La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/11

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Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 57-69).

CHAPITRE XI

DU DANGER DES FENÊTRES OUVERTES.


Lafortune commençait à prendre autant d’intérêt que Joe à la goélette mystérieuse. Le jour même de l’arrestation de M. Robert Halt, il s’était promené sur le quai, dans l’attitude d’un flâneur ; et il avait trouvé le moyen de flatter la vanité de l’homme aux cheveux roux, en lui faisant des compliments sur la beauté de son bâtiment. Quelques rasades s’en étaient suivies, dans un bar du voisinage. Mais l’homme aux cheveux roux n’était pas communicatif ; ou bien, peut-être, il n’avait rien à dire. Lafortune avait appris de lui qu’il s’appelait Nazaire Langlois, qu’il était capitaine de la Marie-Anne et que la goélette était équipée (il le disait du moins) pour le commerce du poisson. Mais il n’avait pu en tirer aucun autre renseignement.

— Aujourd’hui, nous n’avons pu que rompre la glace, se disait-il à lui même en guise de consolation. Une autre fois, nous ferons mieux. C’est bien le diable si je ne parviens pas à me faire offrir de visiter cette goélette et à tirer à clair ce qu’il y a dedans.

En s’avançant sur le bord du quai, Lafortune aperçut notre ami Joe, appuyé sur un pilier et livré à une méditation si profonde, qu’il ne parut pas même se rendre compte que son oncle se dirigeât de son côté. Le gamin continua à se tenir à la même place, sans faire un mouvement, jusqu’au moment où Lafortune fut arrivé assez près, pour lui donner une tape sur l’épaule.

— Eh ! Joe, mon garçon, est-ce que tu es devenu sourd et aveugle ?

— Je vous avais très bien vu, répondit le gamin sans détourner la tête, mais ce n’est pas vous qui êtes mon gibier.

— Je veux être pendu s’il n’a pas le vrai instinct du métier ! fit Lafortune avec admiration. Sur quel gibier es-tu en arrêt aujourd’hui ?

— Voyez vous cet homme qui cause avec « M. Cheveuxroux. »

— Parfaitement.

— Eh bien, j’ai idée que c’est là qu’est le gros lot.

— Qui est-il ? demanda curieusement Lafortune.

— C’est ce que je ne sais pas et ce que je saurai bientôt. Mais c’est un de ceux que nous cherchons, un gentilhomme de la haute, savez-vous ; un monsieur qui habite une belle maison et qui est reçu dans les plus riches familles. N’empêche pas que c’est un coquin, j’en mettrais ma main au feu, et je me figure que quand nous le tiendrons, nous tiendrons tout le reste. Je suis en train de tendre ma toile autour de lui, comme l’araignée autour de la mouche. Mais allez-vous en mon oncle : vous êtes trop gros et trop grand, pour la besogne qui se prépare. Je vous aime mieux dans votre chambre qu’auprès de moi, pour le quart d’heure.

— Tu me diras un mot de ce que tu auras vu.

— Soyez tranquille je vous écrirai, mais filez vite. Il ne faut pas qu’on vous voie.

Deux ou trois minutes après cet entretien, la personne que Joe surveillait avec tant d’attention se montra à la porte de la cabine principale et regarda du côté du quai. Mais elle n’aperçut rien que le poteau contre lequel Joe s’était appuyé auparavant et la silhouette de Lafortune qui disparaissait à l’horizon.

Le gamin s’était caché derrière un autre poteau tout près du bord de l’eau. Il tenait d’une main la lettre qu’il avait reçue de M. Ralph Turner et de l’autre une vieille enveloppe qu’il avait déjà étudiée bien des fois et qui portait l’adresse de M. Gédéon Lafortune, 105 rue Saint-Louis à Montréal.

Il regarda tour à tour les deux enveloppes et les replaça avec un air de triomphe dans un portefeuille soigneusement fermé.

— Je gagerais ma tête que c’est la même main qui a écrit ces deux adresses, murmurait-il à part lui. Si je ne suis pas fou, il va y avoir joliment du fun. C’est le plus beau commencement de preuve qui ait jamais été mis entre les mains d’un détective. Attention à vous, M. Ralph Turner. Je crois que vous ne soupçonnez pas la petite surprise que je vous réserve.

Les mouvements auxquels se livra, au même moment, notre ami Joe eussent été dignes d’attirer l’attention d’un acrobate de profession. Il se glissa avec la souplesse d’un jeune chat jusqu’au bord de l’eau et se laissa glisser dans le fleuve, aussi aisément que s’il eut marché sur la terre ferme.

Une des fenêtres de la cabine était ouverte. C’était le but auquel le gamin s’était promis d’atteindre. À la suite d’une série d’exercices de voltige, Joe passa de la corde à laquelle la goélette était amarrée jusqu’aux rebords du bâtiment et se glissa jusqu’au gouvernail ; puis il se cramponna à une des moulures, dans une situation telle que le haut de sa tête était précisément au niveau de la fenêtre ouverte.

