inattendu, quand le valet de chambre ouvre la porte et annonce :

« Le marquis de Cévennes !

— Ainsi donc, murmure Raymond, elle a joué sa première carte : elle a fait venir son oncle. Nous avons besoin de toute notre cervelle aujourd’hui. Préparons-nous maintenant à voir mon père, face à face. »

Pendant qu’il parle, le marquis entre.

Face à face, père et fils ; soixante ans, beau et pâle ; des yeux bleus, un nez aquilin et des lèvres minces. Trente ans, beau et pâle, des yeux bleus, un nez aquilin et des lèvres minces aussi ; et des deux visages, aucun ne saurait inspirer de la confiance ; pas un regard de franchise, pas un coup d’œil de bienveillance, pas une noble expression ; réellement père et fils ; en tous points vous avez la même nature, père et fils.

« Monsieur le marquis me fait un honneur et un plaisir inespérés, dit Raymond de Marolles en s’avançant pour recevoir son visiteur.

— Non, monsieur de Marolles, je ne puis penser que je sois inattendu ; je viens pour me conformer aux vives supplications de ma nièce. Quant à ce que peut vouloir de moi cette très-extravagante jeune femme dans cet abominable pays de votre adoption, cela surpasse complètement ma pauvre intelligence. »

Raymond pousse un soupir de satisfaction.

« Ainsi, pense-t-il, il ne sait encore rien. C’est bien, Valérie ; vous êtes longue à jouer vos cartes, je prendrai l’initiative ; mon premier atout commencera la partie.

— Je vous répète, dit le marquis en se jetant dans le fauteuil que Raymond a roulé de son côté, en réchauffant ses délicates et blanches mains au feu flamboyant ; je vous répète les supplications pressantes de ma très-charmante, mais très-extravagante nièce, qui m’ont décidé à traverser la Manche dans l’automne d’une année très-orageuse, n’étant pas bon marin, dépassent complètement mon intelligence. »

Raymond paraît très-sérieux et fait deux ou trois tours dans la pièce. Les brillants yeux bleus du marquis le suivent pendant un tour et demi, puis trouvent cette promenade monotone, et se baissent sur ses mains blanches et sur un anneau, objets toujours intéressants à considérer. Bientôt le comte de Marolles s’arrête, s’appuie sur le dossier d’un fauteuil du côté de la cheminée opposé à celui où est assis le marquis, et dit d’un ton de voix très-grave :

« Monsieur de Cévennes, je vais vous entretenir d’un sujet d’une nature vraiment si pénible et si affligeante pour tous les deux, pour vous à entendre et pour moi à communiquer, que je crains presque de l’entamer. »

Le marquis paraît si profondément absorbé dans la contemplation de son anneau surmonté d’une émeraude qu’il a évidemment entendu les paroles de Raymond sans comprendre leur signification ; mais il lève la tête un instant d’un air réfléchi, rappelle les mots qu’il vient d’entendre, les récapitule dans leur ordre, fait un signe de tête et dit :

« Oh ! oh ! de nature affligeante ; vous craignez de l’entamer, n’est-ce pas ? Ne vous tourmentez pas, je vous en prie, mon bon de Marolles. Je ne pense pas qu’il y ait là de quoi vous tourmenter. »

Il abandonne l’anneau pendant une ou deux minutes et examine les cinq bagues de sa main gauche, à la recherche évidemment de la plus belle, la trouve au troisième doigt et la caresse avec amour, en attendant la très-pénible communication de Raymond.

« Vous dites, monsieur le marquis, que vous êtes tout à fait incapable de comprendre le motif pour lequel ma femme vous a prié de venir si brusquement ?

— Tout à fait ; et je vous assure que je suis un mauvais marin, un très-mauvais marin, quand la mer est agitée ; je suis positivement forcé, c’est réellement bien absurde, dit-il avec un rire net et éclatant ; je suis obligé de… de me cramponner au bordage du bâtiment ; ce qui est à la fois peu digne et désagréable, je vous en donne ma parole d’honneur. Mais vous disiez que…

— J’étais en train de dire, monsieur, que c’est pour moi un profond chagrin que de constater que la conduite de votre nièce a été depuis quelques mois inexplicable de toutes manières, tellement inexplicable que j’ai été conduit à craindre…

— Quoi, monsieur ? »

Le marquis croise ses mains blanches sur ses genoux, et regarde fixement le visage du mari de sa nièce.

