La Trace du serpent/Livre 6/Chapitre 04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 295-321).

CHAPITRE IV.

CE QU’ON TROUVE DANS LA CHAMBRE DANS LAQUELLE LE MEURTRE A ÉTÉ COMMIS.

Au moment où l’arrestation du comte de Marolles avait lieu, M. Peters était absent de Londres, employé qu’il était dans une mission d’une nature secrète et délicate dans la ville de Slopperton sur le Sloshy.

Slopperton est très-peu changé depuis l’assassinat du Moulin Noir, depuis que cet événement a occupé toutes les bouches pendant neuf jours. Il peut y avoir quelques hautes cheminées de fabrique de plus, un plus grand nombre de jeunes ouvrières en casaquins de coton et en colliers de corail toute la semaine, et en robes de soie faisant frou frou, et en fleurs artificielles le dimanche ; la nouvelle ville, cette parasite de vieille ville, peut s’être étendue un peu plus loin dans la campagne lumineuse et aérée, et un voile de fumée noire, suspendu dans l’atmosphère, peut apparaître au voyageur en chemin de fer qui approche de la station de Slopperton, plus large que celui qu’il a vu il y a huit ans.

M. Peters, ne faisant plus sa résidence dans la ville, avait établi sa demeure dans une hôtellerie ; et, chose étrange, il avait choisi cette petite auberge sur le bord de la rivière, dans laquelle il a entendu la conversation entre le maître d’étude et la jeune paysanne, dont les détails sont déjà connus du lecteur.

Il a eu un but particulier dans le choix de ce logis, car les Délices du batelier ne sont pas capables d’offrir beaucoup d’attraits à tout autre qu’à un batelier. Il est vraiment difficile de deviner ce que peuvent être les délices spéciales du batelier, pour que les membres de cette corporation puissent les trouver réunies dans la taverne du bord de l’eau dont nous parlons. Les délices du batelier consistent évidemment dans la non-propreté, ou bien ils iraient ailleurs à la recherche de cette vertu. Le batelier ne peut pas non plus rechercher la politesse dans ceux qui le servent, car l’hôtelier et cette jeune personne en savates, qui est fille de comptoir, caissière, valet d’écurie, cuisinière, femme de chambre et garçon de salle tout à la fois, sont notoirement bourrus dans leur conversation avec leurs clients, et ont un air maussade et insolent, très-désagréable pour le chaland susceptible. Mais si, d’un autre côté, les délices du batelier consistent par hasard dans la saleté, l’humidité, la mauvaise cuisine et un détestable service, enfin en boissons dans lesquelles le petit verre d’eau-de-vie se contracte en boule, comme s’il se déclarait propriété exclusive du tavernier, en surnageant d’un air de triomphe, et en refusant opiniâtrement d’aller au fond, si de tels arguments ont les délices du batelier, certes, il les trouve là.

Quoi qu’il en soit, c’est aux Délices du batelier qu’aborde M. Peters, le jour même de l’arrestation du comte, un filet dans une main, et une ligne à pêcher dans l’autre. La personne qui l’accompagne n’est autre que M. Auguste Darley. Ce dernier gentleman descendit les marches des Délices.

Le client, soit dit en passant, était généralement initié aux agréments de cette hôtellerie en gisant ou en tombant sur le seuil, et en venant saluer avec son organe olfactif une espèce de couche épaisse formée de sciure de bois et de porter, qui constituait la partie supérieure du plancher. Le néophyte des mystères des rose-croix et de la franc-maçonnerie a, je crois, à subir des épreuves désagréables avant d’être complètement initié aux secrets du temple ; pourquoi alors le chaland des Délices n’aurait-il pas eu sa cérémonie d’initiation ? M. Darley échappa, néanmoins, avec quelques précautions, à ce danger, et entra sain et sauf dans la salle du comptoir, occupé par la susdite maussade donzelle en savates.

« Pourrait-on avoir un lit ? demanda M. Darley ; ou plutôt deux lits ? »

La donzelle le fixa pendant quelques minutes sans lui donner aucune réponse, et continua son occupation, qui était de frotter la poignée d’une pompe à porter ; cette friction, — ses mains étant non-seulement sales, mais encore chaudes et gluantes, — se trouvait produire l’effet de donner un poli au métal. Gus répéta sa question.

« Nous avons deux lits, répéta la refrognée demoiselle.

— C’est bien, alors, dit Gus ; entrez, mon vieux camarade, ajouta-t-il en s’adressant à M. Peters, dont on apercevait les grosses bottes et les jambes au sommet des marches sur lesquelles il attendait patiemment le résultat de l’entretien de son compagnon avec la prêtresse du temple.

