La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/05

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Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 29-36).

CHAPITRE V

l’homme aux cheveux roux


Robert Halt avait été plus impressionné qu’il n’avait voulu en avoir l’air par la visite de Joe. Il connaissait depuis longtemps le jeune gamin ; et il avait eu, plusieurs fois, l’occasion d’apprécier sa finesse et son dévouement. Robert Halt avait véritablement sauvé la vie à Joe, quatre ou cinq ans auparavant, en passant fort à propos dans une rue déserte, au moment le gamin, sans doute à la suite d’une querelle, était en train de tomber sous les coups d’une bande de rôdeurs qui commençaient à jouer du couteau et qui allaient lui faire un mauvais parti. Sans connaître Joe ni ses assaillants, le jeune professeur de musique avait pris la défense du plus faible ; et grâce à l’exhibition d’un revolver, il avait mis les rôdeurs en fuite. Depuis ce jour, Joe lui avait voué une profonde reconnaissance. L’amitié du gamin ne s’était pas seulement traduite par divers appels à la bourse de son protecteur. Dans plusieurs circonstances, Joe qui, furetant partout, était au courant de tout, avait donné à M. Halt des avis qui témoignaient à la fois de son intelligence et de son désir d’être utile ; et quelques mois avant la date où commence notre histoire, il lui avait rendu un service important, en l’avertissant de l’imminence d’une banqueroute que personne ne soupçonnait. Grâce à ce renseignement, M. Halt avait pu retirer des fonds déposés par lui, l’avant veille de la cessation des paiements ; et il avait échappé aux dangers d’une perte qui, bien que peu considérable, eut rogné disgracieusement ses maigres ressources.

— Le gamin sait évidemment quelque chose qu’il ne veut ou qu’il ne peut pas me dire, pensait Robert Halt. Sa prétendue « bonne aventure » devait être un moyen indirect, de me mettre en garde contre un danger. Mais quel danger ? Je ne puis croire que ma maison soit surveillée ; par qui ? dans quel but ? d’ailleurs j’ai eu beau regarder je n’ai aperçu aucune figure suspecte.

En poursuivant le cours de ses réflexions, M. Hait descendit la rue St Denis et tourna par la rue Craig, pour se rendre à la gare du Pacifique : il demanda un billet pour Trois-Rivières et monta dans un wagon de fumeurs.

Il avait bien aperçu, sur le quai du chemin de fer, un gros homme trappu, avec une pipe d’écume de mer à la bouche, et pendant une seconde, il avait eu une vague idée d’avoir déjà vu cette figure quelque part ; mais il n’y avait pas fait autrement attention. L’homme à la pipe monta d’ailleurs tranquillement dans un autre wagon et ne parut pas avoir aperçu M. Halt, ni avoir la moindre raison de s’intéresser à lui.

Si M. Halt, au lieu de s’asseoir sur une banquette, avait eu l’idée de se promener à travers les chars et d’examiner ses compagnons de voyage ; il eut été fort étonné d’apercevoir, à l’autre extrémité du train, notre ami Joe, qui avait pris, lui aussi, son billet pour Trois-Rivières. Mais M. Halt ne s’aperçut de rien. Il était occupé à lire ou plutôt à relire, en pesant chaque mot, une lettre qu’il venait de tirer de son portefeuille, et qui était ainsi conçue :

Si vous voulez apprendre quelque chose qui vous intéresse grandement, veuillez vous trouver à Trois-Rivières, mercredi prochain, entre 6 et 7 heures du soir. L’ami inconnu qui vous écrit vous attendra sur le bord de l’eau, au coin de la rue Des Forges. Vous le reconnaîtrez à une branche de résèda qu’il portera à sa boutonnière, et il est prêt à vous donner des renseignements sur le mystère de votre naissance.

Un ami.

— Est-il bien sûr que ce soit un ami ? se demanda M. Halt avec incertitude. Je ne puis laisser échapper l’occasion vraie ou fausse qui m’est offerte de percer le mystère qui enveloppe ma destinée. Mais il faudra agir prudemment. Cet homme qui ne dit pas son nom et qui paraît se cacher ne m’inspire guère de confiance. On ne sait jamais pour le compte de qui cette sorte de gens-là travaillent.