Il se souleva sur les deux mains, pour jeter un regard rapide dans la cabine. Deux hommes y étaient assis devant une table et paraissaient engagés dans un grave entretien. Joe se laissa redescendre un peu au dessous, pour éviter d’être vu et tendit les oreilles, avec toute la force d’attention dont il était capable.

Pendant quelques minutes, il n’entendit rien. Mais peu à peu dans la chaleur de la conversation, les deux hommes élevèrent la voix sans s’en rendre compte.

— Enfin, que vous a-t-il appris ? demandait une voix qui n’était autre que celle de M. Ralph Turner.

— Vous comprenez, répondit la voix de l’homme aux cheveux roux, ou pour le désigner par son véritable nom, du capitaine Langlois, vous comprenez qu’au premier moment il a été un peu inquiet. Je crois qu’il soupçonnait quelque spéculation. Mais aussitôt que je lui ai parlé de son père et de sa mère, ses yeux se sont éclairés comme deux étoiles dans un ciel sombre.

— Vous pouvez vous dispenser de la partie poétique du récit, dit sèchement M. Turner. Lui avez-vous laissé deviner quelque chose du nom et de la résidence de ses parents ?

— Vous pensez bien que je n’en avais garde. Comme il fallait le mettre en confiance, je lui ai dit qu’ils vivaient à Boston et qu’ils appartenaient à une riche famille du pays. Ce n’est pas avec ce renseignement là qu’il nous mettra des bâtons dans les roues.

— Et en avez-vous tiré quelque chose, au point de vue de ses souvenirs d’enfance ?

— Il se rappelle une grande maison en pierre entourée d’un grand jardin, dans un quartier où toutes les maisons étaient entourées de jardins.

— Comment était la maison ?

— Il n’a pas pu la décrire. Il m’a dit seulement que c’était une maison avec un cache d’architecture ancienne de grand ton.

— Il ne se souvient pas d’autre chose ?

— Si, il se souvient d’une belle dame, habillée avec une robe de soie bleu-ciel, qui portait un médaillon en rubis entouré de brillants, et aussi d’un homme élégant et de haute taille, qui le faisait jouer et qui paraissait l’aimer tendrement.

— Et rien de plus ?

— Rien qui en vaille la peine. Ses derniers souvenirs sont qu’il a été maltraité et contraint de mendier dans les rues, pour le compte d’une vieille femme qui le battait quand il ne rapportait pas d’argent à la maison.

— A-t-il revu cette femme ?

— Non, il ne se doute pas qu’elle habite à Montréal.

— Et heureusement, le logement qui se prépare pour lui au pénitencier nous met pour longtemps à l’abri de ses découvertes, ajouta M. Turner avec un méchant rire.

— Il ne se souvient pas non plus, de la Nouvelle Orléans, reprit l’homme aux cheveux roux. J’ai glissé le nom, comme par hasard, dans une phrase banale, et je suis certain que ce nom ne lui rappelle rien.

— La Nouvelle Orléans ! murmura Joe avec un rire silencieux. Ils sont vraiment bien aimables de me donner tous ces renseignements. En vérité on croirait qu’ils parient, tout exprès pour moi. Et la physionomie du gamin exprima une suprême satisfaction.

— Et maintenant, reprit M. Turner, arrivons aux pièces de conviction ? A-t-il conservé des objets que lui rappellent sa première enfance ?

— Non, la femme qui l’a volé dans le dessein de vendre ses vêtements et ses bijoux ne lui a rien laissé. Il ne lui est resté qu’une petite médaille en bronze suspendue à une chaîne d’un travail assez curieux et assez rare.

— Ceci est important, s’écria M. Turner.

— Ah ! reprit l’homme aux cheveux roux, il se souvient encore de deux petits faits, qui ont peut-être quelqu’intérêt. Il se rappelle qu’un jour, il est tombé des bras de la dame en soie bleue et que cette chute a fait pousser un grand cri à la dame. Il se rappelle aussi un joujou qu’il aimait beaucoup. C’était un diable noir, enfermé dans une boîte, qui se dressait en dehors de la boîte, au moyen d’un ressort, chaque fois qu’on soulevait le couvercle.

— Ceci est intéressant. Tout le monde peut décrire une maison. Mais la personne qui a joué un rôle dans ces incidents peut seule les rappeler…

— À moins qu’elle n’ait été assez naïve pour les confier à celui qui nourrit le dessein de prendre sa place, répliqua en riant M. Langlois.

— Il faut à tout prix, avoir cette médaille, déclara M. Turner, d’un ton impérieux.

