La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/17

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Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 91-95).

CHAPITRE XVII

UNE CAUSE CÉLÈBRE


Au jour fixé pour le procès, une foule nombreuse avait envahi le palais de justice.

Le public ne savait rien des découvertes de Dick ni le brillant coup de filet qui avait terminé les opérations de notre jeune policier ; et l’issue du procès était considérée comme extrêmement douteuse.

M. Robert Halt avait de chauds partisans. Mais la liasse de billets trouvée dans sa maison était un fait grave ; et parmi ceux-là même qui s’étaient d abord montrés les plus favorables à l’accusé, on commençait à s’étonner qu’il n’eût rien à répondre pour sa justification.

M. Harrison avait introduit Mme d’Hervart et lui avait procuré une place excellente, qui se trouva être à côté du siège occupé par Mlle Marsy. Hélène, fidèle à l’engagement pris vis-à-vis d’elle-même, de ne pas abandonner l’innocent injustement accusé, avait tenu à assister aux débats et à témoigner par sa présence, de l’intérêt qu’elle portait à son jeune professeur.

Au premier regard qu’elle jeta sur Robert Halt, Mme d’Hervart eut un tressaillement inattendu, comme si elle eut subi l’action d’un choc magnétique ; et elle se sentit prise d’une subite et irrésistible sympathie pour ce jeune homme qu’elle ne connaissait pas.

Mlle Marsy expliqua à l’étrangère, avec beaucoup de bonne grâce, qui était M. Halt, et quelle était l’origine de l’accusation dirigée contre lui. Nous n’avons pas besoin de dire qu’elle saisit l’occasion d’affirmer avec chaleur l’innocence de son protégé ; et l’énergie avec laquelle elle exprima sa conviction, créa bien vite entre les deux femmes un courant de confiance.

Mme d’Hervart, de son côté, raconta à Hélène qu’elle était, depuis vingt ans, à la recherche d’un enfant perdu.

— C’est étrange, dit Mlle Marsy, en poussant un petit cri. Quelle singulière coïncidence ! Vous a-t-on dit que M. Halt ne connaissait pas ses parents ?

Mme d’Hervart jeta vers l’accusé un nouveau regard empreint d’une curiosité passionnée.

— Cela est-il possible ! s’écria-t-elle. Est-ce donc pour cela qu’on m’a conseillé de venir ici ? Faudra-t-il que je retrouve mon fils en butte à de nouveaux périls ?

À ce moment, notre ami Joe fit son apparition. Il avait l’air rayonnant de joie. Mais Mme d’Hervart ne put s’empêcher de laisser percer une surprise mêlée de désappointement, quand elle apprit que c’était là le correspondant, sur la foi duquel elle s’était livrée à tant d’espérances.

— Est-ce bien à Mme d’Hervart que j’ai l’honneur de parler ? fit-il rapidement.

— Oui, monsieur.

— J’ai à traiter avec vous une affaire de la plus haute importance, reprit le gamin. Mais, pas en ce moment ; je dois comparaître devant la cour ; je vous verrai après l’audience.

— Savez-vous quelque chose de positif ? lui demanda Mme d’Hervart en jetant vers lui un regard suppliant. Pouvez-vous au moins me donner un mot d’espérance ?

— Tenez, madame, reprit simplement Joe, en lui remettant un petit objet entre les mains, connaissez-vous cette médaille et cette chaîne ?

— Grand Dieu ! s’écria la pauvre mère en se soutenant à peine, c’est la médaille de mon cher enfant !

Mais à ce moment la cour entra en séance et il se fit un silence solennel.

On sait quelles étaient les charges relevées contre l’accusé. Lafortune comparut et exposa simplement, sans se prononcer sur le bien ou le mal fondé de la poursuite, comment il avait été mis sur la trace de M. Halt. Il montra la lettre anonyme, raconta comment il avait vérifié au moins en partie, l’exactitude des informations contenues dans cette lettre, en suivant M. Halt à Trois-Rivières. Puis il fit rapidement le récit de l’arrestation et déposa, à titre de pièce de conviction, la liasse de billots contrefaits.

Le premier témoin appelé par la défense était Salomon Sly. Il s’avança, avec un regard louche, et se laissa arracher plutôt qu’il n’en fit l’aveu, la déclaration qu’il reconnaissait le paquet ; mais il jura ses grands dieux que ne l’ayant pas ouvert, il ignorait que ce fussent de faux billets. Il reconnut avoir consenti, à la demande d’un gentleman dont il prétendit ne pas savoir le nom, à se charger, moyennant salaire, de pénétrer dans l’appartement de M. Halt, et de déposer ce paquet dans le secrétaire du maître de musique. Questionné sur le jour et l’heure où le fait avait eu lieu, il fit une réponse, qui démontra clairement qu’on avait profité du voyage de M. Halt à Trois-Rivières pour pénétrer chez lui, et que le rendez-vous donné dans cette ville faisait partie d’un vaste guet-apens dont l’accusé avait été victime.