Pendant que Robert Halt se livrait à ces réflexions, Joe paraissait absorbé de son côté dans une profonde méditation. Il était placé dans un coin, sur le dernier banc de son wagon ; et il se tenait la tête entre les mains, comme un homme qui travaille à un problème des plus ardus ; soit qu’il méditât vraiment sur quelque chose de grave, soit que cette position eut été choisie par lui, simplement dans le but de dissimuler sa figure et de voyager sans être reconnu.

— C’est parfaitement clair, se répétait le gamin, poursuivant intérieurement une déduction depuis longtemps commencée. Cette lettre de dénonciation a été écrite par un ennemi : et par un ennemi qui connaît trop bien l’histoire des billets contrefaits pour ne pas y être mêlé de près. Mais quelle peut être, ce rendez-vous à Trois-Rivières ? C’est là que je n’y suis plus du tout. Il faut savoir ce que c’est que l’homme aux cheveux roux. Il faudrait savoir, surtout, s’il y a quelqu’un que M. Halt gêne. Le coup vient sûrement d’une personne qui a intérêt à se débarrasser de lui.

Le train arriva à Trois-Rivières à six heures du soir.

M. Halt sortit un des premiers de son wagon et s’empressa de se diriger vers la porte de sortie. Il revit encore cet homme à la pipe en écume de mer qui était descendu presque en même temps que lui. Mais le fumeur regardait d’un autre côté et venait de faire signe à un charretier, dans la voiture duquel il monta, sans faire attention à personne. La voiture et le voyageur ne tardèrent pas à s’éloigner dans la direction de la ville.

— Je crois que je deviens fou, murmura M. Halt. J’ai cru un instant qu’on m’épiait. Il faut que ce garnement de Joe m’ait fait tourner la tête avec ses sornettes.

Et M. Halt se mit à longer rapidement le chemin qui conduit de la station à la rue Des Forges.

Joe était descendu du train, un des derniers. Il tenait évidemment à ne pas être vu : car il prit soin de ne pas s’aventurer en dehors de la gare, avant d’avoir laissé prendre à M. Halt une avance raisonnable ; et il se mit ensuite à le suivre avec précaution.

À deux cents pas environ du bord de l’eau, M. Halt se heurta contre un gros homme qui lui parut avoir une vague ressemblance avec l’homme à la pipe. Mais l’individu en question était occupé à lire une affiche et ne retourna même pas la tête.

— Allons, se dit M. Halt, encore une fausse alarme ! J’ai vraiment l’esprit troublé ; et je vois partout des gens qui me guettent. Comme si quelqu’un avait assez de temps à perdre pour suivre mes pas ! ajouta-t-il en riant.

Était-ce une fausse alarme ? Tel ne parut pas être l’avis de notre ami Joe ; car, d’aussi loin qu’il aperçut le lecteur d’affiches il s’arrêta court. Fort heureusement, un omnibus parut en ce moment dans la rue. Joe en profita fort habilement pour se dissimuler derrière lui et allongea le pas, de façon à marcher aussi vite que les chevaux et à mettre l’épaisseur de l’omnibus entre sa personne et les yeux de l’individu qui avait excité un instant auparavant les soupçons de M. Halt.

— Bah ! fit-il en riant, avec mon nouveau costume, c’est bien le diable si mon oncle aura eu l’idée de me reconnaître. Il est trop occupé de son gibier pour regarder d’un autre côté. Mais c’est égal. Je tiens à ne pas le rencontrer ici, au moins pour le moment.

M. Halt était à peu près à l’extrémité de la rue Des Forges, lorsqu’il vit déboucher, sur le même trottoir que lui, un homme marchant en sens inverse et à la boutonnière duquel il remarqua de suite une branche de réséda.