— Mais je ne sais pas si vous pourrez les avoir, dit la jeune fille avec un air plus insolent que d’habitude. On ne nous demande pas généralement de lits.

— Alors, pourquoi étalez-vous ça ? demanda M. Darley en montrant du doigt une enseigne sur laquelle On lisait en lettres qui avaient été autrefois dorées cette inscription : Bons lits.

— Oh ! cela, dit la jeune fille, était écrit avant que nous prissions l’établissement ; et comme c’est payé dans l’impôt du mobilier, nous ne l’avons pas, naturellement, enlevé. Mais je vais demander au maître. »

Sur quoi elle disparut dans le brouillard humide, comme si elle avait été le génie de cette atmosphère, et bientôt reparut en disant qu’ils pourraient avoir des lits, mais qu’ils ne pourraient avoir une chambre particulière, parce qu’il n’y en avait pas ; ils acceptèrent cette raison comme étant excellente, et elle dit, en outre, qu’ils devaient se contenter d’une installation dans la salle du comptoir, et de ce moment la servante en savates adoucit son air maussade et méfiant, et leur dit qu’ils trouveraient l’endroit très-gai, celui-ci ayant vue sur la rivière.

M. Darley commanda une bouteille de vin, ordre extraordinaire, inouï jusqu’à ce jour dans l’établissement, en faisant observer qu’il serait enchanté si le propriétaire voulait lui-même l’apporter et perdre quelques minutes en conversation avec lui ; ils entrèrent, M. Peters et lui, dans la salle.

Elle était vide, cette salle ; le batelier était évidemment à prendre ses délices quelque autre part cette après-midi ; on voyait encore sur la table les marques humides des pots de porter pris le matin par le batelier, et les marques séchées des pots de porter du jour précédent ; on voyait les débris de sa pipe, et les cartes avec lesquelles il avait fait une partie carrée (cartes qu’il avait évidemment mâchées aux coins, quand il avait eu mauvais jeu) éparpillées de tous côtés ; on voyait l’empreinte boueuse de ses pieds sur le plancher sablé, et il existait une odeur pénétrante, mêlée d’exhalaisons de velours de coton, de tabac, d’oignons, de cuir humide et de gin, qui était bien le parfum caractéristique du batelier ; mais quant à la personne du batelier, elle n’y était pas.

M. Darley marcha vers la croisée, et jeta les yeux en dehors sur la rivière :

« Une vue réjouissante, disiez-vous, Hébé en savates ? Est-ce chose réjouissante que de considérer cette eau triste et bourbeuse, en se rappelant combien de têtes malheureuses ont été englouties par ce courant ; combien de nombreuses créatures épuisées se sont couchées dans son lit, pour trouver dans la mort le repos qu’elles n’avaient pu obtenir dans la vie ; combien d’âmes égarées ont trouvé dans ces eaux noires une route pour l’autre monde, et sont parties le cœur endurci du rivage du temps pour l’océan de l’éternité ; combien de chevelures dorées ont été prises dans le filet du pêcheur, et combien de Mary, moins heureuses, étant moins innocentes que l’héroïne du chant mélodieux de M. Kingsley, ont disparu, pour ne jamais, jamais revenir ! »

M. Darley pense peut-être à tout cela, car il tourne le dos à la croisée, crie à la servante de venir allumer du feu, et procède à l’opération de bourrer sa pipe, ce grand consolateur de l’homme.

