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La plus belle chose du monde/02

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II


L’hiver suivant, la flamme magique de leur adolescence vacillait, prête à s’éteindre. Mais leur vie n’avait pas beaucoup changé.

L’austère Nicole suivait des cours de dessin, la blonde Claire entreprenait sérieusement le cours de lettres ; l’optimiste Lucette se préparait à un diplôme de piano. Monique seule, toujours frondeuse, se vantait de ne plus rien faire. Elle lisait, sortait, dormait. La mode l’intéressait. Déjà, ses toilettes accusaient sa personnalité. Elle continuait pourtant de plus belle à déplorer sa médiocrité de fortune.

Les quatre se retrouvaient encore le lundi pour le cours de l’Université. La guerre avait éclaté. Poupon Rose n’était pas revenu. Mais elles n’aimaient plus Poupon Rose, elles ne pensaient plus à Poupon Rose, elles ne désiraient pas le revoir, et, ô ironie des choses ! c’était vraiment l’amour de la littérature qui maintenant les ramenait à la Faculté des Arts.

— Et le plaisir de sortir ensemble, disait Monique.

— Et le plaisir de causer en grignotant des gâteaux chez Kerhulu, après le cours, ajoutait Lucette gourmande.

La mort de leur sentiment pour Poupon Rose leur fournit longtemps un thème sur lequel philosopher. Nicole n’avait jamais dit si elle l’aimait, elle ne disait donc pas pourquoi elle ne l’aimait plus. Monique dénonçait trop tard le ridicule d’un pareil engouement ; Claire se taisait, infidèle déjà, ayant aimé en silence durant l’été, un chanteur célèbre et beau, qu’elle avait entendu une fois, et qu’elle ne reverrait sans doute jamais. Lucette demeurée trois mois à Sainte-Agathe, avait permis à des collégiens de la distraire. Ils lui avaient témoigné leur admiration en passant et repassant devant la maison qu’elle habitait, puis en suscitant l’occasion de se faire présenter. Ensuite, ils l’avaient invitée pour des promenades en voiture. Sa tante ne lui avait permis d’accepter qu’en compagnie d’une amie ou deux. Heureusement, Lucette préférait cela. Ces collégiens flattaient sa vanité, mais elle ne leur découvrait rien d’intéressant ; ils manquaient d’esprit poétique, ils étaient terre à terre, leur conversation lui faisait hausser les épaules. Plus jeune qu’eux, elle se sentait tellement plus vieille, qu’elle ne pouvait les prendre au sérieux.

Aussi, pour donner à ses rêves un objet plus digne, avait-elle élu un vieux garçon élégant et riche, qu’elle voyait passer parfois à cheval. Les cheveux poivre et sel, grand, mince, la bouche un peu triste, il possédait extérieurement toutes les qualités essentielles à un héros de roman. Il ressemblait à ces tuteurs qui, dans les histoires romanesques qu’elle lisait encore, épousaient invariablement une enfant de dix-huit ans, intelligente et pauvre. Malheureusement elle le rencontrait aussi en compagnie de jeunes filles inconnues qu’elle croyait très vieilles car elles comptaient un peu plus de vingt ans.

Se méfiant, pour s’être si vite guérie de son sentiment pour Poupon Rose, elle n’osait parler de cette nouvelle passion à Monique, et encore moins à Nicole. À Claire plus rêveuse, elle se livrait davantage. Sa confidence faite, elles s’en amusèrent beaucoup et conclurent :

— La vie n’est sans doute qu’une série de toquades.

— Nos cœurs seront de vastes mausolées !