C’était un homme court, bien bâti, avec une physionomie un peu rude, des traits accentués, des yeux gris et perçants. Au moment où il s’approchait, M. Halt remarqua avec stupeur une particularité bien faite pour réveiller toute sa défiance. L’étranger était pourvu d’une épaisse chevelure, d’une couleur si absolument rouge que des carottes eussent pu en être jalouses.

— Joe en savait décidément plus qu’il ne m’en a dit, pensa M. Halt. Il y a là quelque mauvaise affaire et je ne veux rien avoir de commun avec cet homme.

Mais il n’avait pas encore eu le temps de se retourner que l’étranger l’avait abordé, en lui disant à voix basse.

— Faites excuse, M. Halt. Je voudrais avoir avec vous une minute d’entretien.

— Je ne sais pas qui vous a dit mon nom, monsieur, reprit froidement M. Halt. Mais je ne vous connais pas et je n’ai pas habitude de causer avec le premier venu.

— Je sais votre nom et bien d’autres choses ; bien plus que vous ne pouvez le supposer, répondit poliment l’étranger. Du reste, cette entrevue est beaucoup plus dans votre intérêt que dans le mien.

— Je ne vois aucun intérêt à cet entretien et je ne veux pas le prolonger, dit M. Halt en pressant le pas pour échapper à l’insistance de cet interlocuteur inconnu.

— Supposez, cependant, que je sache le nom de vos parents, qu’ils soient vivants et riches et que je puisse vous les faire retrouver, dît l’étranger, avec un regard profond et froid comme l’acier : croyez-vous que cette communication fût sans intérêt ?

Robert Halt se retourna brusquement.

— Qu’est-ce que vous savez ? demanda-t il avec une subite émotion.

— Mon cher monsieur, vous étiez un peu froid tout à l’heure ; maintenant vous êtes trop pressé. Je sais tout ce qu’il faut savoir ; et je puis seul vous faire retrouver vos parents. Mais je ne travaille pas seulement pour là gloire, et si je vous livre une fortune, j’attends une récompense proportionnée à un tel service.

— Vous ne demandez pas, je suppose, à être payé d’avance ?

— Non, je suis trop raisonnable pour cela. Mais nous avons tous deux, à traiter cette affaire sérieusement et je ne crois pas que la rue soit un bon endroit, pour une conversation de cette importance. Si vous avez dix minutes à vous, et si vous voulez, accepter l’offre d’un verre de rye, il serait mieux je pense d’entrer quelque part.

Lafortune était arrêté devant une boutique, ait coin de la rue, en face de l’endroit où M. Halt et l’étranger venaient de se rencontrer ; et grâce à l’angle de la maison, il pouvait les surveiller sans être vu. L’homme aux cheveux roux fit quelques pas en avant et désigna à M. Halt un petit café de matelots, à l’enseigne du Soleil Levant. Lafortune les suivit de l’œil, et quand ils furent entrés, il se dirigea lui-même vers la porte du café, comme s’il eut voulu y entrer derrière eux.

— Non, fit-il, après un moment d’hésitation. J’ai vu ce que je voulais voir. Je sais que la lettre ne m’avait pas trompé. Trop de précipitation risquerait inutilement de tout compromettre, et je retrouverai toujours mon lièvre au gîte. Mieux vaut aller, voir mon vieil ami M. Burel qui doit avoir des choses intéressantes à me dire sur l’homme aux cheveux roux.

Lafortune n’eut pas plutôt le dos tourné, que Joe parut soudainement sortir de dessous terre, et s’avança vers la porte du café du Soleil Levant.

Mais M. Robert Halt et l’homme aux cheveux roux étaient attablés dans un cabinet particulier, au fond duquel leur silhouette apparaissait à peine à travers un coin de porte entr’ouverte.

Ah ! si je pouvais seulement entendre un mot, dit Joe, mais pas moyen !

Tout en cherchant une idée, il regardait autour de lui.

Tout à coup, son œil s’illumina.

— J’ai mon affaire, dit-il.

Joe fit signe à un garçon qui s’approcha de lui aussitôt.

