La Trace du serpent/Livre 6/Chapitre 03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 277-294).

CHAPITRE III.

LE BOXEUR GAUCHER IMPRIME SON CACHET.

« C’est une preuve palpable et humiliante de la décadence de la glorieuse et pure Albion et de ses enfants au cœur de lion, » dit l’amusant correspondant des courses du Franc Parleur de Liverpool et de l’Aristide à trois pennys, gentleman qui, soit dit en passant, était très-habile à désigner, pour une demi-douzaine de timbre-poste, les chevaux qui n’avaient aucune chance de gagner, et qui était vraiment utile pour estimer les meilleurs, en donnant des renseignements précieux sur ceux qu’on devait abandonner. La meilleure conduite à suivre était donc de parier sur le cheval désigné par lui comme devant être vainqueur ou au moins second, car avec ces honnêtes coursiers on était sûr de n’avoir aucun rang honteux, quelle que fût la fortune flottante de la course. « C’est donc, » continuait le Franc Parleur de Liverpool, « un signe de la décadence du lion et de la licorne, sur laquelle Britannia peut verser des larmes, et les habitants de Liverpool et de ses environs se désoler dans le silence du désespoir ; que la liberté de l’Angleterre n’est plus ! nous répétons. » (L’Aristide de Liverpool devient ici animé et entame les petites majuscules.) « La Bretagne n’est plus libre ! Sa liberté l’a abandonnée du jour où les sbires anglais à l’habit bleu de sir Robert Peel ont violé simultanément les libertés de la nation, les articles de la très-puissante grande charte et l’enceinte du concours, et arrêté les opérations de Daddy Longlegs du Lancashire et du favori renommé de la capitale, le boxeur gaucher, pendant la quatre-vingt-neuvième passe et juste au moment où l’intérêt de la lutte allait réellement commencer. Sous l’impression de ces humiliantes circonstances, un meeting a été tenu par les arbitres et les parrains des combattants, et il a été convenu entre ces derniers et le gardien des enjeux de rendre l’argent. Mais afin que le vaillant et admiré boxeur ne puisse avoir aucune raison de se plaindre de l’hospitalité de la ville de Liverpool, les protecteurs de l’art de la boxe ont résolu de lui offrir un banquet qui sera présidé par son dernier adversaire, notre ancien favori et honoré compatriote Daddy Longlegs, ayant à ses côtés pour vice-président un gentleman, célèbre dans le sport. Il est à espérer que, pour prouver que le noble art de la défense de soi-même n’est pas complètement éteint dans Liverpool, les amis de la boxe se réuniront en très-grand nombre en cette occasion. On peut se procurer des billets pour une demi-guinée, à Gloves Tavern, où se donnera la fête. »