Mais Lucette, dont les sentiments modifiaient toujours les actes, étudiait plus vigoureusement son piano. Pouvait-on savoir ? En juin prochain, elle serait lauréate. Elle concourrait peut-être ensuite pour le prix d’Europe. Son nom attirerait l’attention du public. Elle jouerait à des concerts, ou à Sainte-Agathe, à quelque fête de charité. Avec son jeu savant, mais aussi avec sa jolie robe, sa grâce, son visage devenu charmant, elle conquerrait le beau chevalier à la bouche triste qui tomberait enfin à ses pieds. Elle ne brodait pas ces chimères sans se moquer un peu d’elle-même, mais à certains jours, comment ne pas y croire ?


Cet hiver-là, il n’y eut tout de même que ces songes, les études, et d’innocents amusements pour leur aider à passer le temps, qui fuyait cependant extrêmement vite. En plein hiver, elles entreprirent toutes les quatre de nombreuses parties de raquettes. Elles se donnaient rendez-vous chez Claire, avenue Laval. Monique arborait fièrement le costume d’une de ses sœurs. Dans son beau chandail blanc à col roulé, avec son visage rose et ses yeux bleus, et ses sourcils noirs qui dansaient de gaieté, elle devenait belle. Les autres portaient encore les tuques, les mitaines, les ceintures rouges de leur enfance si proche.

Avant le départ, elles subissaient poliment les recommandations des parents de Claire. La fragilité de Claire inquiétait jusqu’à la manie son père et sa mère. Les yeux brillants de hâte dissimulée, l’air sage, elles écoutaient les conseils, les approuvaient. Dehors, elles jetaient leurs masques. Au soleil qui dorait la neige, leur enthousiasme fusait. Les raquettes sur le dos, avant d’atteindre la montagne, elles couraient le long de la rue Duluth jusqu’au parc Jeanne Mance. Comment Mère Sainte-Marie de la Crèche aurait-elle qualifié cette tenue sans dignité en pleine ville ? Mais dans la montagne, prudentes, elles n’osaient se risquer dans des chemins inconnus, elles suivaient la route en lacets. Souvent, elles s’arrêtaient et admiraient les arbres, les bouleaux si gracieux en hiver avec leurs capricieuses ramures et leurs beaux troncs blancs. De plus haut ensuite, elles regardaient la ville étendue, toute quadrillée par ses innombrables rues, et reconnaissant la flèche des clochers sous le fin voile d’une brume argentée, elles s’orientaient.

Quand un beau spectacle s’offrait, toutes les quatre sentaient leur cœur battre plus rapidement et une véritable joie les inonder. Elles ne comprenaient pas encore que ce bonheur facile, gratuit, enrichirait toute leur vie.

Si elles rencontraient un bel équipage, si des amazones passaient auprès d’elles, leur regard les accompagnait avec des sentiments divers. Monique ne cachait pas son envie. Lucette disait :

— Bah ! ces gens ont tout de même leurs tracas.

Claire ajoutait :

— Ils ne sont peut-être pas intelligents et le paysage qui nous paraît si ravissant ils ne l’admirent pas, je parie…

Et Nicole concluait :

— En définitive, nous sommes sans doute mieux partagées.

Mais Monique n’était pas si facilement convaincue :

— Ta, ta, ta, je l’admirerais quand même, moi, le paysage et au lieu de marcher sur des raquettes qui appartiennent à mes sœurs, je monterais mon cheval, je posséderais ma voiture…

Elle énumérait tout ce que, riche, elle accomplirait : et elle en revenait toujours aux chevauchées merveilleuses sous de grands arbres, dans de beaux sentiers où le sabot du cheval scande le rythme d’une ballade, ou encore, dans des routes pleines d’ombre et de poésie, où l’amour un matin peut surgir.

Chacune, à part soi, s’imaginait alors courant les bois à son gré, avec ses rêves ; et inconsciemment elles revivaient des pages de romans. Il leur semblait que dans de pareils décors on pouvait enfin saisir cette félicité parfaite qui devait bien exister quelque part.