« J’ai été conduit à craindre avec un chagrin que j’ai à peine besoin d’affirmer…

— Oh ! non, vraiment, je vous en prie, gardez le récit de votre chagrin, il doit avoir été si violent… Vous avez été conduit à craindre…

— Que ma malheureuse femme n’eût perdu la raison.

— Précisément ! Je pense qu’il faut attribuer cela au climat. Mon bon monsieur Raymond, comte de Marolles, mon très-digne monsieur Raymond de Marolles, mon très-excellent n’importe qui vous soyez ou puissiez être, pensez-vous que René-Théodore-Auguste-Philippe la Grange Martel, marquis de Cévennes, est une nature d’homme à être retourné entre vos doigts, quelque habile, quelque impudent et quelque astucieux coquin que vous puissiez être ?

— Monsieur le marquis…

— Je n’ai pas la moindre envie de me quereller avec vous, mon bon ami ; non. J’avouerai, au contraire, que je ne suis pas sans avoir une certaine dose de respect pour vous ; vous êtes un coquin accompli. Toute chose accomplie est, à mes yeux, chose estimable. La vertu, dit-on, se trouve dans la médiocrité dorée ; la vertu n’est pas mon fait, et en conséquence ne discutons pas cette question. Mais, pour moi, tous les moyens termes sont méprisables. Vous êtes, dans votre genre, accompli ; et, en un mot, je vous respecte. »

Il revient à la contemplation de ses mains et de ses bagues, et concentre toute son attention sur une tête en camée de Marc Antoine, qu’il porte à son petit doigt.

« Un coquin, monsieur le marquis…

— Et un habile coquin, monsieur de Marolles ; un habile coquin ! témoins vos succès ; mais pas tout à fait assez habile pour m’en imposer ; pas tout à fait assez habile pour en imposer à tout individu doué d’une médiocre quantité de cervelle.

— Monsieur !

— Parce que vous avez un défaut. Oui, réellement. »

Il enlève avec son petit doigt un grain de poussière de l’œil du Marc Antoine.

« Oui, vous avez un défaut. Vous êtes trop égal. Personne ne fut jamais aussi estimable que vous paraissez l’être ; vous outrez cela… Si vous vous rappelez, continua le marquis, s’adressant à lui dans un air de conversation facile et critique, le grand mérite de ce scélérat de Vénitien, dans la tragédie de l’estimable mais trop vanté William Shakespeare, est qu’il n’est pas égal. Othello croit Yago, non parce que celui-ci est doux, mais parce qu’il ne l’est pas. Je sais que certaines gens, d’honnêteté excessive, ne manqueront pas de dire : « C’est une désagréable brute ; » mais, moi, je le crois propre à inspirer la confiance. Vous êtes un très-habile individu, monsieur Raymond de Marolles, mais vous ne seriez jamais parvenu à vous emparer de l’esprit de Desdemone ; Othello aurait lu en vous, comme je l’ai fait.

— Monsieur, je ne souffrirai pas…

— Vous serez assez bon pour me permettre de finir ce que j’ai à dire. Je suis peut-être un peu diffus, mais je ne vous tiendrai pas longtemps. Je répète que, quoique vous soyez un très-habile individu, vous ne seriez jamais arrivé à mener à bonne fin l’affaire du traversin et de l’oreiller, parce qu’Othello eût lu en vous, comme je l’ai fait. Ma nièce s’obstina à se marier avec vous ; pourquoi ? Ce n’était pas une difficulté bien embarrassante à deviner, quoique mystérieuse en apparence. Vous, personnage entreprenant, ayant un mince capital, beaucoup d’intelligence et des mains blanches tout à fait impropres à un rude travail, étiez naturellement à la piste de quelque héritière que vous puissiez faire tomber dans un piège et forcer à vous épouser.

— Monsieur de Cévennes !