— Dites donc l’ami. Il y avait autrefois dans le plafond de ce cabinet — et il montrait celui où l’homme à cheveux roux était entré — une petite ouverture carrée qui correspondait avec la chambre du boss à l’étage au-dessus.

— Tiens, vous connaissez ça ?

— Oui, y est-elle toujours ?

— Sans doute, mais je ne vois pas…

— Écoute, fit Joe en clignant de l’œil, chacun a ses affaires, n’est-ce pas ? Je suis chargé par une femme jalouse de savoir ce qui se manigance entre son amoureux et cet étranger. Il y a une piastre pour toi, si tu me fais entrer dans la chambre du patron, et si tu m’y laisses le temps que ces deux individus seront ici.

Le garçon parut hésiter, puis causa quelques instants à voix basse avec le gamin.

— C’est arrangé, dit il enfin ; mais vous me promettez le secret. Suivez moi.

Deux minutes après, Joe était installé à plat ventre sur le parquet de la chambre, l’oreille tendue vers l’ouverture qui communiquait avec le cabinet ; et il ne perdait pas un mot de la conversation de M. Robert Halt avec l’inconnu aux cheveux roux.

Il faut croire que cette conversation lui ouvrit des horizons nouveaux ; car sa physionomie donnait des signes non équivoques de la surprise la plus intense.

Lafortune avait été moins heureux que le gamin, dans ses recherches. M. Burel s’était borné à lui affirmer gravement qu’il avait vu l’homme aux cheveux roux et que c’était un voyageur de commerce, débarqué depuis deux ou trois jours, de mœurs fort paisibles et vivant à l’hôtel, sans qu’on pût rien remarquer de suspect dans ses allures.

L’entretien de cet homme, beaucoup moins paisible que ne le supposait la police de Trois-Rivières, avec le jeune professeur de chant, dura un peu plus du quart d’heure annoncé d’abord. Quand ils furent sortis l’un et l’autre de leur cabinet, le garçon vint délivrer Joe qui s’empressa de descendre avec lui.

— Connais-tu ces individus ? fit Joe, en lui glissant dans la main une nouvelle pièce de monnaie.

— Il y en a un que je n’ai jamais vu. L’autre, celui qui a des cheveux roux, est débarqué samedi dernier.

— Par le Richelieu ?

— Non, il est descendu d’une petite goélette qui ne s’est arrêtée que le temps de le mettre à terre.

Ah ! fit Joe, avec un brusque mouvement tout de suite réprimé, sais-tu le nom de la goélette ?

— Non, mais il y a dans le bar des marins qui étaient sur le port, au moment de son entrée et qui doivent le savoir. Je les ai entendus se demander si c’était un bateau de commerce ou un bâtiment de plaisance.

— Pourrais-tu leur demander son nom, sans faire mine de rien ?

— Si ça vous fait plaisir, fit le garçon qui se dirigea vers le bar, puis revint au bout de deux ou trois minutes et glissa, en passant, dans l’oreille de Joe :

— C’est une goélette qui passe de temps en temps, au large, mais qui ne s’arrête jamais dans notre ville. Elle s’appelle la Marie-Anne.

Joe fit un brusque mouvement en arrière.

— Allons, dit-il, ça se corse ! C’est une fière veine, tout de même, que ce gueux là ait eu l’idée de conduire M. Halt au Soleil Levant, juste au dessous de la trappe dont je me suis servi tant de fois quand j’étais enfant, pour faire passer des bouteilles de contrebande. Mais il paraît, tout de même, ajouta-t-il, que c’est une machine diablement compliquée. Je crois décidément qu’il y aura du fun.

Mon oncle et M. Halt ont pris un billet d’aller et retour par le chemin de fer, dit ensuite le gamin, en continuant à se parler à lui-même. Bon voyage ! Moi, je n’aime pas la société, quand je suis en affaires. Je crois que je ferai mieux d’aller attendre tranquillement le passage du bateau de Québec.

Et notre ami s’éloigna ; et bientôt il ne fut plus qu’un point noir, dans la nuit qui commençait à devenir épaisse.