La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/06

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Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 36-40).

CHAPITRE VI

UNE VISITE CHEZ Mlle MARSY


Joe était un garçon actif et connaissant le prix du temps. Nous l’avons laissé la veille au soir, à Trois-Rivières. Le lendemain matin, il débarquait avec le bateau de Québec dans le port de Montréal, et avant neuf heures, il était en observation rue Dorchester, aux abords de la maison occupée par la famille de Mlle Marsy.

Le père de la jeune fille était un riche commerçant. La maison qu’ils habitaient était richement décorée et meublée avec un grand luxe ; et le salon était orné d’une foule d’objets d’art provenant des pays les plus divers, dans lesquels il était facile de reconnaître les souvenirs de nombreux voyages.

Si nous pénétrons dans ce salon, vers trois heures de l’après-midi, pendant que Joe continue patiemment sa faction au dehors, nous trouverons Mlle Marsy engagée, depuis quelques instants déjà, dans une conversation fort animée, avec un visiteur qui ne vous est pas encore connu.

M. Ralph Turner, le visiteur en question, est un jeune homme grand et mince, habillé avec une élégance et une correction irréprochables. Au premier abord, il n’est pas sans avoir quelque vague ressemblance de tournure avec Robert Hait, mais ses yeux noirs et fuyants, donnent à sa physionomie une expression toute différente. Son regard a quelque chose de trouble, dont on ne se rend pas bien compte, mais qui ne semble pas fait pour attirer la sympathie.

Il se tient debout, en faisant basculer une chaise sur laquelle ses mains sont appuyées.

En face de lui, Mlle Marsy est assise sur un canapé et paraît prendre un malin plaisir à l’embarras de son interlocuteur.

— Asseyez-vous, je vous en prie, M. Turner. Si vous continuez à traiter aussi durement ma pauvre chaise, vous allez la mettre en morceaux.

— Il n’y a pas de danger, dit M. Turner en lâchant la chaise. Mais je vois qu’aujourd’hui votre mauvaise humeur s’acharne sur mes moindres gestes.

— Ma mauvaise humeur ! répéta la jeune fille, vous êtes sévère, M. Turner. Vous êtes la première personne qui ait songé à me reprocher en face quelque chose d’aussi peu comme il faut.

M. Turner se laissa tomber sur sa chaise, comme un homme accablé de douleur.

— Je vois bien, dit-il après un moment de silence, que, depuis quelque temps, vous n’êtes plus la même avec moi, mademoiselle, et j’en souffre cruellement. Dites-moi en quoi je vous ai offensé.

— Je ne sache pas, M. Turner, que rien ait jamais pu vous autoriser à me dicter ma manière d’être avec vous, ni à prétendre à autre chose qu’à l’accueil que je fais à tout le monde… selon mon humeur, ajouta-t-elle ironiquement.

— À tout le monde, excepté à votre maître de chant.

— Plaît-il ? Monsieur, fit Mlle Marsy en se levant subitement pendant qu’une vive rougeur colorait ses joues. Vous m’expliquerez, je pense, ce que vous voulez dire.

— Je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai dit ; et vous savez que je n’ai que trop de motifs de parler ainsi.

— Je sais, monsieur, que les personnes que je reçois ne m’ont pas habituée à entendre des propos malséants, et que je ne suis nullement disposée à supporter vos impertinences.

Et Mlle Marsy se dirigeait vers la porte, avec une allure de reine offensée, lorsqu’elle entendit un mot qui la fit retourner.

— Vous savez très bien, disait M. Turner, que je n’ai pas eu l’intention de vous blesser, et que c’est moi au contraire qui suis fondé…

— Fondé à quoi ? Monsieur.

— À vous demander de déclarer, une fois pour toutes, qui de moi ou de votre maître de musique, il vous plaît d’admettre à aspirer à un rôle qui ne peut être tenu par deux personnes.

M. Turner était visiblement en proie à un emportement qui ne lui permettait pas de se rendre compte du tort irrémédiable qu’il venait de se faire à lui-même.

— Et si je vous demandais, à mon tour, sur quoi vous vous fondez, pour avoir la fatuité de me demander une explication ?

— Savez-vous seulement qui est ce Robert Halt, demanda ironiquement M. Turner, qui reprenait peu à peu son sang froid, pendant que Mlle Marsy commençait à perdre le sien.

— Je sais que c’est un parfait gentleman.