— Mon cher ami, je n’ai pas l’intention de vous chercher querelle. Dans votre position, j’eusse fait la même chose. Voici le véritable fil qui me servit à débrouiller le mystère. Je me dis : « Qu’aurais-je fait si la fatalité avait été assez mesquine et assez misérable pour me jeter dans la position de ce jeune homme ? » Mais naturellement j’aurais cherché quelque femme assez sotte pour se laisser tromper par cette infâme plaisanterie autorisée de vieille date, si utile aux romanciers et aux théâtres de mélodrames, que l’on appelle l’amour. Maintenant, ma nièce n’est pas une sotte. Ergo, elle n’était pas amoureuse de vous. Vous aviez alors acquis quelque autre genre de pouvoir sur elle. Lequel ? Je ne le demandai pas, je ne le demande pas aujourd’hui. Il suffisait qu’il y eût nécessité pour elle, pour moi, que ce mariage s’accomplît. Elle me le jura sur le crucifix. Je suis voltairien, mais, pauvre fille, elle tient ce genre d’idées de sa mère ; aussi n’avais-je rien de mieux à faire que de consentir au mariage et d’accepter un gentilhomme d’une généalogie douteuse !

— Peut-être pas si douteuse.

— Peut-être pas si douteuse ! Votre lèvre supérieure s’est relevée d’un air de triomphe, mon cher neveu. Papa s’est-il retrouvé dernièrement ?

— Peut-être. Je pense que je pourrai bientôt mettre la main sur lui. »

En disant ces mots, il pose une main délicate et effilée sur l’épaule du marquis.

« Sans doute ; mais si en même temps vous vouliez être assez aimable pour vous garder de la poser sur moi, vous m’obligeriez, réellement, vous m’obligeriez. Quoique cependant, dit le marquis philosophiquement en s’adressant au Marc Antoine, comme s’il eût voulu s’éclairer des lumières de ce Romain, pourquoi nous éloignerions-nous d’un coquin parce qu’il est un coquin, je n’en vois pas la raison. Nous pourrions nous éloigner de lui s’il était sale ou grossier, ou s’il mettait son couteau dans sa bouche, ou s’il prenait deux fois du potage, ou portait des habits mal faits, parce que ces choses sont ennuyeuses ; mais s’éloigner de lui parce qu’il est menteur, hypocrite ou lâche, c’est parfaitement absurde ! Je disais donc que je consentis à ce mariage sans faire de questions inutiles ou malséantes, mais en me résignant à la force des circonstances. Pendant quelques années les affaires paraissaient marcher très-bien, quand tout à coup je suis mis en émoi par une lettre très-alarmante de ma nièce. Elle me supplie de venir en Angleterre ; elle est seule, sans un ami, sans un conseiller et elle est déterminée à tout révéler.

— Tout révéler ! »

Raymond ne peut réprimer un tressaillement. Le sang-froid du marquis l’a complètement déçu, lui dont l’arme capitale était ce même sang-froid.

« Eh bien, que se passe-t-il alors ? Vous, sachant que cette lettre a été écrite, ou bien devinant qu’elle le sera, vous prenez hardiment les devants. Vous voulez vous jeter en travers de la déposition de votre femme, en déclarant qu’elle est folle, n’est-ce pas ? C’est là votre projet, n’est-il pas vrai ? »

Cela semble une si bonne plaisanterie au marquis, qu’il éclate de rire en frappant le Marc Antoine, comme s’il eût voulu réellement que ce respectable Romain participât à sa folle gaieté.

Pour la première fois de sa vie, Raymond de Marolles a trouvé son égal. Dans les mains de cet homme il est complètement impuissant.

« Une excellente idée. Seulement, comme je vous le disais tout à l’heure, trop facile à comprendre, trop transparente. C’était la seule chose que vous pussiez faire. Si j’étais à la recherche d’un homme, et que je vinsse dans une partie de pays où il n’y aurait qu’une seule route, je saurais naturellement, de quelque part qu’il vienne, qu’il doit passer par cette route. De même avec vous, mon cher de Marolles, il ne vous reste qu’une seule ressource : réfuter les révélations de votre femme, en déclarant qu’elles sont les hallucinations d’une maniaque. Je ne me fais point une gloire de vous deviner, je vous assure. Il n’y a aucune espèce de talent à découvrir que deux et deux font quatre ; le génie serait à celui qui prouverait que cela fait cinq. Je ne pense pas avoir autre chose à dire. Je n’ai aucune envie de vous attaquer, mon cher neveu. Je voulais seulement vous prouver que je n’étais pas votre dupe. Je présume que vous devez être actuellement suffisamment convaincu de ce fait. Si vous avez quelque bon madère dans vos celliers, j’en prendrais volontiers un verre avant d’entendre ce que ma nièce peut avoir à me dire. »

