La défense des Vosges dans la vallée de la Meurthe/1

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Souvenirs de la Guerre Franco-Allemande

LA DÉFENSE DES VOSGES
DANS LA
VALLÉE DE LA MEURTHE

(Septembre-Octobre 1870)[1]

I

La Vallée de la Haute-Meurthe que nous venons de parcourir en touristes n’est pas seulement fière de ses richesses naturelles et industrielles, mais aussi de son poste de combat. Elle compte parmi les lieux qui furent successivement le théâtre de la guerre et de l’invasion allemande, aussi nous croirions être incomplet si nous ne rappelions les douloureux souvenirs de 1870.

C’est par les vallées des affluents de la Meurthe que se fit l’invasion des Vosges : la Vezouze, la Brüche et la Plaine, le Rabodeau, la Fave, et c’est précisément cette vallée de la Haute-Meurthe qui devint le théâtre du premier acte de la défense vosgienne. Par un exposé rapide des faits nous suivrons les mouvements de l’armée envahissante, nous rappellerons les efforts des premiers défenseurs des Vosges, en résumant toutes les opérations militaires engagées par la première armée de l’Est, dès Baccarat, et poursuivies jusqu’aux sources mêmes de la Meurthe.

Après nos premiers désastres, le mois d’août 1870 se passa dans l’attente et l’énervement. Il faut avoir vécu ces heures de fièvre où l’affolement et l’espérance, la colère et la honte bouillonnaient dans les cœurs. Toutes les correspondances coupées ; plus de chemin de fer entre Saint-Dié et Lunéville, plus de poste, quelques nouvelles rares et douteuses colportées et faisant boule-de-neige en roulant sur la crédulité populaire. Puis des alertes soudaines qui annonçaient la présence de l’ennemi aux cols des Vosges.

Le territoire était dégarni, pas un soldat pour garder les Vosges. La garnison d’Épinal, 64e de ligne, était à l’armée du Rhin ; le régiment des gardes-mobiles des Vosges, colonel Simonin, avait ses bataillons dispersés, les uns à Langres, celui de Saint-Dié à Metz.

Mais on se ressaisit vite ; dès les premiers jours de Septembre s’organisent les gardes nationales sédentaires. « Tous les jours, écrivait un journal local[2], un certain nombre de gardes nationaux se rendent dans la cour du collège (St-Dié) pour y faire l’exercice, ils sont commandés par d’anciens militaires. »

Dans tous les chefs-lieux de canton la garde nationale faisait l’exercice, comme à Saint-Dié.

Après Sedan, à l’appel du nouveau préfet des Vosges, M. Georges, la défense s’organise énergiquement ; les volontaires et corps francs accourent de tous les coins de la France vers la frontière, « guidés par un secret instinct qui leur montrait les Vosges comme le lieu le plus propice à une guerre de partisans, et le débouché le plus sûr et le plus facile sur les communications avec les armées d’invasion[3]. »

Déjà au commencement de septembre, nous apprend M. Bardy[4], des colonnes de francs-tireurs circulaient dans nos montagnes, allant d’une vallée à l’autre. »

« Le 1er ou le 2 septembre, des compagnies de francs-tireurs avaient été logées au grand séminaire. Le 5, M. Micard, supérieur, écrivait au président de la commission municipale que le séminaire voulait supporter les frais occasionnés par le passage des francs-tireurs.

Dans sa séance du 8, le conseil municipal vota des remerciements à l’administration du séminaire pour cet acte de munificence et remit la somme de 30 francs comme gratification aux domestiques[5]. »

Vers le 20 septembre on comptait, tant à Saint-Dié qu’aux environs, six corps de francs-tireurs.

1o Les francs-tireurs de Colmar, capitaine-commandant Eudeline, deux compagnies ; ils arrivent à Saint-Dié, le 12 septembre, à 3 heures du soir, par Senones, le Ban-de-Sapt, Robache. Ils se faisaient appeler les Éclaireurs des Vosges.