Parfois, au lieu de suivre la route, elles se risquaient à monter d’un lacet à l’autre, entre les arbres. Leurs raquettes se détachaient, elles enfonçaient jusqu’à mi-jambes, se retenaient à des arbustes trop graciles, tombaient pour remonter avec un nouvel entrain. Et elles retrouvaient alors dans l’odeur fraîche de la neige le souvenir des jeux de leur enfance.

Mais le soleil d’hiver sombrait tôt derrière la montagne. Les ombres bleues s’allongeaient saisissantes.

Elles descendaient vers l’avenue des Pins, par laquelle elles reviendraient. Passant devant le chateau de Ravenscrag, elles jetaient de nouveaux regards d’envie. Ah ! habiter une demeure aussi splendide au pied d’un mont, être séparé du monde par un beau parc et des pins bruissants, quel rêve ! Il semblait à Claire et à Monique qu’à une hauteur pareille elles seraient parfaitement heureuses, parfaitement belles, et extraordinairement intelligentes ; petites millionnaires penchées aux fenêtres d’une tourelle…

— Si vous aviez été ces petites millionnaires, mes chéries, vous ne seriez plus de ce monde, puisque sur les trois enfants à Ravenscrag, deux ont péri dans le naufrage du Titanic…

Elles n’y pensaient déjà plus. Pourtant, quand ces petites filles étaient mortes, leur portrait publié dans les journaux les avait singulièrement émues. L’une s’appelait Ghislaine, nom romanesque et magnifique. Comment songer sans pitié à leur effroyable sort ? Un moment, elles regardèrent en silence le grand château gris. Oui, là aussi, la douleur avait frappé. La douleur n’épargnait personne ? Mourir dans l’enfance, quel irréparable malheur ! On tendait encore les bras vers de si émouvantes félicités.


Cet hiver-là, Claire porta sa première robe longue. C’était une robe d’éolienne bleu nuit, égayée de minuscules boutons de verre jaune. Elle releva ses cheveux blonds, légers et flous, autour de son visage au teint très blanc.

Quand Lucette aperçut Claire, elle fut surprise de la trouver si jolie, malgré le nez retroussé, la bouche un peu grande. La peau fraîche, sans plis, les joues roses, les yeux bleus si purs qu’ils étaient comme neufs, le corps gracile et l’élégante toilette de jeune fille masquant les attitudes encore enfantines, tout accusait un charme nouveau, indiquait l’unique changement : Claire s’était dépouillée de sa chrysalide.

— Que tu es heureuse, Claire…

Mais en avril, Lucette à son tour eut dix-huit ans. Il lui sembla que jamais ne s’évanouirait le souvenir de ces jours glorieux. Elle étrenna pour Pâques un ravissant tailleur marine, un chapeau seyant, des gants de peau qui moulaient parfaitement ses jolies mains. Ses mains, elle les découvrait parce qu’elle avait dix-huit ans ! Elle se mit à les soigner, à polir ses ongles et à les admirer quand elle n’avait rien à faire.

Et son tailleur marine se transformait en costume de contes de fées. Quand elle l’endossait, elle savourait son âge tout neuf, l’étape qui commençait ; elle se sentait inondée de doux et vagues espoirs. Dans la glace, elle avait également redécouvert ses traits. Autrefois, elle les avait examinés d’un œil mécontent, critique ; mais à présent, sans que sa figure eût changé, elle leur découvrait une expression touchante, qui la retenait. Elle passait son index poli le long de son nez droit. Elle lissait ses fins sourcils, appréciait la couleur claire de ses yeux et, quand elle souriait, elle prenait plaisir à compter ses dents régulières, blanches. En se coiffant le soir pour la nuit, ses tresses lourdes tombaient sur ses épaules. Elle les défaisait, jouait rêveusement avec la soie de ses cheveux, caressait machinalement ses bras blancs, les trouvait doux, n’analysait pas son sentiment, rougissait un peu de se voir devenir femme et en même temps éprouvait un tel contentement. Des choses prodigieuses surviendraient, qu’elle attendait sans impatience maintenant, confiante et l’âme enchantée.

