La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/07

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Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 41-47).

CHAPITRE VII.

LA GOÉLETTE MYSTÉRIEUSE.


Gédéon Lafortune se tenait dans sa chambre, assis auprès de sa table, en train de fumer sa pipe favorite.

Il entendit frapper à la porte un léger coup, et avant même qu’il eut le temps de répondre, notre ami Joe s’introduisit délibérément dans la chambre.

Son entrée fut accueillie par un formidable éclat de rire auquel le gamin était sans doute loin de s’attendre, car il se mit à regarder de tous côtés avec un air ébahi, en se demandant qui pouvait bien motiver cet accès d’hilarité inexpliquée.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé mon garçon ? Tu ne m’avais pas dit que tu eusses l’habitude de changer de peau tous les étés, comme les papillons. Ah ! Ah ! Tiens ! Voilà sans doute l’ouverture par où les ailes vont te pousser. Et Lafortune, frappant railleusement sur l’épaule de Joe, contemplait, au milieu de son dos, la plus belle fente qu’on ait jamais vue sur le derrière d’une jaquette.

Joe le regarda d’un air ahuri, tout en se penchant de divers sens, pour essayer de voir ce que son dos offrait en si particulièrement risible.

— Ah ! fit-il avec un geste démoralisé, mon habit a craqué dans le dos. Un bel habit tout neuf ! le fruit de mes économies ! Et moi qui avais si bien cru mettre dedans le vieux Juif ! Allons, c’est moi qui suis volé. Mais je ne le tiens pas quitte à si bon compte, et il aura bientôt de mes nouvelles. Avez-vous des épingles mon oncle ?

— Oui mon garçon, répondit Lafortune, qui poussa l’obligeance jusqu’à procéder lui-même au raccommodage, en introduisant dans le drap une série d’épingles. Allons, voilà qui va bien. Ce n’est pas encore complet, mais il y a du mieux. Tout à l’heure ton habit était ouvert à la grande navigation. Maintenant, ce ne sont plus guère que des rigoles. Mais c’est égal, je crois que tu feras bien de faire une visite à ton tailleur.

— Si ce n’était qu’à mon tailleur, fit Joe avec une mine piteuse, mais je crois bien qu’il me faudra d’abord passer chez mon banquier.

— Et les affaires ? dit Lafortune en continuant de rire. As-tu du nouveau, Joe ?

— C’est à vous qu’il faudrait demander cela, mon oncle. J’espère que vous avez fait un bon et fructueux voyage. M. Burel va toujours bien, n’est-ce pas ? Je pense que vous avez percé à fond le mystère de l’homme aux cheveux roux.

Lafortune eut un moment d’hésitation, comme quelqu’un qui n’a pas envie d’avouer qu’il n’est pas bien sûr de son fait.

— Laissons-là Burel, dit il brusquement. J’ai vu ce que je voulais voir, Joe. L’affaire est dans le sac ; et quant à l’homme aux cheveux roux, si Burel n’a rien trouvé sur son compte, nous nous chargerons d’y voir clair nous-mêmes, quand nous tiendrons les deux oiseaux en cage.

— Ah ! fit Joe railleusement. Vous avez arrêté l’homme aux cheveux roux.

— Non, mais Burel recevra demain l’ordre d’arrestation.

— Trop tard, mon oncle. L’homme à cheveux roux n’est plus à Trois-Rivières.

— Hein ! Qu’est-ce que tu dis là ? fit Lafortune en se levant brusquement.

— Je dis que si j’avais été à votre place, j’aurais tenu à entendre la conversation qui a eu lieu au café du Soleil Levant.

Lafortune fit un geste ahuri.

— Oui, mon oncle, continua Joe. J’aurais tenu, aussi, à connaître la voie par laquelle cet homme à cheveux roux est arrivé à Trois-Rivières.

— Bah ! il est venu par bateau ou par chemin de fer.

— Si je vous disais qu’il est venu de Montréal à Trois-Rivières, tout exprès pour y donner à M. Halt un rendez-vous mystérieux, qui eut pu avoir lieu tout aussi bien rue St Hippolyte ! Il y a là une attrape mon oncle ; foi de Briquet, vous êtes roulé par des gens qui ont intérêt à détourner les soupçons sur un innocent… quoiqu’ils aient été diablement imprudents de nous mettre sur la trace de l’homme aux cheveux roux.