Le jour même où le comte de Marolles quittait sa maison de Park Lane d’une si brusque manière, le banquet en l’honneur du génie de la boxe, dans la personne du boxeur gaucher, s’ouvrit magnifiquement au lieu ci-dessus mentionné, Gloves Tavern, une petite hôtellerie voisine de l’entrée d’un des théâtres inférieurs de Liverpool et principalement fréquentée par les membres de l’art de Thespis et de celui du pugilat. Les premiers peut-être étaient en nombre prédominant dans la petite salle derrière le comptoir, dans laquelle Brandolph de Burning Brand, après avoir soutenu seize combats au terrible sabre et avoir été laissé pour mort derrière les premières coulisses sept fois dans le cours de trois actes, venait prendre volontiers sa rôtie au fromage et sa pinte de porter et d’ale en compagnie du boxeur du Lancashire et du Mignon des Poteries, et écouter avec une solennité convenable les discours de ces deux personnages. La petite salle était si complètement tapissée des portraits des célébrités théâtrales et du sport, qu’Œdipe lui-même, tout renommé qu’il est pour avoir deviné la plus obscure des énigmes, n’aurait jamais pu découvrir le dessin du papier qui décorait les murs. Ici M. Montmorency, l’illustre comédien, souriait agréablement de ce sourire doucereux qu’on voit seulement dans les portraits, par-dessus ses larges épaules, moitié plus fortes que celles du Mignon dans l’attitude du combat. Là M. Marmaduke Montressor, le grand tragédien, regardant d’un air renfrogné, dans le rôle de Richard III, Pyrrhus Ier, vainqueur du dernier Derby ayant eu lieu depuis plus de quatorze ans. Ici encore Mlle Pasdebasque pointait sa pantoufle de satin côte à côte avec le jeune Challoner de cette époque ; et en face de Mlle Pasdebasque, un gentleman en écarlate, au nom inconnu, franchissait sur un cheval couleur de terre de Sienne brûlée, parfaitement conservé et abondamment couvert de vernis, un fossé bleu de Prusse, ce qui faisait vivement craindre à l’observateur qu’il fût, non pas noyé, mais teint. Quant à Brandolph du Brand, il y avait de si nombreux portraits de lui et dans des poses si variées, il paraissait partout si beau et si magnanime dans tous ses rôles, que peut-être, après tout, c’était éprouver un complet désappointement que de baisser les yeux des portraits sur l’original revêtu du triste costume de la vie privée, assis devant la petite table brillante d’acajou, prenant sa part des rafraîchissements. Et vraiment si vous aviez le bonheur d’être doué de quelque imagination, vous pouviez être conduit à penser qu’il ne mangeait même pas une rôtie au fromage, en obéissant à un motif égoïste, mais que la consommation de ce comestible était en quelque sorte associée à la délivrance d’une jeune dame en mousseline blanche qu’il allait tirer des griffes de son oppresseur.

La profession théâtrale affluait, pour faire honneur à l’art son parent en cette occasion particulière ; le théâtre voisin de Gloves Tavern se trouvait heureusement fermé à cause des préparatifs énormes nécessités par une médiocre bagatelle dramatique intitulée : Victoires des Sikhs, ou le tyran du Gange, qui devait être représentée le lundi suivant avec une magnificence plus qu’ordinaire. Aussi les sectateurs de Thespis étaient-ils libres de témoigner leur admiration pour la noble science de la défense de soi-même en prenant des billets pour le dîner à dix shillings et six pence par tête, le banquet étant, comme les comédiens ci-dessus mentionnés, le remarquaient avec plus d’énergie que d’élégance, une affaire manquée, si le repas ne durait deux jours et si l’indigestion qui devait s’ensuivre ne les menait pas jusqu’à la fin de la semaine.

Je n’entrerai pas dans les détails du dîner en l’honneur du pugilat, mais j’introduirai le lecteur dans la salle du banquet, juste au dernier moment du repas, où le festival est près d’être terminé. Il est deux heures du matin ; la table est jonchée des débris d’un dessert, dans lesquels semblent prédominer figues, amandes, noisettes, gâteaux assortis, grappes de raisin, pelures de pommes et d’oranges ; la table est un vrai champ de bataille de Crécy ou de Waterloo, couvert de bouteilles vides en guise d’hommes morts ; main basse ayant évidemment été faite sur la cave bien garnie de M. Hemmar. D’après les verres et les cuillères qui sont devant chaque invité, il est évident cependant que les joyeux convives ont suivi l’exemple du célèbre héros de M. Augustus Sala, et qu’après avoir essayé une variété de vins étrangers sont revenus au grog pur et simple. La qualité particulière et paradoxale des vins naturels qu’on leur a servis n’a produit qu’un effet complètement assoupissant sur ceux qui les ont bus ; il y a certainement une lassitude dans le cerveau, une lourdeur et un embarras dans la parole, et une excitation exagérée et inconvenante d’emphase dans les gestes des amis du boxeur qui sont complètement en désaccord avec l’idée ordinaire que nous nous faisons du mot naturels. Mais pourquoi leur chercher querelle à ce sujet ? Ils sont inoffensifs et heureux. Il n’y a sûrement pas de crime à voir deux becs de gaz là où l’œil, dans son état normal, n’en aperçoit qu’un ; il n’est pas plus criminel d’essayer cinq fois de suite de prononcer les deux mots : slightest misunderstanding et d’échouer honteusement à chaque tentative. À tout considérer, ce doit être un sentiment affectueux qui inspire subitement à une personne une amitié folle et presque passionnée pour un individu qu’elle n’a jamais vu ; une telle amitié, en un mot, qu’on voudrait mettre sa tête sur le billot pour lui, ou être sa caution au bureau des emprunts pour cinq livres. Est-ce une mauvaise action que d’entamer un discours du genre patriotique, rempli d’allusions sur John Bull, la reine Victoria, les murs de bois, le prix de la lutte, et de fondre en larmes au milieu ? Y a-t-il manque de bonté dans le désir de voir votre ami rentré chez lui, parce que vous avez la ferme conviction qu’il a un peu trop bu et qu’il tombera contre les barreaux de la grille et s’empalera le menton sur ses pointes, ce qui, naturellement, ne risque pas le moins du monde de vous arriver ? Sont-ce là des crimes ? Non, répondons-nous hardiment. Non ! Alors hourra pour les vins naturels et le libre échange ! Ouvrons nos ports aux produits empourprés du Rhin, et qu’ils soient bien venus, trois fois bien venus les flots du liquide rouge qu’Horace chanta il y a plusieurs centaines d’années, quand notre magnifique terre était plus jeune et peut-être plus belle, et opérait sa révolution, chose pénible à avouer, parfaitement bien en vérité, sans vous ou moi pour la gouverner.