Il se renverse dans son fauteuil, bâille une ou deux fois, et polit le Marc Antoine avec le coin de son mouchoir ; il a évidemment éloigné de son esprit le sujet dont il vient de parler, et il est disposé à une agréable conversation.

En ce moment la porte s’ouvre violemment et Valérie entre dans la chambre.

C’est la première fois que Raymond la voit depuis la soirée de l’histoire de Mosquetti, et lorsque ses yeux rencontrent les siens, il tressaille involontairement.

Que s’est-il passé ! Ce changement, cette transformation, qui a enlevé huit années de l’âge de cette femme et lui a rendu l’apparence qu’elle avait dans la soirée où il la vit pour la première fois à l’Opéra de Paris. D’où vient-elle ? Que s’est-il passé ? Une si grande et si merveilleuse transfiguration, qu’il est presque amené à douter que ce soit bien elle ; et cependant il peut à peine définir cette métamorphose. Elle lui semble une transformation, non du visage, mais de l’âme ; une nouvelle âme perçant à travers la beauté primitive, une nouvelle âme, non l’âme ancienne, qu’il croyait morte. C’est en vérité une résurrection.

Elle avance vers son oncle, qui l’embrasse avec une espèce de tendresse de salon, pleine de grâce, qui ressemble à la véritable tendresse comme la dorure ressemble à l’or brut d’Australie, comme le sentiment de Lawrence Sterne ressemble à celui d’Olivier Goldsmith.

« Mon cher oncle, vous avez reçu ma lettre, alors ?

— Oui, chère enfant, et que pouvez-vous avoir, au nom du ciel, à me dire que vous n’ayez pu vous résigner à attendre jusqu’au changement de saison ? Je suis un si mauvais marin, répète-t-il douloureusement. Que pouvez-vous avoir à me dire ?

— Rien encore, mon cher oncle. (Ses yeux noirs brillants restent fixés sur Raymond, tandis qu’elle parle.) Rien encore, l’heure n’est pas encore venue.

— Par pitié, ma chère fille, dit le marquis avec un ton d’horreur, ne soyez pas mélodramatique. Si vous devez jouer un drame de la Porte-Saint-Martin en treize actes et vingt-six tableaux, je m’en retourne à Paris. Si vous n’avez rien à me dire, pourquoi, au nom de tout ce qui est féminin, me faites-vous venir ?

— Quand je vous écrivis, je vous disais que j’en appelais à vous parce que je n’avais pas d’autre ami sur terre à qui je pusse, à l’heure de l’affliction, demander aide et conseil.

— Vous l’avez dit, vous l’avez dit. Si vous n’eussiez été la fille unique de mon unique sœur, j’eusse attendu un changement dans le vent pour traverser le canal. Je suis un si triste marin ! Mais la vie, comme l’affirme le monde religieux, n’est qu’un long sacrifice. Je suis venu.

— Supposez que, depuis l’envoi de ma lettre, j’ai trouvé un ami, un conseiller, une main pour me guider et un bras pour me soutenir, et que je n’aie plus besoin de personne sur terre, en dehors du nouvel ami que j’ai trouvé pour me venger de mes ennemis. »

La stupéfaction de Raymond augmente à chaque instant. Est-elle vraiment devenue folle, et cet éclat nouveau dans ses yeux n’est-il que le feu de la folie ?

« Je vous assure, ma chère Valérie, que si vous avez rencontré un aussi délicieux personnage, je suis très-enchanté de l’apprendre, car cela me soulage de toute inquiétude. C’est mélodramatique, certainement, mais excessivement convenable. J’ai remarqué que, dans le mélodrame, les circonstances sont généralement convenables. Je ne m’alarme jamais lorsque les événements sont tout à fait mauvais et désespérés et que le scélérat se livre à la joie du triomphe, car je sais que quelqu’un mort au premier acte fera son entrée par la porte du milieu et arrangera tout avant la chute du rideau.