Je m’étonne extrêmement, aimables lectrices, que vous n’ayez jamais songé d’une manière ou d’autre à chercher querelle aux mânes du vaillant, du chevaleresque Walter Raleigh, du héros qui a découvert la Nouvelle-Guinée ; du rebelle audacieux, de l’adorateur passionné de filles d’honneur ; de l’importateur de la plus grande rivale qu’eût jamais eue femme dans les affections d’un homme, de cette dixième Muse, de cette quatrième Grâce, de cette sainte non canonisée, la feuille de tabac. Vous êtes fâchée contre le pauvre Tom, que vous malmenez et piquez du bec si cruellement, mistress G…, parce qu’il est rentré au logis, la nuit dernière, venant de cette petite partie à Greenwich, légèrement indisposé par le saumon et le concombre, non par le punch glacé, oh ! non, il y goûta à peine ! Vous êtes fâchée avec votre meilleure moitié, votre alter ego, et vous désirez lui donner, comme vous dites élégamment, un échantillon de votre esprit. Ma chère âme, quel souci peut avoir de vous Tom derrière sa pipe ? Croyez-vous qu’il vous écoute, ou qu’il pense à vous, tandis qu’il est à examiner paresseusement avec ses yeux rêveurs les spirales bleues de la fumée qui tourbillonnent dans l’air en sortant de son fidèle fourneau d’écume de mer ? Il rêve à la jeune fille qu’il a connue il y a quatorze ans, avant qu’il tombât sur ses genoux dans le parloir retiré, et écorchât son articulation en vous offrant sa main ; il pense au pique-nique d’Epping Forest, où il la rencontra la première fois, quand on portait des robes à taille courte et que Plancus était consul ; quand il y avait un échafaudage à Charing Cross, et des diligences entre Londres et Brighton ; quand on pouvait rencontrer des chanteurs ambulants à Beulah Spa, et qu’il n’y avait aucun M. Robson au Théâtre Olympique. Il vous regarde de tous ses yeux, le pauvre Tom, et est attentif à toutes vos paroles, du moins vous le croyez ! Ah ! ma chère dame, croyez-moi, il ne voit pas un seul trait de votre visage, et n’entend pas un mot de votre beau discours. C’est elle qu’il voit ; il la voit à l’extrémité d’un berceau de verdure, avec le soleil rayonnant à travers les feuilles sur ses boucles noires, et formant des dessins sur son innocente robe blanche ; il voit le petit coup d’œil coquet qu’elle lui lança en tournant la tête, tandis qu’il était dans une attitude qu’il reconnaît maintenant avoir ressemblé à celle d’un naufragé, au milieu des débris du banquet, des salades de homard, des pâtés de veau et de jambon, des bouteilles vides de champagne, des épluchures de fraises, des ombrelles, des chapeaux et des châles. Il entend le chant des oiseaux de l’Essex, le frémissement des feuilles de la forêt, son rire clair à elle, les roues d’une voiture, le tintement de la clochette des troupeaux, le retentissement du marteau d’un forgeron, et les chutes d’eau au loin ; tous ces bruits, suaves, rustiques, qui produisent une harmonie bien différente de celle des tons courroucés de votre voix, sont dans ses oreilles ; et vous, madame, vous, pour l’impression que vous pouvez lui faire, vous seriez aussi bien perchée sur le point culminant du pic de Ténériffe, cherchant à découvrir dans le vaste Océan un auditeur aussi attentif que vous pourriez en trouver de votre éminence.

Et quelle est la fée qui opère l’enchantement ? Son nom terrestre est Tabac, autrement Œil-de-Perdrix, Latakieh, Cavendish, et le magicien qui le premier l’introduisit dans le royaume britannique fut Walter Raleigh. N’êtes-vous pas enchantée, aimable lectrice, que les matelots se soient mutinés, que son fils chéri ait été tué sur cette terre lointaine, et que le Stuart mal inspiré ait récompensé le plus noble et le plus savant de son siècle par une captivité dans un donjon et par la mort des traîtres ?

Je ne sais si Auguste Darley faisait toutes ces réflexions pendant qu’il était assis au milieu de la fumée et du brouillard humide qui luttaient dans la salle des Délices du batelier, fumée et brouillard qui devaient bientôt finir par produire un bon feu, au dire de la maussade servante. Gus n’était pas marié, et en outre M. Peters et lui, ayant en main une affaire importante, avaient peu de temps à donner aux réflexions philosophiques ou sentimentales.

Le propriétaire des Délices parut bientôt avec ce qu’il assura être à ses hôtes une bouteille de porto telle qu’ils n’en avaient jamais rencontré. Il y avait dans cette recommandation un degré d’obscurité qui se ressentait des communications inspirées par la prêtresse de l’oracle. Les Éacides subjugueraient-ils les Romains, ou les Romains anéantiraient-ils les Éacides ; la bouteille de porto pouvait être d’une qualité irréprochable ou d’une qualité si exécrable qu’elle ne pouvait être dépassée par aucun vin falsifié, que dans tous les cas le propriétaire ne mentirait pas à ses promesses. Gus considéra le beau côté de la question, et pria son hôtelier d’enlever le bouchon et d’apporter un autre verre.

« Si toutefois, dit-il, vous pouvez disposer d’une demi-heure pour une causerie amicale.

— Oh ! pour cela, dit le propriétaire, j’ai assez de temps à moi ; ce ne sont pas les affaires qui me tiennent en mouvement ; il n’y a jamais de presse que dans les après-midi pluvieuses, quand ils arrivent ici avec leurs bottes sales et font plus de gâchis qu’ils ne boivent de bière. Un noyé retiré ou une enquête animent la place de temps en temps ; mais aujourd’hui, mon Dieu, il n’y a plus rien à faire, et même les enquêtes et les noyés semblent disparaître. »

Le propriétaire était un être essentiellement mélancolique et taciturne ; il s’assit devant sa propre table, essuya la bière de la veille avec la manche de sa veste, et se prépara à boire son porto avec une triste résignation, dont la sublimité aurait suffi à toute une bande de conspirateurs pour monter sur l’échafaud de la manière la plus convenable.