Une coupe d’argent, ayant un des travaux d’Hercule gravé sur sa surface, — pauvre Hercule, comme ils le font travailler dur dans le monde du sport ! — avait été présentée au boxeur comme un tribut de respect pour les qualités britanniques qui lui avaient attiré l’amitié de ses admirateurs ; et la santé du boxeur avait été portée trois fois, puis encore trois fois, et une autre petite fois, puis de nouveau trois fois, et encore trois fois, et une autre petite fois, et le boxeur avait fait ses remercîments, et Brandolph du Brand avait proposé celle de Daddy Longlegs, et Daddy Longlegs avait prononcé un très-beau discours dans le pur dialecte de Lancashire, que les gentlemen de la profession théâtrale avaient eu la prétention de comprendre mais n’avaient pas compris, et un individu lettré qui, au fait, était le gentleman dont nous avons rapporté les lignes spirituelles ci-dessus, M. Jeffries Hollam Jones, de l’Aristide de Liverpool, correspondant des théâtres et des spectacles de sport, et habitué de Gloves Tavern, avait proposé un toast à l’art de la boxe, et le boxeur en avait proposé un à la presse, pour les libertés de laquelle, comme il avait dit dans un noble langage, inséré plus tard dans l’Aristide, les gentlemen du Ring étaient prêts à combattre aussi longtemps qu’ils auraient les cinq doigts de la main à lancer sur la boîte à intelligence de l’ennemi. Et puis Daddy Longlegs avait porté la santé du théâtre et celle de sa plus grande gloire, Brandolph du Brand, et en dernier lieu chacun avait proposé celle de chacun. Et enfin, quelqu’un ayant proposé une paisible chanson, tout le monde s’était mis à chanter.

Maintenant, comme la demande d’une chanson de la part de chaque membre de la joyeuse réunion était d’une nature si bruyante et si impérative, qu’un refus ne pouvait être fait que pour cause d’impossibilité morale ou physique, il serait bon de remarquer que la mélodie et l’harmonie pendant cette soirée furent très-incertaines. Annie Laurie était évidemment une jeune femme d’un esprit indécis, et passait d’une façon agréable de C en D et de D en E, et puis revenait avec une habileté digne d’éloges en G pour finir. Le gentleman qui avait du penchant pour le ton de G aurait pu témoigner complètement sa désolation dans cette clef unique sans aucun préjudice, et un autre gentleman qui chantait une chanson comique de soixante-dix couplets de huit lignes ayant quatre lignes de chœur à chaque couplet, aurait mieux fait de s’en tenir à son premier projet de chanter extraordinairement bas, au lieu d’en changer comme il l’avait fait et de chanter extraordinairement fort. Il est bien entendu que dans un chœur chaque chanteur a le droit de choisir le ton qui lui convient, ou autrement où serait la liberté individuelle ? Inutile aussi de faire allusion à cette circonstance. Mais la fête est terminée, et les convives de M. Hemmar se sont levés pour partir ; cette action de se lever pour partir n’a nullement été chose aussi insignifiante qu’ils la croyaient. Il est vraiment difficile, malgré tout dans une telle atmosphère de tabac, de trouver la porte, et c’est là, sans doute, la raison pour laquelle plusieurs gentlemen la cherchent dans une mauvaise direction et se cognent follement contre les murs qu’ils tâtent avec les mains, en cherchant cette ouverture.