— Nous nous réservons, dit l’avocat, de rappeler le témoin, avant la fin du procès, et de le confronter avec l’individu qui lui a remis la liasse de faux billets.

À partir de ce moment, la cause de M. Halt était gagnée. Cependant, le public n’était pas au bout de ses surprises. Le second témoin était Joseph Briquet.

— Dites ce que vous savez sur les billets saisis chez M. Halt, demanda l’avocat.

— Je sais qu’ils étaient contrefaits, répondit tranquillement le gamin.

— Est-ce tout ce que vous avez à dire ?

— Je sais que c’est une action criminelle ; et que les coupables devront payer à la justice une lourde dette.

— Dois-je entendre par là que vous connaissez les coupables ? reprit l’avocat d’une voix posée.

— Si je les connais ! exclama Joe qui sembla stupéfait par la bizarrerie d’une semblable question ; je crois bien que je les connais. Nous avons même voyagé ensemble, il y a peu de jours ; et nous nous sommes revus tout récemment. Je puis dire sans exagérer que je viens de les quitter, il y a à peine quelques instants !

Chacune des phrases de Joe était coupée par les mouvements de stupéfaction de l’auditoire.

— Alors, vous savez où ils sont en ce moment ? demanda encore l’avocat.

— Sans doute, je le sais, puisque je viens d’aider à les y conduire.

— Et où sont-ils ?

— En prison, répondit laconiquement Joe.

Ce fut un brusque coup de théâtre. Le juge et l’auditoire se demandèrent pendant un instant, s’ils n’étaient pas le jouet de quelque mauvais plaisant.

— Ce que vient de dire le témoin est la pure vérité, dit M. Harrison,en s’avançant devant la Cour. Grâce à ses indications, nous avons arrêté cette nuit la bande et son chef, et nous avons saisi entre leurs mains les instruments qui ont servi à la fabrication des faux billets.

— Pouvez-vous nous dire le nom du chef des faux monnayeurs ? demanda l’avocat de M. Halt.

M. Ralph Turner, avocat de cette ville.

Et Joe scanda chacune des syllabes de ce nom, comme un acteur expérimenté dans l’art d’amener ses effets.

Cette fois, il y eut une suite d’exclamations entrecoupées particulièrement, au banc des avocats. L’émotion de l’auditoire était à son comble.

— Sur quelles preuves vous appuyez-vous pour formuler une accusation aussi invraisemblable ? demanda l’avocat de la couronne avec véhémence.

— Pardonnez-moi, répondit Joe, avec un superbe sang-froid, je croyais que j’étais ici pour témoigner dans la cause de M. Halt et non dans celle de M. Turner. Si vous vous intéressez à M. Turner, le gardien de la prison et l’homme de police sur lequel il a tiré cette nuit deux coups de revolver, vous fourniront tous les renseignements que vous pourrez souhaiter.

L’avocat de la Couronne se leva pour répliquer à cette sortie du témoin ; mais le juge, qui venait au même moment de recevoir l’avis officiel de la capture opérée pendant la nuit, lui fit signe de se taire.

Salomon Sly, rappelé, avoua qu’il savait le nom de l’individu qui lui avait remis la liasse de faux billets et que cet individu n’était autre que M. Ralph Turner.

Toute plaidoirie était inutile.

Le jury entra dans la salle de ses délibérations et rapporta, au bout de quelques instants, un verdict unanime de non coupable.

Mille bras se tendirent à la fois pour serrer les mains de M. Robert Halt et le féliciter d’avoir si miraculeusement échappé aux embûches de ses ennemis.

Tous les yeux étaient fixés sur Joe qui venait de jouer un rôle si considérable et si inattendu et à l’habileté duquel M. Harrison venait de rendre un si éclatant témoignage.

Robert Halt, de son côté, n’avait point quitté du regard le banc où Mlle Marsy était assise à côté de la dame inconnue.

M. Halt, dit Joe, qui était parvenu à fendre la foule et à se rapprocher de l’accusé rendu à la liberté, je crois que nous pouvons maintenant nous en aller.

Et il ajouta en souriant : « Vous aurez peut-être, cette après-midi, une visite à faire rue Dorchester à une jeune demoiselle qui vous a beaucoup aidé dans votre procès. Mais je vous prie de ne pas manquer de vous trouver à cinq heures, hôtel Windsor. Il s’agit d’une affaire qui ne souffre pas de retard. »