— Je veux bien essayer de me la faire donner. Mais je ne crois pas qu’il s’en dessaisisse. Il est plutôt sous l’impression qu’il s’est laissé entraîner à trop de confiance vis-à-vis de moi. J’ai eu beau lui dire qu’il me fallait consulter, à Boston, un homme de loi, pour le compte duquel je travaillais, et qui ne voulait pas livrer les noms des parents avant d’être certain que les dates et les faits s’accordassent tout à fait ; notre homme paraît flairer, dans ma démarche, quelque chose qui cloche.

— C’est bien, on procédera autrement, répondit froidement M. Turner. Dès que j’aurai la médaille, vous partirez avec elle, pour la Malbaie, et vous ferez votre récit à la vieille Mme d’Hervart. Il faut que vous la prépariez et que vous jouiez avec elle, comme vous l’avez fait avec votre pigeon, le rôle de l’homme d’affaires qui a découvert un secret et qui demande à toucher une récompense honnête.

— « Mme d’Hervart, » répéta tout bas Joe. Voilà qui va bien, « Mme d’Hervart à la Malbaie. » Cet excellent M. Turner est vraiment un homme précieux. Il ne se doute pas du service qu’il est en train de rendre à mon ami M. Robert Halt, en me révélant avec tant de bonne grâce tout le secret de cette parenté perdue.

— Au premier signe du télégraphe, continua M. Turner, je serai prêt à répondre à votre appel, et j’apparaîtrai au moment voulu. M. Robert Halt sera jugé et condamné d’ici là, ajouta-t-il, comme s’il se parlait à lui-même, et nous n’aurons pas de compétition ni d’incidents à craindre.

— Hum ! Il y a dans cette histoire-là ; un point que je n’aime pas du tout, fit l’homme aux cheveux roux.

— Que voulez vous dire ?

— Je veux dire, M. Turner, que vous avez manqué à votre prudence ordinaire en accusant M. Halt d’être pour quelque chose dans notre affaire de billets de banque.

— C’est aisé à dire, répliqua sèchement M. Turner. Je voudrais bien savoir comment vous vous y seriez pris pour faire autrement.

— Je l’aurais dénoncé pour toute autre chose. Vous pouviez aussi bien faire déposer un cadavre dans sa maison ; sans appeler l’attention sur nos propres affaires.

— Bah ! cela rendra les ténèbres plus épaisses.

— Possible, reprit M. Langlois, à condition qu’il ne vienne à aucun de ceux qui sont maintenant à la recherche des complices de M. Halt, l’idée que le rendez-vous a eu lieu avec moi, et que je suis capitaine de la Marie-Anne. Savez-vous qu’une descente opérée dans la goélette pourrait bien nous mener, là où ni vous ni moi n’avons envie de finir nos jours ?

— Nous sommes à notre avant dernier voyage, répondit tranquillement M. Turner. Après cela, le Saint-Laurent, ni personne dans le Canada, ne reverront plus la goélette et son équipage Encore un peu de patience, M. Langlois…

À ce moment, il se produisit un incident qui ne permit pas à Joe d’en entendre davantage. La position de notre jeune ami était devenue intolérable. Ses mains commençaient à se crisper, ses bras refusaient de le soutenir ; et il ne se retenait depuis quelques minutes que par un effort de volonté surhumaine. Tout à coup, les deux gredins, attablés dans la cabine de la Marie-Anne, furent surpris, au milieu de leur conversation, par le bruit d’un corps tombant lourdement dans l’eau. L’homme aux cheveux roux se précipita vers la fenêtre, mais il ne vit rien qu’un ricochet, dont les rides décroissaient déjà sur la surface de l’eau.

M. Turner, un instant alarmé à l’idée qu’ils avaient pu être épiés, passa rapidement sur le pont et jeta de tous côtés un œil inquisiteur ; mais il eut beau regarder, rien de suspect n’apparut à sa vue.

— C’est étrange, fit-il. Il faut que quelque chose soit tombé du quai, je ne comprends pas comment.

— Ce n’est peut-être qu'un poisson, insinua M. Langlois.

— Les poissons de cette taille et de ce poids ne se promènent point ici, répliqua M. Turner avec incrédulité ; mais qui que ce soit, j’ai idée que, volontairement ou par accident, celui qui vient de disparaître a trouvé maintenant un lit au fond du fleuve, un lit dont il ne se relèvera pas pour venir nous déranger.

Presqu’au même moment, on eut pu voir apparaître, à perte de vue, en aval du fleuve, la tête d’un jeune gamin.

— Je crois que vous n’aviez pas encore vu un si gros poisson que moi, exclama Joe avec un gros rire. Je vous souhaite le bonjour, M. Turner. Regardez de tous vos yeux, si cela vous fait plaisir. Vous ne rencontrerez pas tous les soirs un plongeur de la force de Joe Briquet !

Joe était ruisselant d’eau, de la tête aux pieds. Il s’arrêta un instant pour faire égoutter ses vêtements ; mais rien qu’un fourneau de cuisine n’était capable de les sécher ; et il lui fallut se décider à rentrer chez lui, par le plus court chemin, pour remettre un peu d’ordre dans sa toilette.