— Vous me permettrez cependant de vous dire que, pour faire un gentleman, il y a une condition plus indispensable que de rouler des yeux ou de savoir tourner un compliment.

— Quelle condition, par exemple ?

— Mais, la famille, par exemple.

— Voulez-vous dire que M. Robert Hait n’ait pas de famille ? reprit Mlle Marsy en lui lançant un regard chargé d’éclairs.

— Il vous sera facile de vous en assurer vous même, en lui demandant qui est son père.

— Et quelle réponse pensez-vous qu’il ferait à une question aussi impertinente ?

— C’est justement ce que je serais curieux de savoir, répondit froidement M. Turner. Il y a là un petit mystère qu’il serait sans doute fort embarrassé de vous faire connaître. (M. Turner ne disait pas qu’il lui fallait être doué d’une singulière dose d’effronterie, pour soulever, à propos de M. Robert Halt, une question à laquelle il lui eut été difficile de répondre lui-même d’une façon satisfaisante, si on lui eut demandé de justifier son propre acte de baptême).

Mais trêve à cela, ajouta-t-il. Je serais désolé de faire du tort à M. Robert Halt ; et ce que j’en ai dit, tendait simplement à vous expliquer combien il a dû m’être pénible de penser que votre bienveillance et votre facilité d’accueil courraient le risque d’être interprétées, aux yeux du monde, comme des marques d’un intérêt trop vif pour un gentleman qui, selon toute conjecture, doit porter une barre sur son blason.

M. Turner s’arrêta un instant pour contempler l’effet de ses paroles ; mais cet effet fut tout autre qu’il ne s’y attendait.

M. Turner, dit Mlle Marsy, avec une voix vibrante, quand un gentleman de profession s’abaisse à des paroles d’envie et de dénigrement contre un homme d’honneur, il a perdu tout droit à la sympathie des cœurs généreux. Vous vous êtes gravement trompé, M. Turner. Vous avez voulu nuire dans mon estime, à M. Robert Halt et vous n’avez fait de tort qu’à voud-même.

— Je n’ai dit que la vérité, M. Halt est un…

— Il ne s’agit pas de savoir ce qu’il est, reprit-elle en l’interrompant avec vivacité. Mais le ton de cette conversation n’est pas assez agréable pour me donner l’envie de la continuer Je vais dire à ma mère que vous êtes au salon, M. Turner.

Et Mlle Marsy sortit, avec un air méprisant, pendant que son interlocuteur se mordait les lèvres, et semblait en proie à un violent accès de dépit.

Il resta un moment irrésolu, puis soudain il fit un pas vers la porte, tourna vivement le bouton et s’en alla sans attendre.

— Nous nous retrouverons, ma belle demoiselle, grommelait-il en descendant les marches du perron ; et nous verrons si votre famille sera aussi indifférente que vous à de certaines révélations. J’ai fait aujourd’hui un pas de clerc. Mais les derniers mots n’en sont pas dit, et rira bien qui rira le dernier !

Quand M. Turner descendit dans la rue, les yeux de Joe étaient toujours braqués sur la porte de la maison. Mais ce dernier avait trop de sujets de réflexion intimes, pour faire attention à un gamin qu’il n’avait jamais vu et qui se promenait paisiblement sur le trottoir opposé.

La physionomie de M. Turner parut au contraire intéresser vivement le gamin. « Allons, se dit-il, voilà un gaillard qui porte sur la figure toute l’apparence d’un rival de M. Robert Halt. On dirait à sa mine qu’il vient d’y avoir, là dedans, une explication un peu chaude. »

M. Turner rentrait à son domicile privé, en marchant à grands pas et sans jeter un regard en arrière. Notre jeune ami le suivit, avec l’art qu’il savait mettre dans ce genre de filature ; et quoiqu’il eût à faire de nombreux détours, il ne perdit pas un instant sa piste, jusqu’au moment où il le vit s’arrêter à l’entrée de la rue Cadieux, dans une maison d’assez belle apparence. M. Turner tira une clef de sa poche et ouvrit la porte de la maison qui se referma derrière lui.

— Très bien, fit Joe silencieusement. Voilà mon lièvre au gîte. Il ne faut pas marcher trop vite de peur d’effrayer le gibier. Maintenant que je connais la maison, c’est comme si je savais qui il est ; et nous verrons demain à faire causer quelque servante.