2o Les francs-tireurs des Vosges, capitaine Gérard, ou Adam, une compagnie ; ils arrivent à Saint-Dié, le 16 septembre, à 10 h. du soir.

3o Les francs-tireurs de la Seine, capitaine Dumont, une compagnie de cent hommes. Ils arrivent à Saint-Dié le 17.

4o Les francs-tireurs de Lamarche, une compagnie commandée par M. Lanique, si bien secondé par son lieutenant, cette Mademoiselle Antoinette Lix, qui fit son entrée à Saint-Dié, aussi le 17 septembre.

5o Les francs-tireurs de Neuilly, une compagnie, capitaine Sageret, qui passe à Saint-Dié le 19.

6o Les francs-tireurs du Rhône, campés à Provenchères.

7o Le 19, la compagnie des francs-tireurs de Mirecourt, capitaine Bastien, et celle de Lyon, arrivée la veille, partaient de Saint-Dié à 10 heures du matin ; ils étaient à Épinal avec les francs-tireurs de la Haute-Saône, capitaine Perpigna, ceux de la Meurthe, capitaine d’Hautel, et la légion Bourras, en voie de formation.

Les francs-tireurs allaient et venaient d’une vallée, d’une montagne, d’un village à l’autre, gîtant dans les bois, faisant des reconnaissances, traversant les campagnes où ils n’étaient pas toujours acclamés. On craignait même leurs visites, car ils avaient plus de patriotisme que de discipline, et faisaient trop souvent des réquisitions qui ne semblaient pas assez justifiées.

De là des mécontentements et de nombreuses plaintes de la part des habitants des campagnes.

Cependant l’ennemi s’avançait ; de fortes reconnaissances avaient été signalées vers Badonvillers, Pierre-Percée, Raon-l’Étape. Les Allemands semblaient pleins d’appréhension en s’aventurant dans les Vosges, ainsi que le fait si bien remarquer l’auteur des Vosges en 1870 : « Cette masse sombre des Vosges, écrit-il, fouillis de montagnes, de vallées, de forêts impénétrables, semait autour d’elle une terreur superstitieuse. Mal renseignés sur ce qui s’y passait, indécis sur le nombre, la force, la composition et la discipline des détachements de francs-tireurs autour desquels la presse française avait bruyamment battu la caisse, nos ennemis semblaient craindre de s’aventurer dans le pays. » [6]

C’est le 15 septembre que l’ennemi fait son apparition dans la vallée de la Haute-Meurthe ; le 16 au matin, les Allemands occupent la ville de Baccarat et la terrorisent en constituant prisonniers le maire M. Godard et six conseillers municipaux, parmi lesquels M. Michaut, administrateur des cristalleries. Voici d’après le Moniteur officiel du gouvernement général de Lorraine, organe de l’autorité étrangère qui occupait et dirigeait notre pays, le motif de cette arrestation.

« Le préfet de la Meurthe, lisons-nous dans le numéro du 20 septembre 1870, attendu que les autorités administratives de l’État se sont refusées de fonctionner, s’est trouvé dans la nécessité d’instituer les maires des chefs-lieux comme autorités dans leurs cantons.

« Tous se sont prêtés à cette exigence, dans l’intérêt des habitants, à l’exception d’un seul.

« Le maire de Baccarat, en renvoyant toutes les pièces officielles qui lui avaient été expédiées par un messager, s’est refusé d’obéir à l’arrêté du 9 septembre 1870.

« À la suite de cette résistance qui ne saurait être tolérée, le préfet a délégué un fonctionnaire civil appuyé par la force armée pour arrêter le maire et les membres du conseil municipal. Cette mesure a été mise à exécution ; le maire et six conseillers municipaux se trouvent en prison à Nancy ; une forte réquisition de voitures a été exécutée en même temps, et des coups de fusil ayant été tirés en route sur l’escorte militaire, on avisera à d’autres mesures de répression. »

Les prisonniers furent en effet conduits à Nancy : c’est au sortir de Baccarat que l’escorte fut attaquée par une bande de francs-tireurs : cet épisode est ainsi rapporté par l’auteur des Vosges en 1870.

