La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/16

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Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 86-90).

CHAPITRE XVI

JOE DONNE SA MESURE


— Messieurs, permettez-moi de vous présenter M. Gédéon Lafortune, de l’agence Fahey.

« Mon oncle, je vous présente messieurs Thomas Harrison et Jack Parry, employés dans la police du gouvernement. Je suis heureux, messieurs, d’avoir saisi cette occasion de vous faire faire connaissance. »

Telles furent les paroles sacramentelles prononcées par Joe, avec une gravité incomparable, au moment où il introduisit Lafortune dans la chambre occupée par les détectives.

Après les salutations d’usage, chacun prit un siège.

M. Parry, fit Joe, en s’adressant à ce dernier, au lieu de parler à Harrison comme il en avait l’habitude, n’est-ce pas après demain que M. Robert Halt comparaît devant le jury ?

— Cela est vrai, répondit le détective, avec un froncement de sourcil.

— Vous seriez contrarié, je crois, de jouer devant la Cour et devant le public le rôle d’un policier pris en défaut.

— Où voulez-vous en venir ? grommela M. Parry.

— J’espère, reprit tranquillement le gamin, que nous serons en mesure de montrer, d’ici à après-demain, notre savoir faire ; mais il faut tout prévoir, et avant d’entamer le procès des autres, il est bon d’abord de couper court au procès de M. Robert Halt.

Lafortune fit un brusque mouvement comprimé par un regard de Joe.

M. Parry, reprit le gamin, voici une médaille que vous devez connaître déjà, et qui vaut, je ne vous le cacherai pas, plusieurs centaines de mille piastres. Je suis prêt à vous la confier pour quelques heures, parce que je sais que je la remets en mains sûres ; mais je dois vous avouer que j’en aurai besoin immédiatement après, pour une autre affaire.

— Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? demanda le détective, abasourdi par la solennité du gamin et commençant à ne pas bien savoir s’il était en face d’une mystification ou d’une affaire sérieuse.

— En faisant reconnaître cette médaille à Salomon Sly, le Juif de la rue Craig, reprit imperturbablement Joe ; vous lui persuaderez facilement de confesser devant la cour, qu’il a été payé par un individu dont je sais le nom, et lui aussi, pour pénétrer dans l’appartement de M. Robert Halt, et pour y déposer le paquet de faux billets que mon oncle y a saisi, malgré mes avertissements.

— Comment cela ? firent les trois détectives en se levant brusquement.

— Vous direz au Juif que l’avocat de M. Robert Halt consent, s’il avoue tout, à admettre qu’il a introduit le paquet sans en connaître le contenu. Il n’aura donc pas de risque à courir, et vous lui expliquerez qu’il a le choix de faire ce qu’on lui dit ou d’être poursuivi et condamné pour le vol de la médaille, que je viens de vous remettre.

— Et qu’en résultera-t-il ? demanda M. Parry, dont la curiosité et l’intérêt commençaient à s’éveiller puissamment.

M. Parry, il en résultera d’abord que personne ne pourra vous accuser d’être un niais, puisque ce sera vous qui aurez produit la preuve de l’ineptie de la poursuite entamée par vos rivaux contre M. Robert Halt ; il en résultera ensuite, qu’étant débarrassés les uns et les autres de cet incident ridicule, nous pourrons nous occuper des choses sérieuses et des vrais coupables.

— Bien raisonné, Joe, fit en riant M. Harrison, tu conduis le débat comme un véritable président de cour.

Joe avait été, dès le premier jour, le favori de M. Harrison, et ce dernier se réjouissait de l’habileté et de la sagesse dont le gamin faisait preuve, comme s’il se fut agi d’un succès personnel.

— Maintenant, continua Joe, passons aux choses sérieuses. Regardez mon oncle, connaissez-vous cette enveloppe ?

— Sans doute, fit Lafortune, c’est l’enveloppe de la lettre anonyme que j’ai reçue, et qui dénonçait M. Robert Halt, comme chef des contrefacteurs.

— Oui, reprit Joe, et cette enveloppe m’a mis sur une autre trace. Voulez-vous examiner à présent cette écriture ? Et Joe déposa sur la table le billet qu’il avait reçu de M. Ralph Turner, en réponse à la lettre dictée à Harrison.

Les trois détectives se passèrent successivement la lettre et l’enveloppe, et reconnurent d’une voix unanime qu’il n’y avait pas de doute sur l’identité des deux écritures.

— Continue, Joe, dit M. Harrison, sur un ton d’admiration non équivoque, ce que tu nous dis est du plus haut intérêt.