Pour le moment, il y a deux gentlemen dans lesquels les vins naturels de M. Hemmar ont développé une amitié au-dessus de toute description. Ces deux gentlemen ne sont autres que les deux héros de la soirée, le boxeur gaucher et Brandolph du Brand qui, par parenthèse, est connu dans la vie privée sous le nom d’Auguste de Clifford. Son nom n’est pas écrit ainsi sur le registre de la paroisse, ce malicieux document porte William Walson, mais par ses amis et par le public il est depuis quinze ans admiré et chéri comme le célèbre de Clifford, quoique souvent appelé familièrement Brandolph, par une allusion délicate au plus remarquable de ses rôles.

Pour l’instant, Brandolph est positivement convaincu que le boxeur n’est pas dans un état convenable pour regagner seul son logis, et le boxeur est également persuadé que Brandolph lui-même fera quelque malheur s’il n’est pas surveillé ; aussi Brandolph se prépare-t-il à reconduire le boxeur jusqu’à son hôtel, qui est à une distance considérable de Gloves Tavern, puis le boxeur reviendra sur ses pas pour s’assurer de la rentrée de Brandolph dans son logement, qui est à deux portes de Gloves Tavern. En conséquence, après avoir souhaité une bonne nuit à chacun en particulier, quelquefois avec des pleurs, et toujours avec un tendre pathos très-voisin des pleurs, Brandolph jette sur lui son large pardessus, absolument comme aurait pu faire Manfred avec son manteau avant de faire une évocation matinale à la sorcière des Alpes, et le boxeur enroule autour de son cou cinq mètres d’une étoffe de laine à couleurs variées, qu’il appelle un cache-nez, et ils sortent.

Une splendide nuit d’automne ! La pleine lune brille dans les hauteurs du ciel, ayant une petite étoile qui la suit dans sa marche comme un chien de chasse bien dressé sous forme de houppe brillante, tandis que les autres étoiles sont à distance, comme si elles s’étaient retirées dans leurs retranchements, comme disent les Français, et étaient en froideur avec leur reine, au sujet de quelque affaire touchant aux impôts. Une splendide nuit, aussi claire que le jour, non, presque plus claire ; car sa lumière est de celles qu’on peut regarder, et qui n’éblouit pas les yeux comme le fait celle du soleil quand on est assez présomptueux pour lever ridiculement ses organes visuels infiniment petits sur son sublime éclat. Pas un point noir sur le pavé de Liverpool, pas un chien endormi sur un seuil de porte, pas un chat libertin s’introduisant furtivement dans l’enceinte d’une maison ; mais il fait aussi jour qu’en plein midi. Une telle nuit était presque faite pour Lara, et Brandolph du Brand devient sentimental.

« Vous ne voudriez pas croire, murmure-t-il d’un air rêveur, en considérant la lune, tandis que le boxeur et lui marchent en zigzags sur le pavé, vous ne voudriez pas croire qu’elle n’a pas d’atmosphère, le croiriez-vous ? Un individu pourrait y construire un théâtre, et faire monter sa troupe en ballons, mais je vous demande si cela pourrait faire de l’argent, à cause de cette nécessité banale… une atmosphère qu’elle n’a pas ?