« Mon ami, dit M. Darley en présentant M. Peters d’un geste de la main, est étranger et il ne possède pas encore notre langue ; il la trouve incertaine et difficile, à saisir sous le rapport de la construction aussi l’excuserez-vous s’il n’est pas d’humeur enjouée. »

Le propriétaire fit un signe d’assentiment et remarqua, en manière d’approbation, qu’il ne voyait pas ce qui pourrait donner de nos jours de l’enjouement à l’individu le mieux disposé pour cela.

Après un certain temps passé en conversation décousue et en descriptions très-intéressantes de plusieurs enquêtes, Gus demanda au propriétaire s’il se souvenait d’une affaire qui était arrivée, il y avait huit ou neuf ans, ou aux environs, à une jeune fille trouvée noyée vers la fin de l’année.

« On trouve toujours des filles noyées, dit le propriétaire d’un air pensif. J’ai la ferme croyance qu’elles aiment cela, spécialement quand elles ont de longs cheveux ; elles ôtent leurs bonnets et lâchent leur chevelure et mettent un billet dans leur poche, écrit en grosses lettres, pour dire qu’elles espèrent qu’il aura du chagrin, et ainsi de suite. Je ne me rappelle d’aucune jeune fille en particulier, il y a huit ans, vers la fin de l’année. Je puis avoir plusieurs souvenirs confus de jeunes filles retirées de l’eau, mais je ne pourrais dire si celle-ci se nommait Jane ou Sarah.

— Vous souvenez-vous alors d’une querelle qui eut lieu entre un homme et une jeune fille dans cette salle même, et de l’homme qui eut le front coupé par un souverain qu’elle lui jeta ?

— Nous n’avons jamais de querelles dans cette salle, répliqua le propriétaire. Les bateliers ont quelquefois des mots entre eux et trépignent les uns sur les autres avec leurs grosses bottes, leurs talons ferrés et leurs orteils qui leur servent plus tard à danser quand ils sont revenus de bonne humeur ; mais je ne permets pas de querelles ici. Et cependant, ajouta-t-il après quelques minutes de réflexion, il y eut une espèce de dispute, je m’en souviens, entre une jeune fille qui se noya dans la nuit et un jeune gentleman, ici dans cette pièce. Il était assis juste à l’endroit où vous êtes maintenant, et elle se tenait debout à côté de cette croisée, et, en lui jetant avec mépris quatre souverains au visage, l’un d’eux l’atteignit au-dessus du sourcil et le fendit jusqu’à l’os ; il les ramassa quand sa tête fut bandée, et sortit en les emportant comme si rien ne s’était passé.

— C’est bien, mais vous souviendriez-vous par hasard, dit Gus, qu’il ne trouva que trois de ces souverains, et qu’il fut obligé de discontinuer ses recherches pour le dernier et de s’en aller sans l’avoir trouvé ? »

Le propriétaire des Délices se plongea immédiatement dans une très-profonde méditation ; il frotta ses narines, en produisant un bruit de reniflement comme s’il savourait une prise de tabac, d’abord avec une main et puis avec l’autre, examina d’un œil sérieux le liquide couleur puce contenu dans le verre devant lui, prit une gorgée de ce liquide, fit claquer ses lèvres en connaisseur, et dit ensuite qu’il ne pouvait pour le moment se souvenir de la dernière circonstance dont on parlait.

« Vous dirai-je, continua Gus, le motif que j’ai de vous adresser cette question ? »

Le propriétaire dit qu’il lui était indifférent qu’il le mentionnât ou non.

« Alors, voici. J’ai besoin de ce souverain. J’ai une raison particulière, et il n’est pas nécessaire de vous expliquer pour le moment quelle elle est, de désirer cette même monnaie préférablement à toute autre, et d’avoir l’intention de donner une banknote de cinq livres à l’individu qui me mettra dans la main cette pièce d’or de la valeur de vingt shillings.

— Vous ne le feriez pas ; le feriez-vous ? » dit le propriétaire en exécutant de nouveau les opérations ci-dessus décrites.

Et regardant très-fixement Gus tout le temps, après quoi il porta silencieusement ses yeux de Gus à Peters et de Peters au liquide couleur puce pendant quelques minutes, il dit enfin :

« N’est-ce pas un piège ?