— Puisque Mme de Marolles, sans nul doute, désire rester seule avec son oncle, je puis peut-être me permettre d’aller dans la Cité jusqu’au dîner, où j’aurai l’honneur de vous voir, monsieur le marquis, je l’espère.

— Certainement, mon bon de Marolles ; votre chef, je crois, comprend son métier. J’aurai beaucoup de plaisir à dîner avec vous. Au revoir, mon enfant ; nous marcherons sur le velours, maintenant que nous nous entendons parfaitement. »

Il agite sa main gauche du côté de Raymond, en manière d’adieu plein de grâce et se tourne vers sa nièce.

« Adieu, madame, dit le comte en passant devant sa femme ; puis il ajoute à voix basse : Je ne vous demande pas de garder le silence pour mon salut ou pour le vôtre. Je vous recommande purement de vous souvenir que vous avez un fils, et que vous ferez bien de ne pas faire de moi votre ennemi. Quand je frappe, je frappe bien, et ma politique a toujours été de frapper à l’endroit le plus sensible. N’oubliez pas ce pauvre petit chérubin. »

Il lance sur elle un regard froid de ses yeux bleus et se retourne pour quitter l’appartement.

En ouvrant la porte, il renverse presque un gentleman âgé portant un costume noir à l’aspect clérical, cravaté de blanc, et ayant un parapluie tout mouillé sous le bras.

« Pas encore, monsieur Jabez North, dit le gentleman, qui n’est ni plus ni moins que le respectable précepteur et guide des jeunes intelligences de Slopperton, le docteur Tappenden ; pas encore, monsieur North. Je crois que vos commis de Lombard Street seront forcés de se passer de vous aujourd’hui. Vous êtes réclamé ailleurs pour le moment. »

Toute autre circonstance, toutes autres paroles que celles-ci, et il eût affronté le danger en homme digne de lui-même ; Dieu merci, nul ne peut lui être comparé. Il est prêt à tout événement, excepté à celui-là. Cette première époque de sa vie qu’il croyait rayée et oubliée, il n’est pas préparé à son souvenir, et il recule anéanti, le visage livide et les lèvres pâles, ne pouvant même articuler une exclamation d’horreur ou de surprise.

« Qu’y a-t-il ? murmure le marquis ; North… Jabez… Jabez North ? Oh ! je vois, nous sommes tombés sur l’existence antérieure à celle de Paris, et c’est (il jette les yeux sur le docteur Tappenden) une de ses preuves. »

À la fin, les lèvres de Raymond consentent à former les mots qu’il s’efforce de prononcer.

« Vous êtes sous le coup de quelque méprise, monsieur, qui que vous soyez ; je suis Français, mon nom est de Marolles. Je ne suis pas l’individu que vous cherchez. »

Un gentleman passe le seuil de la porte (il y a toute une foule dans l’antichambre) et dit :

« Au moins, monsieur, vous êtes l’individu qui présentâtes, il y a huit ans, à mon comptoir, trois chèques faux. Je suis prêt, aussi bien que deux de mes commis, à certifier par serment votre identité. Nous avons ici des gens ayant un mandat d’arrêt pour ce faux. »

Le faux et non le meurtre ?… Pas un ne le connaît alors. Ce crime au moins est enseveli dans l’oubli.

« Il y a deux ou trois petites accusations élevées contre vous, monsieur North, dit le docteur ; mais le faux servira suffisamment nos projets pour le moment. C’est encore le cas le plus facile à bien établir. »

Que veulent-ils dire ? quelles autres charges ? Advienne que pourra, il sera ferme jusqu’au bout, il restera lui jusqu’à la fin. Après tout, il n’a à redouter que la mort, et les plus honnêtes gens doivent mourir aussi bien que les plus scélérats.