— Elle n’en a pas ? dit le boxeur qui certainement avait, à tout prendre, en matière d’ivresse, l’avantage sur le tragédien. Vous aurez un œil au beurre noir si vous ne vous garez pas de ce candélabre de réverbère qui est devant vous. Je n’ai jamais vu un aussi drôle de corps, ajoute-t-il, avec ses atmosphères, et ses lunes, et ses ballons ; on serait porté à croire qu’il n’avait jamais bu avant aujourd’hui un ou deux verres de vin. »

Pour arriver à l’hôtel que le gaucher honorait de sa présence, il était nécessaire de passer sur le quai, et la vue de l’eau et des bâtiments, plongés dans le calme sous la clarté de la lune, éveillèrent de nouveau la poésie naturelle du romanesque Brandolph.

« C’est superbe ! dit-il, prenant sa position favorite, et ouvrant ses bras en rond selon les rites de l’Église, avant de montrer la scène qui se déroulait devant lui. Quel calme ! C’est nous qui sommes les taches qui souillons la beauté de cette terre. Oh ! pourquoi… pourquoi faussons-nous le beau et l’héroïque ? comme l’observerait l’auteur de la Dame de Lyon. Pourquoi faussons-nous la vérité ? Pourquoi buvons-nous trop et voyons-nous double ? Debout au milieu des suprêmes silences, la création muette écoutant nos paroles, nous regardons en haut les étoiles qui paraissaient briller en bas pour le philosophe du puits ; et nous sentons que nous avons rétrogradé. » Ici l’éminent tragédien se met à bredouiller et s’assied précipitamment et avec une certaine violence sur la bordure du pavé. « Nous sentons, répète-t-il, que nous avons rétrogradé. C’est une pitié ! »

« Maintenant, qui l’enlèvera de là ? demanda le boxeur, faisant un appel silencieux aux candélabres de réverbères qui l’entourent. Qui l’enlèvera de là ? Je ne puis, et s’il s’endort là, il est très-probable qu’il prendra froid. Levez-vous, pleurnicheur !… fou !… Vous ne pouvez pas rester ici ! » dit-il, avec une certaine rudesse, au descendant de Thespis, qui pleurait piteusement et essuyait ses yeux avec une affiche du Tyran du Gange, ce qui n’embellissait aucunement sa personne d’être barbouillée ainsi avec le rouge et le noir de l’annonce imprimée.

Inutile de chercher comme l’hôtelier des Joyeux Cherokées aurait jamais pu sortir son compagnon de cette position dégradante, sans l’intervention à point nommé de personnes étrangères, car, au même moment, le boxeur aperçut un gentleman qui descendait d’un cab, à une petite distance de l’endroit où il était, et qui, après avoir adressé deux ou trois questions au cocher, l’avoir payé et congédié, marcha dans la direction des marches qui conduisaient au bord de l’eau. Ce gentleman portait son chapeau complètement rabattu sur son visage, il était enveloppé dans un large et épais pardessus cachant entièrement sa taille, et portait un paquet d’une nature particulière sous son bras gauche.

« Ohé ! dit le boxeur comme le piéton approchait, ohé ! vous, là-bas ! donnez-moi un coup de main, voulez-vous ? »

Le gentleman interpellé par ce « vous, là-bas » n’eut pas l’air de faire la moindre attention à cet appel, sauf, en vérité, qu’il hâta considérablement le pas, et essaya de dépasser le gaucher.

« Non, vous ne voulez pas, dit notre ami le lutteur ; le drôle qui refuse de relever un homme qui est tombé est indigne de porter le nom d’Anglais, et plus tôt il sera brossé, mieux ce sera. »

Sur ce, le boxeur prépara ses poings, et se plaça en droite ligne dans le chemin du gentleman au chapeau rabattu.

« Voici ce que j’ai à vous dire, mon bon ami, dit cet individu. Vous pouvez ramasser vous-même votre compagnon ivre, ou attendre l’arrivée du prochain policeman, qui rendra service au public en vous conduisant tous les deux au poste, où vous pourrez finir la nuit conformément à votre manière très-distinguée et très-intelligente… mais vous serez sans doute assez bon pour me laisser passer, car je suis pressé. Vous voyez là-bas ce vaisseau américain… il a descendu la rivière pour attendre le vent, la brise peut souffler d’un moment à l’autre, et il peut arriver qu’il parte avant que je l’atteigne ; ainsi, si vous voulez gagner un souverain, allez voir si vous pouvez me rendre le service d’éveiller un batelier qui me transporte au bâtiment.