— Qu’est-ce que tu me contes là, Joe ? Sais tu que tu as l’air joliment savant.

— Pas autant que je voudrais, répliqua Joe, avec des yeux pétillants de malice, mais assez pour vous donner un coup de main, si vous me promettez de ne pas brouiller mes cartes.

— C’est bien, mon garçon, on aura égard à tes cartes, en proportion de ce que vaudra ton jeu.

— Voulez-vous venir vous promener du côté du port, avant la chute du jour ? demanda Joe de l’air le plus tranquille. Je me sens un vrai besoin de prendre le frais, et je vous dirai l’affaire en nous promenant.

Lafortune comprit que le gamin avait à lui montrer quelque chose de sérieux et le suivit sans difficulté. Arrivé au coin de la rue Notre-Dame et de la place Jacques Cartier, il allait descendre vers le port, lorsque Joe l’arrêta vivement en le tirant par le bras.

— Non pas par là ! Nous prendrons, si vous voulez la rue Bonsecours. Il y a ici deux paires d’yeux que l’heure n’est pas venue de rencontrer.

Nos deux amis ne tardèrent pas à se trouver sur le bord de l’eau, devant le marché.

— Regardez, mon oncle, quelle jolie goélette, lit Joe, en lui montrant du doigt un bâtiment de forme gracieuse et légère, qui était amarré sur le quai à quelques pas plus loin.

— Où veux-tu en venir ?

— Vous rappelez-vous, il y a quelques années, le truc des bâtiments qui servaient à la fabrication des liqueurs ?

— Eh bien après ?

— Eh bien, la première émission des faux billets de la banque de Montréal a eu lieu quatre jours après l’ouverture de la navigation.

— C’est peut être une simple coïncidence.

— Et à chaque émission, continua Joe, toutes les villes du bord du fleuve ont été inondées de faux billets presqu’en même temps.

Lafortune fit un brusque mouvement, dénotant qu’il n’avait pas songé à cette nouvelle et curieuse coïncidence.

— Mais enfin qui te fait croire que ce bâtiment ?

— Oh ! rien, une simple idée ! Un bateau qui va et vient sans qu’on sache pourquoi, et auquel on ne connaît aucun genre de commerce, ça m’a paru curieux ! voilà tout.

— Et tu n’as pas trouvé un indice matériel ?

— Pas jusqu’à avant-hier.

— Tu as donc su quelque-chose, depuis avant-hier, répliqua Lafortune de plus en plus intéressé.

— J’ai su que ce que votre M. Burel aurait eu à vous dire, s’il n’était pas un âne bâté ; ce que savent à Trois-Rivières tous les gens du port.

— Quoi donc ?

— C’est que l’homme aux cheveux rouges est descendu samedi dernier d’une goélette mystérieuse, qui passe souvent sur le fleuve sans s’arrêter et qui n’a fait escale à Trois-Rivières que juste le temps de le mettre à terre.

— Tu as donc été à Trois-Rivières ? reprit Lafortune, avec l’accent d’une profonde surprise.

— Ceci est une autre affaire qui viendra en son temps. Mais ne mêlons pas les choses et revenons à la goélette. Suivez-moi bien, mon oncle.

— Va, mon garçon, je crois décidément que tu es né policier.

— La Marie-Anne était vendredi, à Montréal. Samedi matin elle n’y était plus, et l’homme aux cheveux roux débarquait, à Trois-Rivières. Alors la Marie-Anne a continué sa route jusqu’à je ne sais où en laissant l’homme rouge à terre. Puis elle est revenue sur ses pas. On savait que l’entrevue de notre homme avec M. Robert Halt était fixée à hier, puisqu’on vous a prévenu de la date, au moyen d’une lettre anonyme.

— C’est pourtant vrai !

— Eh bien ! Il n’y a pas eu de temps perdu. Avant la fin de la dernière nuit, la Marie-Anne a dû passer à Trois-Rivières, car la voici de retour et « M. Cheveuxroux » est à Montréal.

— À Montréal ! exclama Lafortune dont la stupéfaction allait croissant de minute en minute.