— Voici la banknote, répliqua M. Darley ; examinez-la pour voir si elle est bonne. Je la poserai sur cette table, et quand vous y déposerez le souverain dont je parle, et non pas un autre, elle est à vous.

— Vous pensez alors que j’ai cette pièce de monnaie ? dit le propriétaire interrogativement.

— Je sais que vous l’avez, dit Gus, à moins que vous ne l’ayez dépensée.

— Quant à cela, dit le propriétaire, quand vous m’avez tout d’abord rappelé les circonstances de la jeune fille et du gentleman, et de l’enquête et de tout le reste, j’ai la mémoire courte et je ne pouvais me souvenir de suite de ce souverain ; mais maintenant je me rappelle avoir trouvé la monnaie en question un an et demi après, car l’humidité fut considérable cette année-là, et le conseil de salubrité vint nous ordonner de réparer nos planchers et de blanchir nos murs intérieurs à la chaux, et en arrangeant le plancher de cette pièce, nous finîmes par rencontrer ce même morceau d’or.

— Et vous ne l’avez jamais changé ?

— Vous dirai-je pourquoi je ne l’ai jamais changé ? Les souverains ne sont pas si abondants dans ces régions que je me fusse avisé de garder celui-ci pour le regarder. Mais ce dont vous parlez n’était pas le moins du monde un souverain.

— Pas un souverain !

— Non ; ce dont vous parlez n’était qu’une pièce étrangère de deux pennys et demi avec un tas de vieilles inscriptions, et le changeur ayant eu l’audace de m’en offrir quatre pennys et six pence comme vieil or, ma foi, je la gardai, comprenant qu’elle n’avait de valeur que comme objet de curiosité. Hein ?

— Tout ce que je puis vous dire, ajouta Gus, c’est que vous fîtes très-sagement de la garder, et voici cinq fois ou peut-être dix fois sa valeur, avec un gros intérêt pour votre argent.

— Attendez un peu, » murmura le propriétaire.

Et, disparaissant dans la salle du comptoir, il fureta dans un tiroir de ce tabernacle et reparut bientôt avec un petit objet soigneusement enveloppé dans un morceau de journal :

« Le voilà, dit-il ; et je suis joliment content de me défaire de cette inutilité, qui ne saurait vous procurer un morceau de pain si vous mouriez de faim ; et je vous remercie infiniment, monsieur, continua-t-il en empochant la banknote. Je voudrais pouvoir vous en céder une demi-douzaine de plus au même prix, voilà tout. »

C’était une monnaie des Indes orientales, d’une valeur approchant de six ou sept roupies, ne ressemblant nullement par la grandeur et par la configuration à un souverain, mais d’une date remontant à cinquante ans.

« Et maintenant, dit Gus, nous allons faire un tour de promenade, mon ami et moi ; vous pourrez nous faire cuire une côtelette pour cinq heures, et dans l’intervalle nous allons chercher à passer le temps aux environs de la ville.

— Les manufactures pourraient être un sujet intéressant pour des gentlemen étrangers, dit le propriétaire, dont la bonne humeur semblait extraordinairement accrue par la possession du billet de cinq livres. Il y a une forte fabrique à côté qui occupe un nombre considérable d’ouvriers, dans laquelle un engrenage a tué un homme pas plus tard que la semaine dernière, et vous pourriez la visiter, j’en suis sûr, gentlemen, et vous y seriez bien reçus, en mentionnant seulement mon nom. Je fournis les ouvriers qui vivent autour de cet établissement, qui est très-peuplé. »

Gus le remercia pour ses obligeantes offres de service, et dit qu’ils se feraient un plaisir de profiter de ces renseignements.

Le propriétaire les suivit du regard tandis qu’ils côtoyaient la rivière en se dirigeant vers Slopperton.

« Je crois, remarqua-t-il en lui-même, que le causeur est fou, et que le silencieux est son gardien ; mais cinq livres sont cinq livres et ne se trouvent pas partout. »

Au lieu de chercher à la fois de l’amusement et de l’instruction, comme ils eussent pu en retirer d’une minutieuse visite à la fabrique en question, MM. Darley et Peters marchèrent d’un assez bon pas sans regarder à droite ou à gauche, choisissant les rues les plus reculées et les moins fréquentées, jusqu’à ce qu’ils eussent laissé la ville de Slopperton et les eaux du Sloshy derrière eux, et vinrent déboucher sur la grande route, seulement à quelques mètres de la maison dans laquelle M. Montague Harding avait trouvé la mort, — l’habitation du Moulin Noir.

