La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/20

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Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 102-105).

CHAPITRE XX

MÈRE ET FILS


À l’heure dite, Robert Halt se présenta à l’hôtel Windsor où M. Harrison et Joe l’avaient devancé de quelques minutes ; et ils furent immédiatement introduits.

M. Halt contempla pendant un instant la belle et mélancolique figure de Mme d’Hervart.

— Il me semble, madame, dit-il après un instant de silence, que j’ai eu le plaisir de vous apercevoir à la Cour.

— Oui, répondit Mme d’Hervart d’une voix émue ; j’ai été anxieuse d’abord et puis heureuse de votre délivrance, comme s’il se fut agi du succès d’un ami inconnu.

En disant ces mots, son cœur battait violemment ; et de son côté, M. Halt n’était pas moins impressionné.

— Avez-vous la médaille que je vous ai remise ? demanda-t-il à Mme d’Hervart.

— La voici, dit-elle simplement.

— Juste ciel ! c’est ma médaille ! exclama Robert Halt De grâce, expliquez-moi comment il se fait qu’elle soit entre vos mains.

— Ce serait une histoire un peu longue, pour l’instant répondit Joe. Qu’il vous suffise de savoir que c’est moi qui me la suis procurée, ou plutôt qui l’ai retirée des mains de ceux qui vous l’avaient soustraite.

— Je voudrais bien vous répéter votre question, dit Mme d’Hervart à Robert Halt. Comment se fait-il que cette médaille soit tombée entre vos mains ?

— Elle a toujours été à moi, reprit M. Halt, avec un regard plein de franchise. Je ne me rappelle pas un instant de ma vie, pendant lequel elle n’ait pas été à moi ; et je m’y suis attaché, comme à une relique, pendant les dures épreuves dans lesquelles s’est écoulée, mon enfance.

— La vie a donc été dure pour vous ? demanda doucement Mme d’Hervart.

— Oui, madame, j’ai passé les premières années dont je me souvienne, sous la domination d’une vieille femme méchante qui me brutalisait, et après être parvenu à m’échapper j’ai connu des heures de faim et de désespoir, jusqu’au moment où de bons amis m’ont aidé à me faire une situation honorable.

— Ne vous souvenez-vous pas d’une époque plus lointaine ?

— Pardon, reprit vivement M. Halt. J’ai gardé le souvenir vague et incertain d’une vieille maison en pierre, entourée d’un grand jardin, où il me semble que j’ai dû vivre. Je me souviens aussi d’un gentleman de grande taille et d’une jolie dame avec une robe de soie bleue.

— Et vous ne vous rappelez rien de plus ? demanda-t-elle encore en serrant nerveusement la médaille.

— Bien peu de chose. Je me souviens d’un jour où je suis tombé des bras de ma mère, car ce devait être ma mère. Je me souviens aussi d’un joujou. C’était un diable noir qui sortait d’une boîte, au moyen d’un ressort. J’ai éprouvé un violent chagrin, un jour que je l’avais laissé tomber et qu’il s’est cassé le nez.

Mme d’Hervart ne put se contenir plus longtemps.

— C’est bien lui ! cria-t-elle en se levant vers le jeune homme et en lui tendant les bras ; c’est bien lui ! mon fils, mon cher fils depuis si longtemps perdu ! Mon cœur me l’a dit la première fois que je l’ai revu !

— Et le mien aussi ma mère ! s’écria le jeune homme en appuyant longuement et délicieusement sur ce nom si tendre, inconnu à ses lèvres depuis tant d’années.

Et ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et se tinrent embrassés dans une longue étreinte. Ils restèrent ainsi plusieurs minutes, les yeux dans les yeux, en laissant échapper des mots inarticulés.

Viens, Joe, fit à voix basse, M. Harrison. Nous reviendrons plus tard.

— Non ! ne nous quittez pas ; fit vivement Mme d’Hervart. Pardonnez-moi, mais l’excès de mon bonheur m’avait fait oublier le reste.

— Nous voulons, demanda Robert, avec son bon sourire, que vous nous disiez tout ce que vous savez et comment vous avez rejoint le fil brisé qui séparait nos existences.

— Ceci est le secret de Joe, répondit M. Harrison. C’est lui qui a tout découvert, tout conduit.

— Encore Joe ! fit le jeune homme avec admiration. Joe est un véritable trésor !

— Je n’ai pas eu tant de mérite que cela, répliqua Joe avec modestie. Je connaissais la conspiration, pour les faux billets. Le désir de la déjouer m’a amené à Trois-Rivières, où j’ai entendu votre entretien avec l’homme aux cheveux roux. J’ai su ensuite que M. Turner était votre rival et qu’il avait monté l’affaire, pour se débarrasser de vous et pour vous prendre votre famille et votre nom. Le reste est venu petit à petit, tout naturellement. Et Joe raconta tous les incidents qui sont déjà connus du lecteur, en terminant, par la façon dont il avait découvert, au dernier moment, le nom et la demeure de la vieille voleuse d’enfants.

— J’ai vu cette femme aujourd’hui, ajouta M. Harrison, et je l’ai forcée à avouer son crime. Son attestation suffit à établir vos droits en justice.

— Je ne saurai jamais reconnaître assez tout ce que je vous dois, dit chaleureusement Mme d’Hervart.

— Voulez-vous me donner la main, madame, demanda Joe, en faisant un pas en avant.

— De grand cœur, fit-elle, en lui tendant sa main.

— Merci, dit le gamin. Me voilà payé de tout mon travail. Je n’avais pas encore touché la main d’une vraie dame. M. Robert, vous êtes un heureux homme. Voilà ce que j’ai à vous dire. De pareilles mères ne se trouvent pas tous les jours. Allons nous en M. Harrison. Je crois que nous avons fini notre tâche pour aujourd’hui.

Tel parut être aussi l’avis de M. Harrison ; et après avoir dit adieu et à cette heureuse mère et à cet heureux fils, il sortit avec Joe, emportant sur son visage les traces d’une émotion qu’on ne rencontre pas d’ordinaire parmi les hommes de son métier.