« La colonne qui escorte les prisonniers sort de la ville, en tête marchent des cavaliers ; derrière ceux-ci, les otages, à pied, comme des malfaiteurs ; puis l’infanterie, et enfin des chariots chargés de réquisitions de toute espèce. Mais à peine a-t-on franchi 500 mètres au-delà des dernières maisons que d’un bouquet de bois situé à droite de la route des balles pleuvent sur l’escorte ; ce sont les francs-tireurs enrôlés la veille à Baccarat même[7], qui, sans calculer les conséquences de leur action, sans se rendre compte du danger qu’ils vont faire courir aux otages, attaquent la tête du convoi. Les Allemands ont un moment de confusion et d’effroi ; leurs cavaliers se replient en désordre et se jettent derrière un pli de terrain. Bientôt la fumée se dissipant l’ennemi peut compter ses adversaires, et l’assurance lui revient ; les francs-tireurs sont dix-sept. Le commandant de la colonne donne l’ordre cruel de faire placer les prisonniers en avant de l’infanterie ; abrités derrière eux, les soldats allemands ouvrent le feu contre les francs-tireurs.

« Placés à 150 mètres de distance environ, et cachés dans un bois de pins, ceux-ci ripostent vivement et font plusieurs victimes. Le commandant prussien exaspéré menace les otages de les faire fusiller ; l’un d’eux s’offre alors pour aller parlementer ; il représente aux francs-tireurs l’inutilité de leur attaque et les décide à s’éloigner. » [8]

Le 15 également 150 cavaliers prussiens poussaient une reconnaissance jusque sur la route de Raon-l’Étape. « D’après les renseignements que nous avons recueillis, dit la Gazette vosgienne, (septembre 1870) il résulte que le 15, vers une heure de l’après-midi, une trentaine de jeunes gens de Baccarat auraient quitté précipitamment leur commune pour échapper aux Prussiens, lesquels cernaient cette localité afin d’empêcher leur départ pour l’armée française. Leur arrivée à Raon a causé un élan de patriotisme qui a mis en un instant tous les pompiers et gardes nationaux sous les armes, ayant à leur tête leur maire ; ils se sont portés immédiatement en dehors de la ville, afin d’arrêter la marche de 150 cavaliers prussiens qui ont dû rétrograder en apprenant l’attitude énergique des habitants… Cette patriotique démonstration était soutenue par une compagnie de francs-tireurs de Mirecourt, qui était de passage à Raon… »


  1. BIBLIOGRAPHIE

    1o Les Vosges en 1870 et dans la prochaine campagne, par un ancien officier de chasseurs à pied. — Rennes. Cailliere, éditeur, 1887.

    2o Saint-Dié pendant la guerre de 1870-71, par H. Bardy.

    3o Histoire de la guerre franco-allemande, par A. Le Faure.

    4o L’Armée de l’Est, par Grenest.

    5o Journal de marche des mobiles de la Meurthe.

    6o Monographie du monument de Brouvelieures, par Thomas, 1901.

    7o La guerre de 1870-71, principalement dans l’Est, par l’abbé Deblaye. — Recueil de journaux, 2 vol.

    8o L’Invasion des Vosges (oct. 1870). — Miscellanées XXV, par H. Bardy.

    9o Le Combat de Nompatelize, par le lieutenant Diez.

  2. La Gazette Vosgienne, Sept. 1870.
  3. Les Vosges en 1870 et dans la prochaine guerre, p. 37, 38.
  4. Saint-Dié pendant la guerre de 1870 (p. 21).
  5. Note de M. Bardy, p. 21.
  6. p. p. 39, 40.
  7. Quelques francs-tireurs de Bruyères sous les ordres du lieutenant Gérard avaient ouvert à Baccarat un bureau de recrutement. Un grand nombre de jeunes gens de la ville se sont fait inscrire.
  8. Note D.