L’endroit n’avait jamais eu un aspect bien gai, même dans ses beaux jours ; mais actuellement, avec les souvenirs qui s’y rattachaient et en faisaient essentiellement partie, c’était une lugubre habitation pour tous ceux qui connaissaient l’horrible histoire, et la mort, comme une ombre funèbre, semblait planer sur la sombre masse et avertir l’étranger de fuir cette demeure maudite. Les volets de toutes les croisées, à l’exception d’un seul, étaient fermés ; les allées du jardin étaient envahies par les mauvaises herbes, les plates-bandes bouleversées ; les arbres avaient poussé des branches égarées qui traînaient à terre en travers du chemin de celui qui s’y introduisait, et, s’embarrassant dans ses jambes, le renversaient avant qu’il fût averti. La maison cependant n’était pas inhabitée. Martha, la vieille servante, qui avait soigné Richard Marwood petit enfant, en était l’unique gardienne ; elle avait un revenu convenable et une jeune servante pour la servir ; elle l’instruisait, l’admonestait, la grondait et lui servait de chaperon, ce qui faisait la consolation de sa calme existence.

La cloche, que Darley agite à la porte, va résonner au bas de l’avenue, comme si une faible partie de sa mission était d’être entendue dans la maison, sa puissance sonore étant évidemment destinée à éveiller tout Slopperton, en cas d’incendie, d’inondation, ou d’invasion d’un ennemi étranger.

Gus pense peut-être, tandis qu’il est devant la grande porte blanche, recouverte maintenant de moisissures et de mousse, autrefois si propre et si brillante, aux jours où Richard et lui portaient de petites blouses de toile, ornées de ganses et de dessins variés, de boutons reluisants, et où ils se balançaient, au soleil couchant, suspendus à cette même porte.

Il se rappelait Richard s’élançant et endommageant son nez sur le gravier ; ils avaient fait des gâteaux de boue dans cette même avenue, posé des pièges à oiseaux, bien carabinés et promettant les plus heureux résultats ; et cependant ils n’avaient jamais attrapé un seul petit animal dans ces mêmes bosquets ; ils avaient disposé une escarpolette sous les tilleuls là-bas, et construit une fontaine qui n’avait jamais coulé, mais qui avait dû être honteusement approvisionnée avec des cruches d’eau, qu’on remuait à la cuiller, comme un pouding, avant que le jet de cristal voulût consentir à monter. Un millier de souvenirs de cette époque enfantine revinrent à son esprit, et avec eux la pensée que le petit garçon en blouse brodée était maintenant un paria de la société, supposé mort, et que son nom était entaché des qualifications de fou et de meurtrier.

La servante de Martha, jeune paysanne aux joues roses, descendit l’avenue au bruit retentissant de la cloche, et resta pétrifiée à l’apparition des deux gentlemen, l’un d’eux dans un costume aussi éclatant que notre ami, M. Darley.

Gus dit à la jeune domestique qu’il avait une lettre pour mistress Jones. Jones était le nom de famille de Martha ; le titre de mistress était une distinction honorifique, le sacrement du mariage étant une des calamités que la digne femme avait évitées. Gus apportait un billet de la maîtresse de Martha, qui lui assurait un chaleureux accueil.

« Les gentlemen voudraient-ils prendre du thé ? » dit Martha.

« Sararanne (le nom de la jeune domestique était Sarah Anne, prononcé à la fois par euphonie et commodité, Sararanne), Sararanne leur donnerait tout ce qu’ils pourraient désirer, tout de suite. »

La pauvre Martha fut complètement désolée en apprenant que tout ce qu’ils désiraient était de visiter la chambre dans laquelle le meurtre avait été commis.

« Est-elle dans le même état où elle se trouvait à cette époque ? demanda Gus.

— On n’y avait jamais touché, leur assura mistress Jones, depuis cette sinistre époque. Telle avait été la volonté de sa maîtresse ; elle avait été tenue propre et aérée ; mais pas le moindre objet de l’ameublement n’avait été dérangé. »

Mistress Jones était atteinte de rhumatismes et bougeait rarement de son siège d’honneur à côté de la cheminée ; aussi Sararanne fut envoyée, avec un trousseau de clefs dans la main, pour conduire les gentlemen dans la chambre en question.

Pour le moment, deux choses paraissaient très-évidentes dans les manières de Sararanne : la première, c’est qu’elle était enchantée de l’idée de pouvoir coqueter avec le brillant M. Darley ; la seconde, qu’elle ne se souciait aucunement d’ouvrir la chambre en question et d’y entrer ; aussi, entre le désir de séduire et sa frayeur indomptable de voir disparaître quelqu’un devant elle, il s’établit dans son esprit un combat dont les effets étaient pénibles à voir.