Bientôt, elles se rencontrèrent plus rarement. Monique sortait avec des jeunes gens, et refusait le samedi de se joindre à Lucette ou à Nicole ; elle allait prendre le thé au Windsor, ou au Ritz tout neuf. La blonde Claire se tenait à l’écart d’une pareille réalité, et rêvassait, toujours la même. L’austère Nicole cachait de plus belle le fond de sa pensée. Sa piété croissait. Les autres croyaient bien qu’elle se ferait religieuse. Nicole riait si on le lui disait, de ce rire qui les mystifiait. Elle les laissait à leur doute. Elle était cependant décidée : pas de couvent pour elle ; de la religion, mais pas de couvent. Son indépendance ne s’accommoderait pas du régime d’une communauté. Elle aimait trop vivre dehors. Elle raffolait de la chasse, de la pêche, du grand air, des courses dans les bois, des choses rudes qu’on défendait encore aux jeunes filles dans son milieu. Elle détestait s’habiller ; à quoi bon ces frais, elle ne tenait aucunement à plaire. À part ses trois amies, elle n’aimait à rencontrer personne. Si parfois, l’une d’elles l’accompagnant, s’arrêtait un instant dans la rue pour parler à quelqu’un, Nicole ne se laissait pas présenter et, sans attendre, continuait sa route seule, tant elle redoutait un visage nouveau.

En mai, dans ce fameux petit tailleur qui produisait sur elle l’effet radieux d’une robe de conte de fée, Lucette descendait souvent du haut de la rue Saint-Denis, chez Claire, avenue Laval. L’esprit en ébullition, elle poursuivait en elle-même des colloques qui prolongeaient ses rêves. Elle n’avait, à son vif regret, personne de réel à aimer, mais avec les figures masculines qui passaient brièvement, le beau cavalier de Sainte Agathe, par exemple — elle se forgeait un roman. Des incidents minuscules nourrissaient de grandes chimères. Lucette rougissait des bonds qui emportaient son esprit. Vraiment, quel enfantillage, quelle légèreté, de s’amuser ainsi.

Elle entrait chez Claire et tout de suite, se sentait prête à rire, à parler sans trêve, à dire des sottises. Elle s’enfonçait dans ce fauteuil de peluche verte qu’elle avait adopté, le meilleur de la pièce, du reste, capitonné, bas comme une bergère. Claire avait toujours des livres à lui prêter, et Lucette lui en rapportait qu’elles discutaient avec feu. Elles différaient invariablement d’opinions. C’était aux jours splendides de Bourget. Sans le comprendre entièrement, elles avaient lu « Le Disciple ». Claire y avait découvert de nouvelles raisons de gémir sur la vie. Lucette déclarait que la trame était tissée trop savamment. Elle tentait d’expliquer à Claire que la plupart des malheurs dépendent de nos antécédents. Elles avaient de bons parents, elles avaient été bien élevées, leur conscience ne leur reprochait pas grand chose, rien de terrible ne devrait leur échoir. Claire, au contraire, accusait Dieu de cruauté, ne comprenait pas pourquoi tant de souffrances sévissaient partout. Elle succombait à des velléités de révolte. Lucette, qui comme Nicole, tenait de sa mère une religion comportant la patience, l’endoctrinait : le monde était malheureux parce qu’il agissait avec inconséquence, avec égoïsme ; les parents multipliaient les fautes, les enfants forcément les expiaient. En se conduisant avec sagesse, en ne redoutant pas les sacrifices, les pénitences, en priant pour réparer le mal commis par les autres, on améliorerait la vie. Elle empruntait cette philosophie au cours de science sociale qu’elle suivait. — Puisqu’elles n’étaient pas matérialistes, qu’elles se piquaient de vivre avec leur intelligence, leur cœur, leur âme, puisque, enfin, elles avaient de l’idéal, — c’était alors le mot consacré, à la mode. — elles seraient heureuses.