— Oui, mon oncle, en chair et en os. Maintenant, reprit Joe, d’un ton posé, je vous prie de ne pas m’effrayer mon poisson. Le filet est bien tendu. Mais M. « Cheveuxroux » n’est pas celui que je veux pêcher. J’ai une notion qu’il fait partie, tout au plus, du menu fretin ; et je flaire un beaucoup plus gros morceau. Vous saurez le reste plus tard.

— Et Monsieur Robert Halt ? demanda curieusement Lafortune.

— Pour sûr, il est aussi innocent que l’enfant qui vient de naître.

— C’est ce que nous verrons, Joe, reprit Lafortune, d’un ton plus froid. Je veux bien consentir à ne pas déranger ta goélette et ses habitants. Mais la complaisance a ses limites, vois-tu bien ; et il m’est impossible de ne pas continuer ma propre chasse. L’avis anonyme a dit vrai, une première fois, et je dois savoir si les billets faux sont ou ne sont pas entre les mains de M. Robert Halt. C’est chez lui que se trouvera la preuve de sa culpabilité ou de son innocence.

— Au moins, j’ai votre parole de ne pas troubler mon poisson, avant le bon moment ? Est-ce dit ? répliqua Joe, en haussant légèrement les épaules.

— C’est dit. Au revoir et bonne, chance.

M. Lafortune rentra dans l’intérieur de la ville en ayant soin d’éviter la place Jacques Cartier.

— Ce mauvais petit garnement de Joe pourrait bien avoir raison, après tout, se disait intérieurement Lafortune. Il a l’œil ; et il a l’air d’en avoir appris diablement long depuis deux jours. Mais je ne puis pourtant pas attendre que les faux billets soient entrés dans la circulation, avant d’agir. Ma foi, tant pis pour M. Robert Halt ; si je trouve chez lui de la marchandise suspecte ; je le déclare de bonne prise. On verra à s’expliquer après.

Dix minutes plus-tard, Joe entrait dans le magasin de Salomon Sly. Mais au moment où il allait aborder le vieux Juif, il fut arrêté par un incident inattendu.

Le revendeur était engagé dans une conversation sérieuse avec un jeune homme élégamment vêtu, et à sa grande surprise, Joe reconnut que ce jeune homme n’était autre que celui qui demeurait rue Cadieux et qui avait rendu visite, ce jour là même, à Mlle Marsy.

— Je les ai mis en place, disait le Juif. Il faudrait qu’ils fussent aveugles pour ne pas tomber dessus du premier coup. Vous pouvez vous en fier à moi.

Ici, Joe qui avait parfaitement saisi ces derniers mots, crut nécessaire de révéler sa présence par un appel au marchand.

L’inconnu leva la tête, et voyant qu’ils n’étaient plus seuls, il dit à Salomon comme s’il s’agissait de la fin d’une phrase commencée : « C’est bien ; envoyez-moi ces vêtements ce soir même : je suis-très pressé » et il sortit.

— Il me semble que je connais ce monsieur là, dit Joe d’un ton indifférent. Comment s’appelle-t-il donc ?

M. Turner, répondit tranquillement le Juif.

— Est-ce qu’il est dans les affaires ?

— Oui. il tient un bureau rue St-Jacques. Mais qu’est-ce que me veut aujourd’hui mon jeune ami ?

— Examinez ce vêtement, fit Joe ; et demandez-vous comment je serais fait si les épingles n’avaient réparé une partie de l’avarie.

— Vous avez dû faire quelque travail de force, exclama le Juif en levant les bras au ciel. Aussi, c’est votre faute. Je vous avais prévenu qu’il était trop étroit.

— Vous êtes un infernal menteur, repartit Joe, et je ne m’en irai pas avant que vous ne m’ayiez remplacé cette guenille.

Le Juif semblait disposé à un accommodement, et à la suite d’une longue scène de marchandage, Joe sortit de la boutique, avec un vêtement sans déchirure sur le dos, et une piastre de moins dans sa poche.

Il voulut vérifier, sans plus tarder, si le Juif lui avait dit la vérité sur le nom de son visiteur, et il passa rue St-Jacques. Mais il n’eut pas besoin de se livrer à de longues recherches. À l’une des premières portes, il trouva au milieu de beaucoup d’autres enseignes de bureau, une plaque sur laquelle était écrit :

Ralph Turner, avocat.

Évidemment, la journée avait été bonne ; et Joe rentra joyeusement chez lui, où il se livra à un souper qui n’avait rien de luxueux.