Les volets de la maison étaient tous fermés, à l’exception d’un, et le vestibule et l’escalier étaient plongés dans une pénombre bien plus effrayante pour les esprits craintifs que la plus noire obscurité. Dans la plus noire obscurité, par exemple, la pendule marchant huit jours dans un angle aurait été une pendule et non un sceptre de vieillard avec une grande barbe blanche et un manteau brun, comme la faisait paraître un jour incertain, produit par un ciel ouvert, recouvert de lierre et situé au sommet de la maison. Sararanne était évidemment possédée de l’idée que M. Darley et son ami avaient l’intention de l’abandonner sur le seuil même de la chambre hantée, et de s’enfuir honteusement, la laissant braver les dangers de l’appartement, seule avec elle-même. M. Darley l’assura de nouveau qu’il n’y avait rien à craindre ; que l’existence était chose précieuse à conserver, par-dessus tout, la vie étant courte et le temps long, et cætera : ce qui finit par décider la demoiselle à monter l’escalier (en regardant derrière elle à chaque marche) et à les conduire le long d’un couloir, à l’extrémité duquel elle s’arrêta, choisit, avec une remarquable promptitude, une clef dans le trousseau, la plongea dans le trou de la serrure de la porte en face d’elle, et dit :

« Voilà la chambre, gentlemen, pour vous faire plaisir, » fit une révérence, tourna les talons et S’enfuit.

La porte s’ouvre en craquant, et M. Peters est enfin au comble de ses vœux et se trouve dans la chambre même dans laquelle le meurtre a été commis. Gus jette les yeux autour de lui, s’avance vers la croisée, ouvre les volets de toute leur largeur, et un soleil d’après-midi inonde la chambre, éclairant chaque crevasse, découvrant chaque tache de poussière sur les rideaux de lit en damas dévorés par les papillons, chaque fente et chaque souillure sur le parquet rongé par les vers.

Voir M. Darley regarder autour de la chambre, et voir M. Peters se livrant à la même opération, c’est voir deux choses complètement différentes, autant qu’il est possible à une physionomie de différer d’une autre. Les yeux du jeune chirurgien errent çà et là, ne s’arrêtent nulle part, et restent deux ou trois minutes fixés sur le même objet, avant de paraître comprendre toute la signification qui lui est attachée. Les yeux de M. Peters, au contraire, font le tour de l’appartement avec une précision et une rapidité égales, vont du nombre un au nombre deux, et du nombre deux au nombre trois ; et, après avoir fait une minutieuse inspection de tous les articles de l’ameublement dans la chambre, ils se fixent en dernier lieu, avec un regard d’une intensité concentrée, sur l’ensemble général de la pièce.

« Pouvez-vous découvrir quelque chose ? » demanda enfin M. Darley.

M. Peters fait un signe affirmatif avec la tête, et, en réponse à cette question, se laisse tomber sur un genou, et se penche pour examiner le plancher.

« Apercevez-vous quelque chose là ? demande Gus.

— Oui, réplique Peters sur ses doigts ; examinez ce plancher. »

Gus examine le plancher. Celui-ci est vermoulu et dans un état de grande dégradation à côté du lit.

« Eh bien ? et puis ? demande-t-il.

— Et puis ? dit M. Peters sur ses doigts, une expression d’insigne mépris perçant sur tous ses traits ; et puis ? Vous êtes un jeune gentleman de beaucoup de talent, monsieur Darley, et si j’avais besoin d’une prescription pour la bile, qui me tracasse quelquefois, ou d’un coup d’épaule pour le Derby, ce qui m’est inutile, n’étant pas un homme du sport, vous seriez l’individu que j’irais trouver. Mais, après tout, vous n’êtes pas un officier de police, ou autrement vous ne m’eussiez jamais adressé cette question. Et puis ? Vous vous rappelez qu’une des preuves les plus terribles contre M. Marwood fut les taches de sang trouvées sur la manche de son habit. Vous voyez là ces fentes et ces crevasses dans ce plancher, très-bien, alors ; M. Marwood dormait dans la pièce au-dessous de celle-ci ; il était harassé, je le lui ai entendu dire, il se jeta tout habillé sur son lit. Quoi de plus naturel, par conséquent, qu’il y eût du sang sur la manche de son habit ; quoi de plus facile à deviner que voilà le chemin que le sang a suivi ?

— Vous pensez alors qu’il a coulé à travers le plancher ? demanda Gus.