Claire parfois objectait :

— Il y a des gens qui sont bons et qui subissent les pires catastrophes.

Ce qui n’embarrassait aucunement Lucette. Elle assurait :

— C’est apparemment ainsi, mais on ne sait jamais. Des choses surviennent qui sont considérées comme des malheurs, et qui se révèlent plus tard comme étant la source de grands bonheurs.

Claire souriait et déclarait :

— Eh bien, je voudrais les découvrir tout de suite, mes sources de grands bonheurs.

Et lasses toutes les deux d’être si sérieuses, elles plaisantaient.

Non loin du fauteuil vert, dans la glace d’une vitrine, Lucette voyait onduler ses cheveux bruns, luire la couleur claire de ses yeux noisette, sous la ligne mince et longue de ses sourcils. Une soudaine exaltation l’envahissait. Un jour, sûrement, quelqu’un la trouverait adorable, la contemplerait comme la petite chose la plus précieuse au monde. Cette heure arrivait. Cette heure préluderait à d’infinies félicités, car Lucette réglerait sa vie sur ses solides principes sociaux et religieux !

Elle devenait gaie. Claire disait alors :

— Je devrais être comme toi. C’est parce que je suis méchante, peut-être, et que je ne veux pas asses prier, que j’ai tant peur de n’être pas heureuse.


À la fin de l’après-midi, Lucette remontait à pied de la rue Roy au boulevard Saint-Joseph. Mais comment la longue marche l’aurait-elle fatiguée ? Elle ressassait les idées échangées. Elle songeait à Nicole, à Monique dont elles avaient parlé. Elle s’en allait absorbée, sans rien voir ; ou, sous une subite et violente impression de bonheur, elle aimait tout ce qui l’entourait, même le bruit, la poussière, les maisons laides. Les rares arbres ressemblaient à des bouquets avec leurs feuillages neufs. C’était le printemps et elle portait son costume magique.


Mais chez elle, la porte refermée sur la rue, sa joie tombait. À la maison, elle se sentait isolée. Autant avec ses amies, elle dépensait de verve, autant avec sa mère, ses sœurs, elle devenait muette. Elle en souffrait sans pouvoir se vaincre. Ce n’était jamais à sa famille qu’elle confiait ses enthousiasmes. Personne ne lisait chez elle les livres qu’elle aimait, personne ne goûtait la musique qui lui plaisait. Quand on posait sur le phonographe des disques de chansons populaires, elle s’enfonçait les ongles dans la chair pour ne pas s’impatienter et laisser échapper des paroles qu’elle aurait ensuite regrettées. Elle ne voulait causer aucune peine à sa mère et à ses sœurs, parce que leurs goûts différaient des siens. Mais elle trouvait douloureux de se sentir ainsi comme une étrangère parmi ses proches. Elle se rappelait amèrement que, petite, déjà, aux mauvais moments, dans ses rêveries précoces, elle s’imaginait être une enfant adoptée. Rien n’avait changé depuis ce temps ; mais elle savait bien maintenant qu’elle ressemblait à son père, et qu’elle avait exactement les yeux de sa mère.

Elle tenait beaucoup plus de son père cependant. Elle aurait pu être heureuse avec lui. Constamment pris par les affaires, il ne s’occupait de ses enfants qu’en passant. Souvent autrefois, elle avait envié les petites filles qui sortaient avec leur père ; jamais, dans toute sa vie, pareil bonheur ne lui avait été accordé. Le sien paraissait bien fier de ses succès en musique ; il exhibait volontiers son talent, si quelqu’un venait à la maison : il lui demandait parfois négligemment ce qu’elle lisait, mais pourquoi, hélas, n’essayait-il pas de la faire parler avec abandon ? Tous les deux en auraient été tellement plus heureux, pensait Lucette, qui regrettait cette amitié dont sa timidité la privait.

