La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/18

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Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 95-99).

CHAPITRE XVIII

EXPLICATIONS INDISPENSABLES


Il nous faut maintenant retourner un peu en arrière, pour combler une lacune de notre récit.

On vient de voir, par le compte rendu du procès et de l’acquittement de M. Robert Halt, que le programme dicté par Joe aux détectives s’était accompli de point en point.

Pendant la journée qui avait suivi leur dernier entretien, Joe n’avait pas cessé de surveiller le port. Grâce à Dieu, son attente n’avait pas été déçue. À la fin de l’après-midi, il avait vu apparaître la goélette mystérieuse.

Un matelot en était vivement descendu, et s’était dirigé vers le bureau de M. Turner.

De ce côté, Lafortune veillait. Il vit entrer le matelot dans le cabinet de l’avocat, et à sa sortie, il entendit à travers la porte entr’ouverte, M. Ralph Turner qui lui disait : « N’oubliez pas ma réponse pour le capitaine ; c’est convenu : qu’il attende à minuit. »

Au lieu de se présenter lui-même chez M. Turner, l’homme aux cheveux roux lui donnait rendez-vous à bord de la goélette. Il était évident qu’il n’avait aucune envie de se montrer sur la terre ferme, avant d’avoir conféré avec M. Turner, sur la nature du péril que semblaient révéler, à la fois, son brusque rappel télégraphique et l’étrange incident du gamin, qui lui avait si singulièrement faussé compagnie aux environs de Sorel.

Peut-être, ce soir-là, les contrefacteurs devaient-ils se trouver réunis, pour la dernière fois. Joe courut avertir les détectives ; et il fut convenu qu’une escouade d’agents se tiendrait prête à agir, à onze heures et demie du soir. Le rendez-vous était fixé, dans une chambre dont Joe était devenu locataire, depuis une huitaine de jours, et qui donnait sur le quai, en face du lieu où la goélette était amarrée.

À minuit moins quelques minutes, nos hommes virent M. Turner traverser le quai. Un falot parut sur le pont de la goélette. Puis tout rentra dans l’obscurité.

L’heure décisive avait sonné.

Comme un grand capitaine, Joe distribua à chacun son rôle.

Il importait de ne pas donner l’éveil aux bandits.

Joe décida, sans hésiter, qu’il y avait lieu, pour lui, de prendre un quatrième bain. Il annonça qu’il avait résolu de pénétrer d’abord seul dans la goélette, en se hissant sur le pont à l’aide de la chaîne de l’ancre. Pendant ce temps-là, les hommes de l’escouade se glisseraient, sans bruit, aux abords du bâtiment et attendraient son signal. Un mouchoir blanc, déployé en l’air, les avertirait du moment où ils pourraient pénétrer sans être vus. Un coup de revolver leur signalerait, en cas de péril, le nécessité d’une action immédiate.

Une fois à bord, l’escouade devait se diviser en trois groupes. Harrison et Parry, auxquels Joe avait minutieusement décrit la configuration intérieure du bâtiment, devaient se poster, chacun avec trois hommes, devant chacune des deux portes de la prétendue glacière. Trois autres hommes devaient se tenir sur le pont à la disposition de Joe.

On sait de reste qu’aborder la goélette à la nage était pour Joe un jeu d’enfant.

Peu de minutes après, un œil exercé aux ténèbres eut pu voir apparaître sur le pont de la Marie-Anne la tête du gamin.

Il jeta autour de lui un coup d’œil furtif et constata que le pont était vide.

Les contrefacteurs étaient à l’œuvre dans la cale.

Cependant, M. Turner et l’homme aux cheveux roux n’étaient point avec eux. Une lumière et un bruit de voix firent comprendre à Joe qu’ils s’étaient enfermés dans la cabine, où, sans doute ils avaient à se faire des communications d’un caractère confidentiel.

C’était un fâcheux contre-temps ; car Joe avait espéré que toute la bande serait réunie en même temps, dans l’atelier des faux billets ; et que la présence de M. Turner suffirait à constater contre lui le flagrant délit matériel.

Mais rien ne pressait.

Joe attendit patiemment pendant près d’une heure et demie.