— Je pense qu’il a coulé à travers, dit M. Peters sur ses doigts, avec une légère ironie ; je comprends qu’il a coulé à travers. Son avocat fut un sot de ne pas porter ce détail devant la cour, ajouta-t-il en montrant les planches sur lesquelles il était agenouillé. Si j’avais seulement vu l’endroit avant le procès… mais je n’étais rien, et c’eût été naturellement une remarquable impudence de ma part de demander à examiner la maison. Et maintenant, au numéro deux.

— Et cela est ?… demanda M. Darley, pour qui les vues de M. Peters étaient complètement remplies d’obscurité, ce fonctionnaire ayant la confiance aveugle de Richard et de son ami, et étant autorisé, par conséquent, à être tout aussi mystérieux qu’il lui plairait.

— Le numéro deux, le voici, répondit l’agent. J’ai besoin de trouver une ou deux de ces vieilles pièces de monnaie indienne, car notre jeune mort-vivant, aussi vrai que le jour d’aujourd’hui ne sera pas celui de demain, a pris celle qu’il donna à la jeune fille dans cette armoire, ou mon nom n’est pas Joseph Peters. »

Sur quoi M. Peters, à qui avait été confiée par mistress Marwood la clef de l’armoire, procéda à en ouvrir les portes et à inspecter soigneusement ce vieux meuble.

Il contenait un grand nombre de tiroirs, de bottes, de casiers, d’enfoncements bizarres et de coins, ayant tous également une odeur de vétusté et de moisissure de bois de cèdre dans leur intérieur. M. Peters tira les tiroirs, ouvrit les boîtes, trouva des tiroirs secrets dans l’intérieur d’autres tiroirs, et des boîtes ingénieusement cachées dans d’autres boîtes, tout cela avec un bien minime résultat ; en outre des vieux papiers, des paquets de lettres attachées avec un ruban de fil rouge fané, une miniature ou deux, au sourire niais et aux couleurs fades, à la manière d’il y a cinquante ans, quand un habit bleu clair à boutons de cuivre était la toilette exigée pour une invitation à dîner, et que les élégants de la capitale portaient une montre dans chaque poche de leur culotte et vous souriaient derrière un jabot de chemise assez proéminent pour les tenir toujours à distance de leurs amis et de leurs connaissances ; un dictionnaire de Jonson, un barème, et une paire de tire-bottes ; M. Darley finit par se fatiguer de regarder l’opération et suggéra un ajournement, car il remarqua :

« Est-il vraisemblable qu’un gaillard comme ce North eût laissé quelque chose derrière lui ?

— Attendez un instant, » dit M. Peters d’un geste expressif avec sa tête.

Gus haussa les épaules, sortit son porte-cigares, en alluma un, et, approchant de la croisée, s’accouda en fumant sur la barre d’appui, et se mit à regarder les plantes grimpantes qui couvraient les murs et encadraient les croisées, tandis que l’agent poursuivait ses recherches parmi les vieilles liasses de papiers. Il était prêt à abandonner son inspection, lorsque, dans un des tiroirs extérieurs, il aperçut un objet qui avait échappé à son premier examen : c’était un sac en toile comme ceux dont on se sert pour mettre de l’argent, et vide en apparence ; mais, en réfléchissant à ses recherches inutiles, M. Peters retourna ce sac entre ses doigts dans un moment de distraction, et le fit balancer dans l’air d’arrière en avant ; dans ce mouvement, le sac donna contre un côté de l’armoire, et, à la surprise de l’agent, rendit un son métallique et sec. Il n’était donc pas vide, quoiqu’il parût l’être. Une minute d’examen montra à M. Peters qu’il avait réussi à se procurer l’objet de ses perquisitions ; le sac avait servi à renfermer de l’argent, et une petite pièce s’était logée dans la couture du fond et s’y était enfoncée si solidement qu’il n’était pas facile de l’en détacher ; dans le pillage précipité de l’armoire par l’assassin, et dans la rage aveugle qui le possédait de ne pas trouver la somme espérée, cette circonstance lui avait naturellement échappé. La pièce de monnaie était une petite pièce d’or d’une valeur moitié moindre que celle trouvée par l’aubergiste, mais de la même date et du même coin.

M. Peters fit avec ses doigts un claquement de triomphe qui éveilla l’attention de M. Darley ; et, avec un coup d’œil de fierté pour son habileté dans son art particulier et de confiance en son génie, il montra la petite pièce d’or noircie.

« Par Jupiter, s’écria Gus en admiration, vous êtes donc parvenu à la trouver ! Parbleu, Peters, je crois que vous eussiez fabriqué la preuve s’il n’en eût pas existé.

— Huit années de l’existence de ce jeune homme, monsieur, dirent les doigts rapides, ont été sacrifiées à la stupidité de ceux qui l’auraient aussi bien lancé dans l’éternité. »