— Ah ! vous partez pour l’Amérique ? dit le boxeur en réfléchissant. Les fumées de ce vin d’Hemmar me soufflent que je dois faire connaissance avec la coupe de votre figure. Je vous ai vu déjà, je vous ai vu quelque part, quoique le souvenir de l’endroit où je vous ai vu soit confus dans mon esprit. Allons, donnez-moi un coup de main pour l’ami à moi que voici, et je viendrai à votre aide pour le batelier.

— Au diable votre ami ! dit l’autre avec emportement. Voulez-vous me laisser passer, maudit ivrogne ! »

Cela suffisait amplement pour le boxeur, qui était justement dans cette agréable disposition d’esprit qui suit la consommation des boissons fortes, sous l’influence desquelles l’œil défiant est capable de voir un ennemi dans un ami, et l’oreille prévenue est également disposée à découvrir une insulte dans le discours le plus poli.

« Allons-y donc, » dit-il.

Et se postant dans une attitude conforme aux règles de l’art, il voltigea d’un côté et d’autre deux ou trois fois comme s’il était vis-à-vis de son partenaire dans un quadrille ; puis, d’un mouvement rapide comme l’éclair, il fondit sur l’étranger avec son poing gauche et lui asséna un coup, retentissant comme le coup de marteau d’un facteur, exactement entre les yeux. L’individu tomba sous le choc, comme un bœuf sous la main d’un boucher habile.

Il est inutile de dire qu’en tombant, son chapeau roula au loin, et que, gisant inanimé sur le pavé, la clarté de la lune révéla chaque trait de son visage aussi distinctement qu’en plein jour.

Le boxeur s’agenouilla à côté de lui, l’examina attentivement pendant quelques minutes, et poussa ensuite un coup de sifflet bas et prolongé.

« Vu les circonstances, dit-il, je pourrais peut-être n’avoir jamais fait de meilleure chose que celle-ci, que j’ai faite sans intention. Il ne partira pas pour l’Amérique par ce vaisseau, dans tous les cas. Si j’envoie une dépêche télégraphique aux Cherokées, il se peut qu’ils soient enchantés d’apprendre qu’il a fui pour tomber ici. Allons, marchons, continua le boxeur dégrisé, en soulevant M. de Clifford par le collet de son habit, aussi rudement qu’il eût fait d’un sac de charbon. Je crois entendre les pas d’un mouchard venant par ici ; aussi ferons-nous bien de décamper avant qu’on nous adresse quelque question.

— Si, dit l’illustre Brandolph, fondant encore en larmes, si la ville de Liverpool était gouvernée d’après les principes de la république de Platon, il n’y aurait pas de policemen ; mais, comme je l’ai déjà dit, nous avons rétrogradé. Prenons garde aux bornes, ajouta-t-il d’un ton plaintif. C’est étonnant l’effet que quelques verres de vin produisent sur les jambes de certaines gens, tandis que sur d’autres, au contraire… »

Ici il retomba sur le sol, et cette fois s’opposa à toutes les tentatives du boxeur pour le relever.

« Vous ferez mieux de me laisser, murmura-t-il ; c’est dur, mais c’est propre et confortable. Apportez-moi mes bottes et mon eau chaude à neuf heures ; j’ai de bonne heure une répétition du Tyran. Rentrez chez vous tranquillement, mon cher ami, et ne buvez plus rien, car évidemment votre tête n’est pas solide. Bonne nuit.

— En voilà une situation ! dit le boxeur. Je ne puis plus croquer le marmot pour lui, car je dois circuler pour voir si le bureau du télégraphe est ouvert, afin d’envoyer un mot à M. Marwood sur l’affaire de cette nuit. Le comte de Marolles est suffisamment en sûreté pour un ou deux jours, quoi qu’il en soit, car je lui ai imprimé un cachet qu’il n’effacera pas de sitôt, tout habile qu’il est. »