— C’est une histoire très simple, reprit Joe. Je connaissais M. Robert Halt ; et comme je le savais aussi étranger que vous et moi à l’affaire des billets contrefaits, je me suis dit que l’auteur de cette dénonciation calomnieuse, devait me mettre sur la trace des vrais coupables. J’ai cherché quels ennemis M. Robert Halt pouvait avoir ; et j’ai vu que M. Ralph Turner était son rival en amour. Une conversation que j’ai entendue à Trois-Rivières, m’a fait soupçonner qu’à la rivalité d’amour se joignait une rivalité de fortune. Un heureux hasard, et les dix piastres que vous m’avez données m’ont fourni l’occasion de découvrir qu’il avait avec Salomon Sly, de mystérieuses relations. Diverses coïncidences de date, une idée à moi, un instinct, une révélation, si vous aimez mieux, m’avaient mis en tête qu’une goélette mystérieuse portant le nom de Marie-Anne devait être pour quelque chose dans l’affaire des faux billets. La lettre de dénonciation adressée à mon oncle, m’a amené à reconnaître, dans l’homme qui a fait venir M. Robert Halt, à Trois-Rivières, le propre capitaine de la Marie-Anne. Une fois mis sur cette piste, j’ai constaté, de mes yeux et mes oreilles, que M. Ralph Turner était le boss de la chose ; enfin, un voyage que j’ai entrepris avant-hier sur la Marie-Anne, pour y reprendre la médaille volée chez M. Robert Halt, m’a fourni tous les renseignements que je n’avais pas encore.

Les trois détectives avaient écouté Joe avec une émotion profonde. Au fur et à mesure qu’il parlait, leur enthousiasme perçait dans leur physionomie et dans leurs gestes.

— C’est vrai ! c’est vrai ! Tout cela est hors de doute ! s’écria le premier Lafortune. Je veux être pendu si ce gamin ne nous dame pas le pion à tous !

— Tu as fait là, de la belle et brave besogne, Joe, dit joyeusement M. Harrisson.

— Puisque tu as si bien commencé, dit à son tour M. Parry, sur un ton de déférence qui ne lui était pas habituel, il est juste de te laisser finir. Tout cela, c’est la preuve pour nous, la preuve aussi claire que 2 et 2 font 4. Mais il reste à prendre les brigands sur le fait et à faire la preuve pour le jury.

— C’est justement là le chiendent, reprit Joe, en se grattant la tête. Un simple ordre télégraphique de capturer la Marie-Anne, à l’endroit où elle se trouve, établirait la preuve de l’existence de l’atelier de faux billets. Mais, si nous ne choisissons pas le jour et le lieu, nous risquons de laisser échapper M. Turner.

— Et, si nous laissons passer le procès de M. Halt, avant d’agir, ajouta pensivement M. Harrison, nous risquons de mettre les coquins sur leurs gardes et de leur laisser le temps de s’enfuir aux États-Unis.

— J’ai pensé à cela, reprit Joe, qui avait décidément réponse à tout ; mais te procès de M. Halt n’a lieu qu’après demain.

— Eh bien ? demanda M. Parry.

— Eh bien ! reprit Joe, qui avait réservé cette nouvelle pour frapper le dernier coup ; — Eh bien ! je sais depuis cette après-midi, que la goélette mystérieuse sera demain à Montréal, et j’ai de bonnes raisons de penser que M. Turner aura à passer un moment à bord… si même ce qu’il y apprendra, ne lui donne pas une forte tentation de filer avec la goélette, sans prendre le temps de nous dire bonsoir.

Procurez vous, ajouta-t-il, en s’adressant aux détectives, deux bâtiments qui se tiendront, sans faire mine de rien, en haut et en bas du fleuve, pour rendre la fuite impossible ; et soyez prêt au premier signal. S’il plaît à Dieu, nous tirerons demain soir un coup de filet qui surprendra beaucoup de monde.

— Très bien, Joe, dit gaiement M. Harrison, nous attendrons le signal, et il sera fait selon ton désir.

À propos, ajouta t il, nous avons reçu aujourd’hui la visite de Mme d’Hervart, qui a fait pour te rencontrer, le voyage de la Malbaie à Montréal ; elle reviendra demain matin.

— Chaque chose aura son tour, fit Joe sentencieusement. Dites-lui, je vous prie, que je lui demande quarante-huit heures pour terminer une affaire qui absorbe tout mon temps. Vous lui direz aussi que je l’engage très fortement à assister, après demain, à l’audience de la Cour ; elle y verra des figures qu’il est bon qu’elle connaisse ; et, après demain soir, je lui présenterai le fils perdu qu’elle cherche depuis tant d’années.

Joe pensa sans doute que ces dernières paroles, devaient avoir porté au comble l’ébahissement de ses interlocuteurs. Il s’était rapproché de la porte, en achevant de parler ; et quand les trois détectives levèrent les yeux vers la place qu’il avait occupée, ils s’aperçurent que le gamin avait disparu.