« La mort seulement au pis aller ! murmure-t-il. Courage, Raymond, et finis la partie comme ferait un beau joueur, sans négliger une levée, quoique battu par de meilleurs cartes. Je vous dis, messieurs, que je ne sais rien de votre faux, et que je ne vous connais pas. Je suis Français, né à Bordeaux, et n’ai jamais habité avant ce jour votre excentrique pays, et si, en vérité, il est d’usage ici qu’un gentleman soit en danger dans son propre bureau, je ne retournerai plus certainement visiter vos rivages, une fois rentré en France.

— Quand vous rentrerez en France, je crois que très-probablement vous ne visiterez plus jamais de nouveau l’Angleterre, comme vous dites, monsieur. Si, comme vous l’affirmez, vous êtes vraiment Français (quel excellent anglais vous parlez, monsieur, et que de peine vous devez avoir eue pour acquérir un accent si parfait), vous n’aurez pas naturellement de difficulté à prouver ce fait, ainsi qu’à établir que vous n’étiez pas en Angleterre, il y a huit ans, et conséquemment que vous ne fûtes pas pendant quelques années maître d’étude dans l’institution de ce gentleman, à Slopperton. Tout cela, un jury anglais éclairé aura beaucoup de plaisir à l’entendre. Nous ne sommes pas venus, dans tous les cas, pour vous juger, mais pour vous arrêter. Johnson, faites approcher un cab pour le comte de Marolles. Si nous avons tort, monsieur, vous aurez, un magnifique cas d’emprisonnement illégal et injuste, et je vous félicite sur les immenses dommages que vous obtiendrez probablement. Thomson, les menottes. Je dois vous importuner pour vos poignets, monsieur de Marolles. »

L’officier de police attend poliment le bon plaisir de son prisonnier. Raymond garde le silence un instant, réfléchit profondément, la tête penchée sur sa poitrine, il la relève soudain ayant un rayon dans les yeux et ses lèvres minces sont serrées comme un étau. Il a arrangé son jeu.

« Comme vous le dites, monsieur, j’aurai un cas excellent d’emprisonnement illégal et injuste, et mes accusateurs payeront cher leur insolence et leur erreur. Cependant je suis prêt à vous suivre ; mais auparavant je désire avoir une conversation d’une minute avec ce gentleman, l’oncle de ma femme. Vous n’avez, je présume, aucune objection à me laisser seul avec lui pendant quelques minutes. Vous pouvez monter la garde en dehors, dans le vestibule : je n’essayerai pas d’échapper. Nous n’avons malheureusement pas de trappes dans cet appartement, et je crois que l’on ne construit pas les maisons de Park Lane avec des facilités telles que panneaux à coulisses ou escaliers secrets.

— Peut-être non, monsieur, réplique l’inflexible officier de police ; mais on les construit, je m’en aperçois, avec des jardins. »

Il approche de la croisée et regarde au dehors.

« Un mur de huit pieds de hauteur… une porte conduisant aux écuries… une maison, en vérité, assez bien construite pour la circonstance, monsieur de Marolles. Thomson, l’un des domestiques sera assez bon pour vous montrer le chemin qui conduit dans le jardin, au-dessous de ces croisées, où vous vous distrairez tout seul, jusqu’à ce que ce gentleman ait fini de causer avec son oncle.

— Un instant, un instant, dit le marquis, entièrement absorbé pendant la précédente conversation à chercher à enlever de la narine du Marc Antoine un très-obstiné grain de poussière, un instant, je vous prie. »

Comme l’officier est sur le point de se retirer :

« Pourquoi une entrevue ? Pourquoi un agent de police dans le jardin, si vous appelez ce lugubre donjon de pierre sans toiture un jardin ? Je n’ai rien à dire à ce gentleman, absolument rien. Tout ce que j’avais à lui dire, je le lui ai dit, il y a dix minutes : nous nous sommes parfaitement compris. Il ne peut rien avoir à me dire, ni moi à lui, et réellement je pense qu’en cette circonstance, la meilleure chose à faire, c’est de mettre ces disgracieuses machines en fer. Je n’avais jamais rien vu de ce genre auparavant, et, comme nouveauté, c’est palpitant d’actualité et d’intérêt. »

Il touche les menottes, qui sont sur la table, de l’extrémité de son troisième doigt effilé, et le retire vivement, comme s’il pensait qu’elles allaient le mordre.