Au bout de ce temps, un falot parut sur le pont. L’entretien était sans doute terminé.

Qu’allait-il arriver ?

M. Turner allait-il prendre congé de l’homme aux cheveux roux ? Allait-il faire une dernière visite à la glacière ?

— Joe attendit avec anxiété. Les deux hommes marchaient d’un pas régulier vers l’escalier qui conduisait à la cale ; et quelques secondes après, on entendit une porte se fermer.

La chance se prononçait, encore une fois, contre les bandits.

Le mouchoir fut hissé à la hâte.

Heureusement, les précautions étaient merveilleusement prises. En moins de deux minutes, la goélette était envahie et chacun était à son poste.

Alors, Joe se dirigea vers la porte par laquelle M. Turner et l’homme aux cheveux roux venaient d’entrer, quelques instants auparavant. Il frappa résolument un premier coup, puis un second et comme personne ne répondait « Ouvrez au nom de la loi cria-t-il d’une voix stridente, sinon nous allons défoncer la porte. »

Au même moment deux coups de marteau frappés par les agents s’abattirent sur la porte. Les coups redoublèrent et un bruit significatif indiqua que la porte ne tarderait pas à céder.

Mais Joe, laissant les agents à leur besogne, était précipitamment remonté sur le pont et se dirigeait en courant du côté de la seconde ouverture de la cachette. Devant cette ouverture, Harrison attendait silencieusement avec trois hommes.

Cette fois encore les prévisions de Joe ne l’avaient pas trompé.

Les bandits, n’ayant entendu frapper qu’à l’une des deux portes, pensèrent naturellement que l’autre était restée libre. C’était d’ailleurs la seule issue par laquelle ils pussent tenter de s’échapper.

Bientôt cette porte fut entrebâillée, sans bruit, de l’intérieur de l’atelier. Puis, comme si celui qui venait de l’entr’ouvrir eût hésité à s’aventurer au dehors ou aperçu quelque ombre suspecte, il tenta de la refermer.

Mais, plus rapide que l’éclair, Harrison avait glissé entre la cloison et la porte entr’ouverte un corps solide et faisant levier.

Les contrefacteurs étaient pris, comme dans une souricière !

Sous une violente poussée, la seconde porte s’ouvrit, presqu’au même moment où la première volait en éclats.

M. Turner essaya, d’abord de se défendra et tira précipitamment son revolver. Une balle traversa le chapeau de Jack Parry ; une autre balle alla se perdre dans le vide. Mais, sans doute, la force des hommes de police et la vue de leurs armes firent comprendre aux bandits que toute résistance était inutile ; ils n’avaient aucun intérêt à compliquer leur cas, en ajoutant le crime de meurtre au crime de fausse monnaie ; et M. Turner se rendit en poussant un cri de rage.

Toutes les prévisions de Joe s’étaient réalisées. La prétendue glacière était bien l’atelier des contrefacteurs ; et c’était dans l’intérieur de la goélette mystérieuse que les bandits avaient installé cette fabrique de faux billets, que la police avait si longtemps cherchée.

On trouva, dans l’atelier, les outils, les planches toute gravées et une masse de billets en préparation. Le flagrant délit était éclatant, la preuve irrésistible.

Il ne restait qu’à emmener les prisonniers, ce qui fut fait, après qu’on eut pris la précaution de leur lier solidement les mains.

Le capitaine Langlois, l’homme aux cheveux roux, paraissait le plus démoralisé de toute la bande.

— J’avais le pressentiment que cet infernal gamin serait cause de notre ruine, murmurait-il pendant qu’on lui passait les menottes. Et dire que deux heures plus tard, nous levions l’ancre, pour ne jamais réapparaître dans les eaux canadiennes !

— Pas de chance ! exclama tristement un des prisonniers.

— « M. Cheveuxroux, » je suis bien aise de vous apporter une consolation, dit tout-à-coup une voix railleuse, qui n’était autre que celle de notre ami Joe. Depuis plusieurs jours, la police était prévenue, sur toute la longueur du fleuve, et vous n’auriez pas pu tenter de dépasser le Saguenay sans être immédiatement capturés.

M. Ralph Turner lança au gamin un regard de hyène.