Avec les siens elle n’osait jamais se montrer naturelle.

Mais elle s’évadait de l’atmosphère pour elle déprimante de la maison, car sociable, constante, elle savait conserver ses amitiés. Elle plaisait : les témoignages d’affection qui lui faisaient défaut chez elle, lui étaient prodigués par sa marraine, ses cousines et Monique et Claire et Nicole.

À part l’étude de son piano, rien d’important, rien de sérieux ne l’occupait. Quand elle en avait assez des gammes et des sonates, elle sortait. Plusieurs soirs par semaine, elle soupait chez ; sa marraine, et assistait avec elle à un concert ou à une conférence. Celle-ci, demeurée célibataire, jouissait d’un peu de fortune et menait avec esprit une vie ordonnée. Quelques années auparavant, Aline de Villemure avait découvert que la petite fille qui, jusque là, ne venait lui faire que des visites de cérémonie, pétillait d’originalité et de talent. Elle l’avait alors attirée chez elle, et plus tard, poussée vers l’étude du piano. Elle prétendait avec raison qu’une jeune fille qu’un travail intéresse, passionne, est à l’abri du danger et des sottises.

Avec sa marraine, Lucette était expansive, riait autant qu’avec une amie de son âge. Mais un regret la tourmentait toujours. C’était à sa mère qu’elle aurait dû confier ses joies, ses idées, ses sentiments ; à sa mère si bonne qui ne vivait que pour ses enfants, dévouée jusqu’à la sainteté, réservant toujours pour eux les meilleures choses, prenant sur ses épaules les sacrifices et les lourdes tâches. Hélas, Lucette constatait déjà qu’en ce monde, nos cœurs impuissants ne savent comment réaliser leurs désirs. Mais alors, fidèle à ses principes, elle priait plus pieusement, plus souvent, plus ardemment.

Étrange Lucette, en vérité. Mi-rieuse, migrave, à la fois impulsive et réfléchie, légère et posée. Silencieuse à la maison, mais dès que ses amies l’entouraient, bavarde, optimiste, découvrant le bon côté des choses, le revers doré des nuages.

Claire assurait qu’elle avait besoin de Lucette comme des rayons du soleil.

— Quand tu viens, tu me rassérènes. Tu seras heureuse, je crois, ajoutait-elle, je crois que tu seras toujours heureuse.

Monique, qui affectait un aplomb continuel, demandait tout de même à son tour :

— Je t’en prie, viens me voir plus souvent. Ensemble, nous sommes tellement intelligentes !

C’était vrai. Lucette l’entraînait avec ses innombrables projets, ses espoirs, ses enthousiasmes sans cesse renouvelés. Lucette sombrait dans l’affaissement si elle n’attendait aucun événement joyeux, alors, pour conserver sa bonne humeur, elle regardait toujours dans l’avenir lointain ou proche, quelque point brillant. Ce point variait en grosseur, en importance. Parfois, il se réduisait à une lettre, un appel téléphonique, une rencontre probable ; ou si demain, elle devait étrenner une robe, ou encore, aller dans la montagne avec Claire, demain devenait précieux. Un récital en perspective, une soirée, un voyage, la maintenaient dans un état d’exaltation extrême. Elle passait des heures la nuit à en rêver sans dormir. Sa marraine, si elle avait le malheur de l’avouer, la grondait, et menaçait :

— Si tu ne te corriges pas, je ne t’aiderai plus pour ma part, à manquer de sommeil, je ne te ferai plus aucune surprise…

Lucette protestant, se jetait au cou de Mademoiselle de Villemure.

Elle se jetait à son cou, et chez elle, elle n’embrassait personne. C’était l’usage. On s’embrassait au jour de l’an et lorsqu’on partait pour voyage. Aussi, quand Lucette songeait au foyer futur, elle ne rêvait qu’effusions, tendresses, échange de baisers.