« Emmenez-le d’ici immédiatement. S’il a commis un faux, vous le savez, ajoute-t-il d’un air de mépris ; et il n’est pas de cette sorte d’individus qu’on aime à voir par-dessus tout, non, réellement. »

Raymond de Marolles n’avait jamais eu peut-être beaucoup de cette absurde faiblesse, appelée attachement, pour un de ses semblables ; mais si jamais il détesta un homme de la haine la plus profonde et la plus amère avec son cœur noir et méchant, c’était celui qui était maintenant devant lui, tournant et retournant un anneau autour de son doigt mince et délicat, et paraissant entièrement à son aise, comme s’il s’agissait d’une chose pas plus importante que le temps pluvieux ou la température froide d’un jour d’automne.

« Arrêtez, monsieur le marquis de Cévennes, dit-il d’un ton de colère contenue ; vous êtes trop précipité dans vos conclusions… Vous n’avez rien à me dire… d’accord ! Mais moi je puis avoir quelque chose à vous dire… J’ai à vous dire beaucoup de choses, qui doivent être dites… si ce n’est en particulier, alors en public… si ce n’est par des paroles sortant de ma bouche, alors en caractères imprimés par moi dans les journaux, de sorte que Paris et Londres retentiront du bruit qu’elles feront en allant de bouche en bouche. Vous ne vous exposerez pas à cette alternative, monsieur de Cévennes, quand vous saurez ce que j’ai à vous dire. Votre sang-froid vous fait honneur, monsieur, surtout tout à l’heure, quoique vous n’ayez pu réprimer un tressaillement de surprise en entendant ce gentleman (il indique le docteur Tappenden d’un geste de la main) parler d’une certaine ville manufacturière appelée Slopperton, mais vous avez si rapidement repris votre calme, qu’il a fallu un observateur aussi attentif que moi pour apercevoir votre agitation momentanée. Vous paraissez ignorer complètement, monsieur, l’existence d’un certain fils d’un émigré aristocrate, qui enseignait, il y a trente ans, le français et les mathématiques dans cette même ville de Slopperton. Toutefois, une telle personne a existé, et vous l’avez connue, bien qu’elle se contentât de donner des leçons à un shilling le cachet, et qu’elle n’eût à cette époque ni camée ni bagues d’émeraude à rouler autour de ses doigts. »

Si le marquis fut jamais digne d’admiration dans tout le cours de sa carrière, ce fut réellement en ce moment. Il sourit d’un air gracieux et moqueur, et dit avec son ton le plus poli :

« Pardonnez-moi, il avait dix-huit pence par leçon… dix-huit pence, je vous l’assure ; et il était souvent invité à dîner dans les maisons où il enseignait. Les femmes raffolaient de lui ; elles sont si simples, les pauvres créatures ! Il aurait pu épouser une fille de manufacturier, avec une immense fortune, de grosses chevilles et des mains impossibles.

— Mais il n’épousa pas une personne si distinguée. Monsieur de Cévennes, je vois que vous me comprenez. Je ne vous demanderai pas de m’accorder cette entrevue au nom de la justice ou de l’humanité, parce que je ne voudrais pas m’adresser à vous dans un langage qui vous est étranger et que vous ne pouvez même comprendre, mais au nom de ce jeune Français de noble famille, qui fut assez faible et assez fou, et même si complètement en désaccord avec lui-même et ses principes, pour épouser une femme, parce qu’il l’aimait. Je vous assure, monsieur le marquis, que vous trouverez de l’intérêt à entendre ce que j’ai à vous révéler. »

Le marquis hausse légèrement les épaules.

« Comme vous voudrez, dit-il. Messieurs, soyez assez bons pour rester en dehors de cette porte. Ma chère Valérie, vous ferez mieux de vous retirer dans vos appartements. Ma pauvre enfant, tout cela doit être extrêmement pénible pour vous… presque aussi ennuyeux que le troisième volume d’un roman à la mode. Monsieur de Marolles, je suis prêt à écouter ce que vous avez à me dire, quoique (il s’adresse ici à tout le monde) je demande à protester contre cette affaire, du commencement à la fin… je le répète, du commencement à la fin… C’est d’un mélodramatique insupportable. »